Mois: juin 2023

Les fresques et l’Inde

Après avoir vu le diptyque Ponniyin Selvan (dont la deuxième partie en salles vendredi dernier ou nous étions deux, un monsieur Indien qui semblait avoir pris sa journée de congé juste pour le voir et moi lol), il faut avouer que le cinéma Indien est en réalité dans un moment incroyable. Peut-etre au meme endroit ou était le cinéma US des années 40-50(, ou le cinéma soviétique des années 50-60, ou le cinéma Japonais de la meme période). Adaptation d’un fleuron de la littérature Tamoul qui devient une sorte de mega opéra. La ou l’heroic fantasy télougou de Rajamouli se concentre sur les batailles, Mani Ratnam est plus intéressé par le coeur tragique des machinations politico-amoureuses du truc. Mais surtout dans les deux parties de ce truc assez gigantesque, Ratnam nous rappelle par deux fois les origines de son geste de cinéma. Il cristallise une histoire Tamoul fantasmée. Il fait une fresque.

Sinon pour ceux qui ne saisissent pas l’ampleur de ce qui se joue en Inde. En France, 60 millions d’habitants, deux gros films à gros budgets font évènements cette année, Asterix et Les Trois Mousquetaires (aussi en diptyque). Il faut s’imaginer qu’une région en Inde par son langage, peut réunir, le double voire le triple d’habitants donc peut produire 2 ou 3 Asterix ou Les Trois Mousquetaires par an. Maintenant il faut imaginer que chaque région/langue à sa propre industrie de cette ampleur. On se retrouve avec plus d’une vingtaine d’énorme machin par an à l’échelle du pays dont certains sont des grands films. Et cette logique industrielle qui a désormais 40 ans voire plus dans certaines régions est aujourd’hui soutenu par Amazon, Netflix, Spotify, Disney et j’en passe. C’est énorme. Si comme dans les blockbuster US, la majorité des films sont assez insignifiants, il y en a toujours un ou deux qui retiennent l’attention au moins sur des critères esthétiques. En Inde, il y en aurait donc le triple. Bref. Ce n’est pas très grave si Hollywood meurt, l’alternative est deja là. Ce n’est pas mieux, mais c’est assez différent pour qu’ils n’aient meme pas à souffrir de la compétition. Après tout l’origine meme des cultures que revendique l’imaginaire US comme imaginaire supreme occidental est bien « indo-européenne » de toute façon, ils continuent leur propre version de la fresque.

Prithviraj de Chandra Prakash Dwivedi. C’est encore une prod Aditya Chopra et comme j’expliquais (ici : https://kinotaksim.wordpress.com/…/aditya-chopra-tom…/ ), il est dans un délire médiéval. Le truc c’est que dans Prithviraj pas besoin de se cacher puisque ça se déroule pendant l’époque « médiévale ». Il y a toujours ce truc bizarre, de nationalisme hindi dans les prods de Aditya Chopra. Ou c’est souvent l’Hindustan contre le reste de la région (dont personne, ne dit réellement le nom sauf dans Pathaan, cad les musulmans). Et c’est vraiment une particularité du prod voire du cinéma Hindi car dans Ponniyi Selvan dont je parlais, l’horizon est maritime, c’est surtout vers Lanka qu’on se dirige (le Sri Lanka donc) puisque le pays Tamoul (l’état de Tamil Nadu) se situe dans le sud. Prithviraj comme dans les prod de l’univers d’espionnage de Chopra rejoue encore une fois une logique Hindou du « eux vs nous ». Et comme dans la saga Tiger, l’ennemi se situe en Afghanistan (meme si il nuance dans Pathaan, c’est vraiment ambigue ce bordel). Surtout que pour renforcer son délire de rivalités des « stan », les films de Chopra sont hyper féministes, tellement qu’on en devine l’opportunisme. Car c’est une vision de façade qui permet de dresser la ligne entre les Hindous et les Musulmans/Arabes. Ironie du sort, Prithviraj est tellement visionnaire, qu’il finit aveugle. Et sa femme, indépendante, se sacrifie pour lui dans le feu…Mais bon « eux vs nous » lol.

A noter que les autres régions se fichent des problèmes nationaux ou culturels dans leur « blockbuster »(enfin à part peut-etre les Télougou…), c’est surtout un discours de classe. Sauf pour les prods Hindi.

Okinawar

En découvrant Motoshinkakarannu du NDU, j’ai beaucoup pensé que Extreme Private Eros : Love song de Kazuo Hara n’était qu’une version romantique de cette oeuvre. Mais surtout que Okinawa cristallisait depuis 70 ans, l’ensemble des luttes du monde contemporain.

Un moment, la caméra filme une carte de l’archipel entre deux pubs Pepsi. Puis une pancarte qui dit que la ville de Koza est « multiculturelle ». Plus tard un paysan se bat contre l’exploitation et le vol de ses terres contre un grand groupe japonais, pas seulement parce qu’il ne veut pas perdre son mode de vie, mais aussi parce que le projet va polluer dans la région. Le coeur du documentaire est la parole des prostitués qui sont si nombreuses à cause des bases américaines, mais aussi les grèves contre les groupes japonais qui en profitent pour exploiter l’ile qui leur sera bientot rendu. Bien sur le royaume du Ryuku que l’on appelle Okinawa aujourd’hui n’était pas japonais avant la reconfiguration du monde par les puissances occidentales impériales au XIXème siècle. Il y a donc une sorte de lutte transversale et une convergence des luttes qui se superposent à l’Histoire de l’archipel mais aussi à des conjectures culturelles diverses, par exemple les Black Panther sont présents dans l’archipel pour lutter contre l’impérialisme US, et aider les locaux. C’est toute une sorte de créolisation qui va définir Okinawa jusqu’à aujourd’hui. Et ça m’a évoqué deux figures originaires de l’archipel qui dominent aujourd’hui le paysage industrio-culturel nippon.

La plus récente est la rappeuse Awich. Qui incarne cette mémoire rebelle dans ses chansons, ses clips et ses apparitions. Mais également le métissage. Car elle a une fille métisse, dont le père d’origine jamaïcaine (je crois) est mort. Bref en quelques années, Awich et sa fille Yomi Jah (https://www.youtube.com/watch?v=V0UxjBq-Tzs) sont devenus les incarnations du rap féminin au Japon mais surtout de Okinawa. Soudain, la rappeuse s’est mise à célébrer l’ensemble des marginaux du Japon, comme si Okinawa se devait d’etre à l’avant-garde de toutes les luttes. Et comme dans les deux documentaires que j’ai cité, elle a donné une sorte de tribune aux travailleuses du sexe, les héritières de la prostitution impérialiste, les actrices pornographiques. Au Japon, l’industrie pornographie inonde le reste de l’Asie, et les femmes qui en sont au coeur sont traités comme des « idols », il n’est donc pas bizarre que le visage d’une actrice porno soit par exemple sur une affiche immense en plein Shinjuku ou Shibuya pour vendre de l’alcool. Ou que leur visage soit modélisé dans des jeux vidéo ou autres. Le problème c’est qu’elles sont quand meme à la marge, et Awich forte de son succès vient les remettre au centre de cette culture qui exploite leur corps et leur image sans leur donner de voix. Dans le meme temps, elle va faire une chanson « féministe » pour revendiquer sa propre sexualité. Et tout ça dans clip (https://www.youtube.com/watch?v=WWrIDzz9jEU) Plus récemment, la rappeuse va collaborer avec des artistes underground de l’archipel et mettre des tas de sons différents sur le devant de la scène. Elle meme cultive une esthétique métisse dans sa musique (notamment avec le producteur Chaki Zulu), entre rap, musique caribéenne et musique de Okinawa (https://www.youtube.com/watch?v=kVFPu7MRyMg). Ainsi elle continue l’étrange convergence entre les afro-descendants et Okinawa qui partageraient une lutte mais aussi une culture. Elle incarne une certaine idée du futur du Japon qui justement est aujourd’hui le passé de Okinawa qui a connu les influences portugaises, chinoises, et japonaises tout en conservant des spécificités aborigènes. Elle infiltre les canaux dominants nippons par le fait qu’elle est insaisissable, et que sa force va à l’encontre de l’idéal de pureté shinto. Okinawa rebelle.

L’autre grande figure avec laquelle j’ai grandi, c’est Gackt. Il y a une sorte de récit chez les fans de Malice Mizer qui dirait que Gackt a vampirisé le groupe qui était génial sans lui pour en faire son groupe. Je ne verse pas trop dans cette version, les deux configurations de Malice Mizer sont très bonnes. Cependant on ne peut pas nier le fait que Gackt a vampirisé le groupe. Car depuis il a vampirisé l’ensemble de la culture nippone en 25 ans. Je n’abuse meme pas, car lui meme revendique cette image vampirique dans Moon Child en 2003 de Takahisa Zeze (film que j’aime bien car je suis un petit fanboy de l’esthétique Visual Kei de toute façon). Il est apparu partout, à la télé, au cinéma, dans les jeux video (certains personnages de Testuya Nomura sont ouvertement inspirés du visage de Gackt blablabla). Et avec Miyavi, dans les années 2000, ils ont représenté l’idéal masculin pour bon nombres de jeunes femmes à travers le monde. Le truc c’est que dans le paysage médiatique, Gackt joue de cet aura d’etre singulier, éthéré, immortel et solitaire. Et il le justifie par le simple fait qu’il vient d’Okinawa. Il a crée une sorte de mystique autour de son image médiatique sur le fait que pour les Japonais du « mainland », il vient de Okinawa, donc d’une culture presque ésotérique. Il a meme interprété cette fiction de sa persona dans Karanuka en 2018. Le truc avec Gackt c’est que justement, il est comme une sorte de vampire constamment dans la séduction. Sauf que contrairement à Awich, il n’a pas infiltré quoique que ce soit, il a été « choisi » pour incarner un idéal. Et avec le temps, on constatait tous qu’une part de cynisme se cachait dans son personnage grandiloquent. Il n’était pas un vampire parce qu’il voulait, mais parce qu’on le vampirisait également. Et c’est aussi ce paradoxe de l’archipel, d’exploiter les gens qui exploitent. C’est la facette touristique de l’archipel qui est aujourd’hui la destination privilégiée des japonais pour des vacances idéales. Gackt est aussi dans cette logique offensive, il semble ne jamais vieillir, et revetir des qualités éternelles, presque magique. Pourtant il est le premier à sortir un truc médiocre car il sait que son emprise dans l’imaginaire nippon peut le démarquer du reste, et c’est ce qui l’a sauvé de n’être qu’une belle gueule parmi, qu’une marchandise parmi d’autres. D’ailleurs si Gackt est né et à passer une partie de son enfance sur l’archipel, il n’y a pas grandi, ça aussi c’est une fiction, une authentique création. Okinawa star.

Sinon dans Motoshinkakarannu on entend dans un bar, une version féminine de Yume Wa Yoru Hiraku, et ça fait des années que j’avais pas entendu cette chanson. La dernière fois, en dehors de ma fièvre Enka, c’était dans le génial For Love Sake de Takashi Miike. Ou une jeune fille chantait cette chanson des bas-fond urbains à un jeune homme qu’elle avait emprisonné dans les toilettes du lycée. Bref, j’espère que Miike fera de nouveaux trucs car mine de rien il n’a que 62 ans. Et j’avais adoré sa dernière grande période entre 2012 et 2014. Il y a donc 10 ans.

Et concernant Okinawa, l’archipel en plus de synthétiser les luttes dans le réel, peut meme condenser l’histoire de la civilisation humaine dans la fiction. Dans Le Profond désirs des dieux de Imamura. Okinawa mythique.

Les paradoxes du cinéma populaire chinois

Dans la continuité du courant de ce de début d’année sur Liu Cixin et la SF chinoise à la télé ou au cinéma : https://kinotaksim.wordpress.com/…/le-probleme-a-3-corps/

J’ai donc enfin pu voir The Wandering Earth 2. Il faut d’abord faire un point industriel, surtout à l’aune de mes récentes explorations indiennes. Contrairement à l’Inde ou aux USA, la Chine n’a pas d’industrie de cinéma centralisée (paradoxale pour le pays du pouvoir central…), ce que je veux dire par là c’est qu’il n’y a pas ni de lieu réel ni d’organisme industrielle défini qui prendrait en compte la production industrielle d’images. L’Inde par exemple à des pôles qui correspondent souvent au capital des états, donc à des cultures et des langues bien précises, d’ailleurs le marché et les boites de productions sont ainsi organisés selon les régions mais surtout les langues. Si un cinéaste veut faire des films à gros budgets en langue hindi, il sait qu’il doit aller à Bombay. Si un cinéaste US veut faire la meme chose il sait qu’il doit aller à Hollywood ou au moins dans les environs de Los Angeles. Ce n’est pas le cas en Chine. Bien sur qu’il y a des lieux historiques, Shanghai, Beijing et Hong-Kong. Mais ce sont surtout des lieux ou résident les entreprises, non pas ou se fait le cinéma chinois. Par exemple, beaucoup d’entreprises ou de boites de productions d’effets spéciaux, d’animations ou de post-production sont à Shanghai. Il n’y a pourtant pas une dynamique centrale ou les jeunes chinois qui voudraient faire du cinéma vont se ruer vers la ville, c’est simplement que c’est là ou est l’argent. Pas forcément les infrastructures. Il y a une logique un peu anarchique dans la création cinématographique chinoise, car autre paradoxe, elle suit les lois du marché national. En gros un projet d’un cinéaste peut attirer beaucoup d’investisseurs et devenir un blockbuster pour des tas de raisons, que ce soit un sujet un peu à la mode, ou que l’un des acteurs soient le fils d’un riche industriel ou meme que le producteur soit un riche cinéphile qui veut juste produire un film. Ou deux ou trois fois par an, que ce soit une commande du parti. Ainsi se montent les gros films chinois sur des logiques de fond d’investissement presque aléatoire. C’est pour ça qu’ils ne sont pas centralisés, ils peuvent techniquement se tourner n’importe ou dans le pays, car il suffit d’avoir assez d’argents pour faire venir toute l’équipe et littéralement construire une mini-structure de studio le temps du tournage. Et la plus part des techniciens sont recrutés par des offres occasionnels sur les réseaux pro ou meme les réseaux sociaux sans véritable intermédiaire parfois. On a vu récemment que meme les studios d’animations japonais profitaient de ce système en proposant des offres à la dernière minute aux animateurs chinois pour boucler des séries en cours (MAPPA avec Chainsaw man par exemple a bien abusé du système chinois car certains épisodes étaient finis le jour meme de leur diffusion en Chine, pour répondre à des offres que le studio japonais envoyaient dans la matinée ou la veille). Bien sur récemment, avec la montée en puissance des plateformes comme iQIYI ou Bilibili, ou des boites de tech comme Tencent, il commence à y avoir une logique de pôles au moins pour les productions télévisuelles. Mais en attendant que ce soit établi et que ça devienne des logiques de studio, le chaos règne dans la création des gros films chinois. Et c’est ce chaos qui était à l’origine du premier film The Wandering Earth de Frant Gwo. C’était un projet de coeur, que le cinéaste a mené durant des années avec des arrêts de tournages ponctués par des recherches de budgets puis par des pauses pour attendre le retour des acteurs etc…D’ailleurs cette logique anarchique est un peu hérité des méthodes de productions hongkongaises qui prospéraient dans l’opacité financière et l’anarchie des productions. Ce n’est donc pas quelque chose que les cinéastes chinois « subissent » car ils n’ont jamais connu d’autres système de toute façon après l’époque de l’age d’or du cinéma de Shanghai dans les années 20-30. Et c’est aussi paradoxalement un moyen de créer « librement » car la censure étatique n’arrive qu’en dernière instance, une fois l’œuvre achevée. Car le permis de tourner pour les gros films ne s’acquiert pas forcément sur le scénario ou autre, l’état lui-même cultive cette opacité. Et pour paraphraser grossièrement Wang Xiaoshuai, il n’y a pas vraiment de tabou dans le cinéma chinois, il y a juste des marchés.

The Wandering Earth, premier du nom s’est donc fait dans une sorte de chaos, sur le nom de l’auteur Liu Cixin qui a permis de débloquer de l’argent et sur l’acharnement du cinéaste Frant Gwo à finir le film coute que coute. Ce deuxième volet, de ce qui semble etre un diptyque s’est fait dans une logique de fabrication opposée. Comme je l’ai expliqué dans le post précédent, Liu Cixin, ses oeuvres et la philosophie au coeur de ses oeuvres sont désormais des trésors nationaux. Autant pour le gouvernement que pour les grosses boites. Tout le monde s’accorde désormais à dire que l’imaginaire de l’auteur est celui dans lequel la Chine doit se retrouver, donc investir. Ainsi dès les premières minutes de l’oeuvre, on constate que The Wandering Earth 2 est d’une toute autre facture. Frant Gwo fait une sorte de préquel et en meme temps de remake par certains aspects de son premier film. Il faut avouer que c’est assez impressionnant. Les 30 première minutes par exemple, parviennent à mettre en scène en live, un prologue typique de SF japonaise à la Gundam ou Macross, qui montre une attaque. Mais là ou le film m’a passionné et même bluffé, c’est qu’il est parfaitement parvenu à transposer cinématographiquement les enjeux désormais récurrents de l’oeuvre de Liu Cixin. Par exemple, le grand truc c’est le temps. Du moins, que le temps est toujours compté, c’est le grand ennemi. Et Frant Gwo fait un truc qui au début semble un peu pataud puis s’avère en réalité très pertinent, c’est de nous indiquer à chaque fois le temps qu’il reste avant des évènements clés à l’écran. Entre deux dialogues techniques, on nous affiche un truc du genre « 3 jours avant la crise lunaire ». Et pour le spectateur lambda qui n’a pas l’habitude de ce type de SF autant que pour le fan, cette décision est très juste car elle informe autant qu’elle provoque une émotion d’urgence. Surtout qu’on nous indique des évènements qui se déroulent autant sur plusieurs années que parfois quelques minutes avant. Nous sommes donc constamment rappelés que le véritable vertige que subissent les personnages à tous les niveaux, c’est autant les drames qui ponctuent leur vie, que l’inéluctabilité de ces derniers. Ce n’est pas que ça va arriver, c’est que c’est deja arrivé. Et c’est le coté méta des oeuvres de Liu Cixin, qui se passent souvent sur plusieurs temporalités, avec plusieurs personnages. Mais surtout ça correspond bien au style factuel de l’auteur qui pour les lecteurs français se traduit bien sur par l’imparfait. Comme dans la Mort immortelle (dernier tome de la trilogie littéraire du problème à trois corps), l’héroine vit au présent ce que nous nous lisons au passé comme des faits rapportés. Car le véritable nom de la trilogie chinoise est à l’internationale « Remembrance of Earth’s Past ». Frant Gwo par ce petit gimmick arrive bien à infuser le vertige littéraire de Liu Cixin dans son cinéma. Mais également par des choix de mise en scène, entre l’oscillation entre plan-séquences assez virtuoses, et « training montage » qui fait passer plusieurs années. En gros, on a l’impression qu’un moment peut durer une éternité grace à la cristallisation de la durée réelle qu’opère le plan-séquence mais que des dizaines d’années peuvent passer en seulement quelques secondes à cause des jeux de montages. Et ça à pour effet d’également mettre en lumière l’autre grande philosophie au coeur de l’oeuvre de Liu Cixin, celle du choix. Le film est donc ponctué par des moments décisifs qui semblent figer dans le temps, et qui pourtant vont provoquer le succès ou l’échec de l’humanité durant des décennies qui passeront comme une mauvaise nuit. Je pense à cette scène ou Andy Lau (eh oui LE ANDY LAU) qui joue l’un des protagonistes principaux, un scientifique qui a crée une IA pour organiser la vie lunaire mais qui y a injecté une partie des souvenirs de sa fille morte fait justement le choix de rendre l’IA consciente pour ramener en quelque sorte sa fille à la vie. Les autorités veulent l’en empecher car justement elles veulent garder un controle sur l’IA. Et soudain quand il télécharge le programme, la caméra rentre dans l’écran d’ordinateur va rejoindre la jeune fille virtuelle dans l’image d’ordinateur et soudain le regard de la jeune fille se retourne vers la caméra (donc vers nous) car enfin, elle remarque qu’elle était regardée, puis la caméra sort de la lumière rouge de la caméra de surveillance qui se transforme en feu des réacteurs lunaires qui changent de couleur, l’IA est consciente. Et ce genre d’idées assez folles, il y en plusieurs durant toute l’oeuvre, c’est vraiment impressionnant.

Le fait de lier les personnages à travers le temps vient aussi nous vendre l’idée de Liu Cixin qu’a repris le gouvernement chinois (aussi bien dans la fiction que dans la réalité), d’une humanité commune. Car contrairement à la SF US, la particularité chinoise est que justement, il n’y a pas que la Chine dans le monde. Et c’est peut-etre là la différence entre les productions chinoises de blockbuster du moins dans la SF, et les américains/indiens/japonais/coréens. Dans The Wandering Earth on entend une dizaine de langues car chaque personnage parle sa propre langue et la zone ou se déroule une partie de l’action est au Gabon (oui dans la SF chinoise le lieu du futur spatial de l’humanité est en Afrique). On entend donc les scientifiques et les ingénieurs/militaires de chaque pays dans leur propre langue du portugais au français en passant par les langues africaines, le russe et l’anglais. C’est meme justifié par la technologie, car ils ont des oreillettes. Mais si nous pouvons les comprendre également en temps réel, c’est aussi grace à la technologie du cinéma. Ainsi est le deuxième truc méta de l’oeuvre, le cinéma tout comme les technologies futuristes du film doit oeuvrer à la coopération humaine. Et là ou on peut accorder un truc aux Chinois, c’est que les blockbuster US standardisent et neutralisent, The Wandering Earth médiatisent et partagent. Ainsi plusieurs fois dans le film, il y a des discours sur la nécéssité pour l’humanité de faire front en tant qu’espèce commune sans pour autant nier les cultures. C’est là ou les chinois désactivent par la fiction, quelques décennies de suprémacisme hollywoodien. Et c’est là ou converge les intéréts philosophiques de l’oeuvre, de Liu Cixin et du gouvernement. Dans un discours à la fin du film, la congrégation chinoise à l’ONU tente d’encourager la solidarité et justement récite les grands points du « Destin commun de l’humanité ». Les oeuvres chinoises ont cette force de rendre le singulier commun. Ils vont meme jusqu’à mettre en scène une sorte de patriotisme du genre humain, on devrait etre loyal non pas à un pays mais à l’humanité. De la préhistoire au futur blablabla, sans solidarité nous ne sommes perdus face au vide et blablabla l’humanité n’à qu’elle-meme, et surtout n’a qu’une planète. C’est d’ailleurs pour ça que cette année le film a remplacé le traditionnel blockbuster de commande du parti dans les salles chinoises pendant le nouvel an chinois. Ils ne célèbrent plus l’Histoire de la Chine, mais le futur de l’Humanité. Car au détour d’une réplique on comprend l’intéret d’un tel blockbuster comme message politique, « comment convaincre les gens que l’on doit régler maintenant une crise que l’on va devoir affronter dans un siècle ? » dit un membre américain de l’ONU à un autre. Oui, c’est bien la crise écologique qui se joue en filigrane dans The Wandering Earth 2. C’est bien ça que met en scène par des métaphores, des allégories et des structures dramatiques complexes, Frant Gwo. C’est pour ça que le temps vient s’imprimer sur l’image comme sur la rétine d’un personnage du problème à 3 corps, on ne peut pas échapper à la réalité. C’est d’ailleurs ce qui oppose les deux protagonistes, le héros militaire Wu Jing et le scientifique Andy Lau, l’un veut se sacrifier betement par dépit, l’autre refuse d’accepter la mort, et croit que le futur de l’humanité est dans « digital life ». Au final les deux personnages miroirs (d’ailleurs la mise en scène joue sur ça, il y a une scène d’interrogatoire géniale ou les deux se fixent sans se fixer à travers des camera et des vitres qui se superposent bref), doivent assumer leur responsabilité. Et donc se sacrifier à leur manière. C’est le revers du « Destin commun de l’humanité », c’est que l’on ne fait pas ce qu’on veut, mais ce que l’on doit faire pour le plus grand nombre. En ce sens, Frant Gwo et Liu Cixin continuent d’etre dans les traces d’une certaine SF asiatique, entre la SF soviétique et la SF japonaise, là réside la SF chinoise en 2023, encore une fois.

Un autre truc c’est que l’année dernière à la meme période sortait le mega blockbuster du parti The Battle at Lake Changjin I et II. Cette grande fresque sur l’implication chinoise dans la défaite US en Corée qui a mené à la création de la Corée du Nord est surtout un moyen de célébrer, encore une fois, une certaine idée de la ruralité chinoise. L’oeuvre était réalisér par 3 cinéastes, Dante Lam, Tsui Hark et Chen Kaige. Si on ne sait pas à qui attribuer quoi, il est notable que dans les trois, deux viennent de « l’age d’or » hong-kongais et donc viennent avec une certaine grammaire de cinéma. Je dis ça car dans le deuxième film (mon préféré) Watergate Bridge, on suit la résistance des soldats chinois qui doivent tenir une position quitte à se sacrifier. Bien sur, ils y arrivent blablabla. Le truc troublant c’est qu’à la fin ils sont tous morts. Tous, sauf le jeune homme de la campagne que l’on suit depuis le premier film (et que Wu Jing prends sous son aile. D’ailleurs pendant que j’y suis, Wu Jing est dans Wandering Earth et dans The Battle at Lake Changjin car Wu Jing est le corps du parti au cinéma. Si dans les années 80 on pouvait identifier Stallone comme corps de l’Amérique de Reagan au cinéma, la Chine de Xi Jinping à Wu Jing…Et si sur les réseaux chinois tout le monde le prend pour un con car dans les itws il dit tout le temps les memes choses ou des conneries, mais justement il a cette image du « super chinois moyen » aux yeux des plus vieux car il n’a pas une tete de mannequin et que c’est un artiste martial à la base donc pas un intellectuel lol). Ainsi ce jeune homme meurt comme les autres, et surtout meurt dans le froid quand soudain, les soldats américains decouvrent les cadavres dans la neige des soldats chinois et les détruisent au lance-flamme. Mais dans la séquence le corps de Wu Jing brule, alors que le corps du jeune homme à coté de lui glisse pendant que la neige fond. Soudain, il y a un plan sur l’eau qui s’écoule, puis sur le feu du cadavre à coté de lui, puis sur la terre qui est visible car la chaleur dissipe la neige et enfin sur le vent qui pousse la chaleur vers le jeune garçon. Et soudain, il ressuscite. Je ne sais pas si c’est subtil ou pas, mais j’avoue que depuis que je l’ai vu je me demande pourquoi le parti n’a pas censuré cette scène (il y a des films qui se font censurer pour moins que ça, seulement pour une image), car justement l’un des grands axes de la censure c’est de faire disparaitre la magie et la superstition des oeuvres qui se déroulent à l’époque moderne. Pourtant dans le film le plus cher de l’histoire du cinéma chinois, le plus gros blockbuster du pays, la survie du héros du film est un acte alchimique, un acte magique. Et surtout les 20 dernières minutes viennent appuyer ça, car le jeune homme revient en héros dans sa campagne, lance des pierres qui font des ricochets sur l’eau (comme au début du premier) sauf que son visage apparait dans l’eau en fondu enchainé et ensuite le fantome de Wu Jing. C’est vraiment troublant que ce film de guerre qui joue justement beaucoup sur des éléments factuels car pour le coup les chinois n’ont pas besoin de mentir ou d’exagérer pour revendiquer une victoire miraculeuse, et pourtant le film se conclut sur un acte digne d’un wuxia. Je soupçonne Tsui Hark d’avoir fait cette scène car justement, si je l’ai vu, tous les chinois adeptes de wuxia (et donc de récits ésotériques) l’ont vu aussi. Etrange paradoxe que ce pays qui veut avoir l’imaginaire scientifique et rationnel, se donne dans son oeuvre la plus massive comme explication à sa victoire militaire la plus incongrue que « le cosmos lui meme était de notre coté ». C’est peut-etre là le grand paradoxe de l’imaginaire chinois. Entre la science et la magie, le trouble réside dans le regard de celui qui accepte qu’il existe dans le réel, une certaine opacité.

Le XIXème siècle en double et miroir

« le XIXème et le XXème siècle sont un seul et même monde, si ce n’est que celui-ci a concrétisé ce que celui-là avait imaginé »

J’ai enfin terminé la série (mini-série ?) The Alienist. Au-delà des qualités ou des défauts de l’oeuvre, il est regrettable que ce soit une série. Je ne fais pas partie de la team « pro-cinéma » ou « anti-TV » (meme si en vieillissant peut-etre que je vais les rejoindre lol), mais ça fait chier de voir des trucs qui auraient pu faire deux grandes œuvres de cinéma devenir deux saisons (très bien) d’une série dont le potentiel esthétique est dilué par les impératifs sériels (j’ai l’impression que chaque épisode à 5-15min d’illustration de scénario pour faire plaisir au sacro-saint « writers » des USA, alors que la mise en scène a exprimé en 3 ou 4 plans, les 15 min de dialogues explicatifs…). Et donc etre une bonne œuvre perdue dans la masse des productions sérielles durant « la guerre des plateformes ».

Mais sinon, c’est quand meme assez passionnant tout ça. Car si je résume grossièrement, c’est juste Mindhunter mais un siècle avant. En gros l’Alienist (du titre de l’oeuvre) est le Mindhunter (de la série Fincherienne), ce sont les deux personnages qui incarnent les débuts de l’utilisation de la psychologie dans les enquetes. Les deux oeuvres retracent la genese du « profiling », et donc la naissance des tueurs en série. Sauf que paradoxalement, Mindhunter s’inspire de fait réels voire mets en scène des situations factuels par le biais d’une construction fictive, alors que The Alienist n’est qu’une pure construction fictive qui pourtant retranscrit des éléments réels de l’époque qu’il dépeint parfois de manière assez significative (les liens entre certaines familles de New-York et le monde médiatique). On suit une équipe de détectives qui est composée de Lazslo (Le psychiatre/alieniste), John Moore (journaliste au New-York Times), et Sara Howard (une détective privée qui est la première femme de la police new-yorkaise…Et qui est à la raison de mon visionnage de la série puisqu’elle est interprétée par Dakota Fanning !). Ce qui m’intéresse dans tout ça, ce ne sont pas les balbutiements de la psychiatrie, de la psychologie ou du profilage (je ne suis pas très sensible aux explications psychologisantes de quoique ce soit aussi bien dans la fiction que dans le réel probablement la faute à mon éducation dans l’epistémo ou la philo analytique lol) mais j’aime ce qu’invoque ce genre de figures de détectives car elles ramènent, dans les sociétés occidentales, dans des versions modernes rationnelles ou institutionnelles des trucs qui existaient depuis des millénaires.

L’Alieniste ou le Mindhunter ont le plus souvent des pouvoirs de voyances, de presciences ou des capacités médiumniques. C’est justement ça, du moins dans la fiction, que ramène les détectives-psychiatres, ce sont juste des sortes de médium qui correspondent à la vie urbaine capitaliste. Et ils ont tous les traits des figures « chamaniques » ou « médiumniques » traditionnels, en gros ce sont des marginaux. Que vous pensiez à Monk, à Columbo ou meme au Mindhunter voire à Sherlock Holmes, les pouvoirs de déductions que l’on attribue à ces personnages font d’eux des freaks qui vivent soit reclus/seuls, soit en société mais ont des comportements que l’on qualifie aujourd’hui abusivement « d’autistes ». En gros, on sous-entend que leur capacité de déductions, donc de voyance ont pour contre-coup de les condamner à ne pas être des membres « normaux » de la société, bref ce sont des chamanes (eh oui c’est paradoxal de ma part, de dire que je ne crois pas beaucoup en la psychologie puis de m’empresser de mettre des personnages dans un archétype lol, mais je m’en sors car je ne fais que réfléchir la fiction !). C’est juste que les sociétés industrielles doivent maintenir l’illusion que tout est rationnel donc on a remplacé les propriétés médiumniques de ces figures par un mot vide comme intelligence. Mot que personne ne peut réellement et précisément définir de toute façon. The Alienist met justement les pieds dans le plat car Lazslo en cherchant le tueur en série doit autant profiler ce qu’il chasse que lui-meme. Et la série explore brillamment la psyché comme un paysage réel. Le New-York de la fin du XIXeme siècle devient une sorte d’allégorie du spectre des désirs humains et son exploration rends la série passionnante. Et contrairement à Mindhunter, l’ébullition intellectuelle et urbaine de la fin du XIXème rends la chose beaucoup plus vaste. On passe des bas-fonds de New-York, de la prostitution, la violence des gangs, la violence de classe, la matière et la crasse des rues aux plaisirs des magnats industriels, des fêtes mondaines ou tout le monde parle français, aux drogues, à l’art jusqu’à l’hypnose. Tous les domaines qui altère l’esprit, matériels ou abstraits, sont explorés comme des portes qui pourraient mener ou non à la révélation du tueur. Et le fait que ce soit une fiction permet de condenser les innovations et les enjeux sociaux, philosophiques et politiques du monde occidental en un seul lieu, New-York comme esprit humain.

L’autre truc que The Alienist fait très bien c’est justement de ne pas tenter de mettre en scène la réflexion, mais de rendre plastique les émotions. Car les figures de détectives-chamanes poussent l’intuition à un niveau de méthode. Le cerveau/esprit est utilisé comme un calculateur qui permet le traitement d’informations à un niveau tel qu’il devient impossible de saisir les étapes intermédiaires de raisonnement surtout quand ces dernières nécessitent l’ensemble des sens (c’est la fameuse mystification de l’intelligence des détectives). Ce ne serait donc pas très juste des le figurer juste comme illustration d’un « pouvoir ». C’est aussi la tension au coeur d’une série comme Psycho-pass au Japon, ou justement les policiers humains sont en concurrences avec une machine avec une IA, car si l’enquête n’est que du traitement d’informations, quelle place occuperait l’homme face à une machine-détective ou dans une société-machine ? Je vous laisse regarder Psycho-pass. Mais alors qu’ils ont abordé aussi la question par l’angle de la rationalité (dans les deux premières saisons), la dernière saison a introduit un personnage qui, surprise surprise, a des capacités de médium. Il y a aussi la meme impasse tragique et très belle dans Goksung de Nah Hong-jin. Ou justement meme le chamane ne peut rien faire face à des choses qui dépassent l’entendement. Et au final, c’est souvent le fait que le mindhunter ne fait que se chasser lui même comme une altérité possible de sa propre subjectivé. Au final tous les « je » se réfléchissent, dans une sorte de bal ou les plus extrêmes cherchent enfin leur reflet. Les pérégrinations de Lazslo, Sara, et John font écho à l’enquete, et écho entre elles, révèlent la solitude au coeur des étranges ballets que mène la conscience. Le plaisir que l’on éprouve nous même à regarder est aussi ce lui de savoir jusqu’où on peut lover nos propres névroses (réelles ou fantasmées) dans l’interstice que nous offre le spectre entre le détective et le tueur. Plus l’œuvre avance, plus cet espace se rétrécit. Et au final, il ne reste que le miroir briser de celui qui s’est fait attraper dans la conscience de l’autre. Dans une bonne œuvre de détective, celui qui se fait attraper et exposer au grand jour, c’est souvent le spectateur. Et c’est le cas dans The Alienist. Il n’y a rien de plus aliénant au final que de se laisser pénétrer par une fiction car on peut y perdre son « je » au détriment d’un artiste ou d’un psychopathe, ce qui n’est pas très différent. Comme le détective qui pourrait deviner le prochain meurtre du tueur, un peu comme si c’était lui, ça a toujours été un peu lui.

« Nous pensions tous deux que, visuellement, le XIXeme siècle et le XXème siècle étaient pareils. Pour nous, le XXème siècle était terriblement ennuyeux, deja has been : jusqu’à ce que surgissent le téléphone mobile et autres, tout avait deja été prévu, y compris la fin du monde écologique. Tout. »

La première citation est de Claude Ecken qui rapporte des paroles de Dionnet. La deuxième citation est de Dionnet.

Les ondines de Trenque Lauquen

Bon avant de partir dans mes délires, je conseille l’excellent texte de l’ami Marin. https://www.critikat.com/actual…/critique/trenque-lauquen/

Maintenant que vous avez une vision rigoureuse de Trenque Lauquen. Voici le délire. Je crois que l’œuvre suit une logique d’onde ou d’écho, quelque chose de cet ordre. En tout cas il en épouse les propriétés surtout dans sa seconde partie. D’abord les deux parties commencent par des diffusions vocales, la voix du conjoint de Laura sur fond noir ouvre la première partie, et je crois que les voix de la radio inaugurent la deuxième. Puis il y a les fondus enchainés très « lent », comme si justement l’image s’évanouissait comme une onde, ou une vague. Et l’autre truc plus évident c’est la musique, je crois qu’on entend du thérémine. Justement, c’est une figuration sonore des mouvements ondulatoires dans la matière de l’air. C’est là que ça devient un peu plus complexe.

Cette logique de diffusion en « ondes » structure les éléments narratifs. Car le film devient une sorte de sonar ou l’on suit les ricochets de l’onde de choc provoqué par la disparition de Laura. D’ou cette construction qui peut sembler aléatoire, à chaque fois qu’un truc ricoche sur le spectre de Laura, il devient une image pour nous. On sonde les abysses des amours regrettés et des actes manqués par la figuration du son comme une image. Après tout le spot publicitaire de la radio de Laura dit bien « la radio qu’on regarde avec les oreilles » (ou un truc similaire en tout cas en truc qui met en équivalence l’ouie et la vue). Mais comme je l’ai dit précédement, les deux parties commencent sur des voix. Des voix qui deviennent des images, elles lient de manière transversal l’ensemble des images pour nous. Elle figure l’invisible, c’est l’utilité d’un sonar tenter de cartographier de manière abstraite une zone invisible (l’abstraction dans ce cas n’est pas l’océan mais l’amour comme un océan). C’est d’ailleurs comme ça qu’échange les personnages en se racontant des choses qui rebondissent sur leur réel à plusieurs niveaux et qui fabrique pour nous une image nouvelle tel un point qui apparait sur l’écran d’un sonar.

L’autre truc c’est qu’il semblerait que les ondes soient liées à l’eau. On nous dit que Trenque Lauquen est autour d’un lac circulaire. Le film lui meme joue cette circularité à tous les niveaux. Mais la cinéaste va meme orchestrer la disparition au rythme du mouvement de l’eau. Au rythme de la « mer des nouvelles ». Des vagues (artificielles) de la presse qui sont figurés par métaphore avec les journaux empilés. Mais si la voix émettrice est le moteur de l’oeuvre, et le symbole de l’amour, elle est aussi celle qui perd parfois les personnages dans l’errance comme le spectateur. Peut-etre que la voix aurait des pouvoirs ? il y a une créature qui apparait dans la deuxième partie et qu’on retrouve aux abords du lac. Créature que l’on ne voit jamais, mais qui fascine, la seule trace de son existence est sonore. Pourtant elle obsède Laura. Il existe une créature qui par sa voix charme jusqu’à la mort, jusqu’à emmener les pauvres ames dans les abysses. Une sirène, ou plus précisément, une ondine. Il se peut que ce soit une ondine, le secret des femmes entre elles, celle qui les attire à la mer pour créer une sororité mythique qui condamnerait les marins qui succombent à leur voix. D’ailleurs dans la légende originelle, une ondine ne peut pas s’attacher à un homme sous peine d’écourter sa vie comme mortelle. Elle est obligée de fuir la possession des hommes. Et le dernière truc qui me pousse à penser tout ça, c’est que effectivement l’une des grandes migrations à l’origine de la population argentine vient d’Italie. Mais on oublie que l’autre grande vague migratoire qui a infusé la culture d’Argentine est germanique. L’origine de la légende de Ondine est germanique, et par le plus grand des hasards, le film est aussi une co-prod allemande. Je rappelle aussi que dans Jauja de Lisandro Alonso, nous passons du passé au futur ou du futur au passé, de l’Argentine au Danemark. Dans le mot originel le « Und » de Undine veut dire vague de toute façon. Il semblerait que tout ça soit inextricable, et c’est le coeur meme de la disparition de Laura. L’Océan de l’amour reste insondable meme pour le cinématographe qui ne peut que donner une carte de lumière partielle de l’amour et de ses divagations infinies. Ca reste une très belle carte qui offre un voyage pour le moins lumineux au cœur des ténèbres de l’absence.