Mois: février 2024

La réalité est une femme fatale

Dans Universal Theory, y a quelques trucs assez fascinants. Il y a l’esthétique un peu tordu du film noir dans sa forme la plus étrange celle du film noir paranoïaque voire schizophrène. Il y a une plasticité esthétique inhérente à cette forme, on peut enqueter sur absolument tout voire la nature de la réalité elle-même. Pourtant Universal Theory prend la forme classique mais un peu décalé, un peu « off ». On pense à F.J Ossang, surtout lorsqu’il fait 9 Doigts. Mais surtout à Ossang lorsqu’il a écrit il y a quelques années dans une carte blanche (aux Cahiers ?) sur l’introduction de Mr Arkadin/Dossier Secret (oeuvre qui a quelques liens avec la Suisse) de Orson Welles. Ainsi on voit bien d’ou vient l’oeuvre, Ossang, Orson Welles et donc Kafka. Dans ses jeux de niveaux, de doubles déformés, de tunnels et d’aliénation. On dirait un film noir des années 50 (la musique l’appuie bien) mais dans les yeux d’un lecteur de Kafka ou de son lointain cousin…Philip K. Dick.

L’autre truc c’est que justement entre les 50 et maintenant s’est développée toute une culture parallèle dans les ruines des grandes formes du film noir, le thriller paranoïaque et sa jumelle, la SF schizophrène. Ossang avait bien compris ça, le punk avait bien compris ça dans une certaine mesure, mais surtout l’ensemble des gens qui consommaient des drogues et qui ont structuré l’internet. Bref. Tout ça pour dire l’œuvre poursuit les figures de « hatman » ou les hommes en noirs. On ne sait jamais qui ils servent mais ils représentent toujours une menace. Du film noir à X-files jusqu’aux forums obscurs des « psychonautes », tout le monde a peur des hatman/men in black. Et Universal Theory joue bien sur toutes les facettes contemporaines du noir, l’enquête absurde, la femme fatale tellement fatale qu’elle devient une idée, une image (comme dans la Jetée) et le folklore psychédélique. Tout ce bordel se déroule en Suisse. Et comme je l’ai dit au début de l’année dans un texte sur la SF. Si elle peut débuter dans le monde contemporain avec Frankenstein que Shelley écrit en Suisse, elle renait aussi avec Hofmann l’inventeur du LSD. La SF, le film noir, le fantastique sont toujours des histoires des différents hommes « décalés », des off man. L’Homme au Sable de Theodor Amadeus Hoffman, le LSD de Albert Hofmann et les Contes Hoffmann de Offenbach (qui fait vivre le fantome du premier). La simultanéité de l’expérience de la réalité dans ses trois off man est l’origine des vertiges de toute une culture et de toute une époque. C’est peut-etre ça la théorie universelle dont il s’agit. Le décalage d’un individu face à l’immanence étrange du réel est la grande tragédie de l’homo occidentalus, quand il se rend compte des limites de sa religion de rationalité. Il ne s’en remet jamais, comme de la fin d’un premier amour.

Sinon après avoir bien rigolé devant l’Empire. Je dois dire que la meilleure blague qui m’a fait rire avant, pendant, et après la séance, c’est de me dire que ça sort une semaine avant Dune. C’est bien fait la vie des fois, c’est pas si étrange que ça.

Long Day’s Journey Into Night Country

Comme on le pensait, Issa Lopez nous offert l’une des meilleures saisons de la meilleure série de la dernière décennie. Tales from The Loop. En répondant à Fukunaga et Pizzolatto sur à peu près tous les points, elle parvient même parfois à les dépasser. Ce n’est pas une saison miroir, c’est justement une saison polaire qui comble le vide de la polarité inverse à celle de la première saison. Une saison de femmes par une femme dans un genre féminin (gothique) voire féministe. Sauf que Issa lopez dont on reconnait la vision propre aux cultures sudaméricaines n’est pas dans le discours mais dans l’incarnation. Pour que l’on raisonne tout doit d’abord raisonner dans la matière de l’œuvre, la structure narrative, la mise en scène et même les actrices. Elle organise une sorte de grosse boucle qui contiendrait des boucles petites à plusieurs niveaux, certaines doivent cesser d’autres sont inatteignables. Il y a d’abord celle de Jodie Foster qui justement rejoue 30 ans plus tard son personnage de Clarice Starling dans une version brisée, celle qu’aurait pu avoir le personnage de Jonathan Demme si elle évoluait au fil des décennies dans cette police qui la ramène d’abord à son corps pour que puisse exister le corps policier. Il y a le froid polaire qui contraste le bayou de la première saison comme pour englober en une décennie les 4 saisons de la série, comme les 4 saisons des zones tempérées. Il y a ces histoires de luttes amérindiennes, d’exploitations minières, de métissages, de colonisation qui hante les USA comme les personnages et les condamnent à être prisonnier des visions d’un autre temps. Comme pièger dans une usine qui se superpose au monde, la boucle industrielle fait des êtres des entités marchandes qui ne peuvent sortir de la chaine invisible puisque les ouvriers voire les architectes de cette réalité mortifère sont absents du quotidien. Il y a enfin les boucles des relations intimes dans des nœuds quasi-mythologique, tuer le père, composer une famille, accepter la mort comme la vie et plus encore.

Si Issa Lopez peut se permettre de balayer l’ensemble de ces sujets en 6 épisodes, c’est parce qu’avant d’etre une scénariste géniale confirmée, c’est surtout la révélation de son génie de cinéaste. La série commence sur un plan séquence qui sera la boucle, la mécanique qui enclenchera les autres. La cinéaste consciente de son maniérisme le souligne en rappelant que la série s’inscrit plus dans une histoire du cinéma que de la télévision, mais dans une histoire corrompue qui s’est arrêtée aux années 80. Alors que les scientifiques d’une base en Alaska se font poursuivre par une entité qu’ils ne parviennent pas à décrire et que l’on ne voit pas, la télévision de la base se bloque et joue la meme scène de Ferris Bueller en boucle. Issa Lopez elle-même sait qu’elle doit se défaire de cette imaginaire limité. Ainsi sa mise en scène va invoquer Carpenter (nombreuses citations à The Thing comme si finalement c’était la seule chose à sauver des années 80 et à travers lui toute une vision iconoclaste du western), la J-horror (les femmes vengeresse d’outre-tombe sont partagées par les sud-américains comme par les Japonais), Del Toro et le moment gothique hispanophone des années 2000, et bien sur Fukunaga dont elle donne un versant féminin. Hauntologie ? Reverie ? Chamanisme ? tout à la fois, car tout est lié du micro au macro.

Le dernier épisode à ce titre est assez génial. On ouvre des trous pour retrouver la mémoire. Dans une sorte de construction symétrique, les trous de mémoire deviennent des espaces à explorer pour la retrouver. Ils donnent accès à des niveaux comme des dimensions, dans l’espace et le temps, mais aussi dans la conscience. Il se peut que les 6 parties de la saison qui se déroule pendant 15 jours de nuit, correspondent au cycle du sommeil. Plus on s’enfonce, plus les sons et les espaces deviennent poreux. Le sound design qui mélange les voix fantomatiques au vent devient insistant dans cette ultime épisode comme si les sens s’aiguisaient pour nous préparer au réveil qu’est la fin de l’enquête. Deux femmes perdues dans des souvenirs doivent faire le tour de ce qu’elles sont pour se réveiller. Elles ont passé toute une nuit sans savoir, et ce sont les lumières de la nuit qui les réveillent. Issa lopez travaille cette poétique de la nuit, on pourrait meme dire poïétique de la nuit tellement la série semble se rejouer pour déjouer ce que l’on pensait, mais ce qui encore une fois était là depuis le début visible par la lorgnette, le judas, de la grande histoire qui contient toutes les petites. Trou dans les portes de la perception.

L’autre chose passionnante, c’est l’angle fascinant par lequel elle détourne la boucle et les trous au cœur des autres itérations de True Detective. Deja car elle prend la logique de la série à l’envers, là ou commence par une interview (car la série est en réalité un récit rapporté dans la majorité des saisons) les autres, elle conclut par une interview, un rapport. L’autre chose c’est bien sur le rapport des détectives entre eux, si la série met toujours en scène des duo opposées, elle met en scène un duo complémentaire par une étrange démarche. Navajo et Liz sont en réalité mis en scène comme des personnages masculins. C’est là ou s’immiscent deux autres cinéma petit à petit dans la série, celui de Ridley Scott et celui de Cameron. Issa Lopez met en scène ces deux femmes policières comme des hommes policiers. Navajo par exemple reproduit tous les lieux communs du flic désabusé, elle va chez son amant seulement pour le sexe et le réconfort, elle est un père pour sa soeur, et elle se comporte comme une figure protectrice pour les autres femmes. Mais surtout elle est hantée par son passée militaire en Irak et par sa culture amérindienne qu’elle renie jusqu’à ce que son aliénation la pousse dans les gouffres de culpabilité. Liz est également un père de substitution pour son jeune collègue qui souffre d’un père abusif, la chef de la police de la petite ville. Les deux femmes incarnent deux formes de masculinités comme le seul moyen d’exister dans un monde d’hommes celui du corps policiers/militaires mais aussi dans le désert froid d’Alaska comme une négatif des déserts arides de la conquête de l’Ouest. Ce sont les fantômes de la masculinité comme hégémonie culturelle des rapports sociaux aux USA qui rongent ces deux femmes qui pour avoir le malheur de la performer au quotidien en payent le prix, celui de refouler ses faiblesses, ses émotions, ses désirs. Il ne reste que la domination et la frustration qui conditionnent l’ensemble de leur rapport au monde et à la société. Deux femmes qui dans une sorte de mouvement circulaire explorent le temps d’une nuit le spectre de la masculinité comme une impasse infranchissable. De l’autre coté de la nuit, des femmes entres elles, qui n’ont jamais accepté cette ordre du monde luttent à leur tour dans un combat qui a commencé il y a probablement 5eme siècle. Les polarités opposées sont en réalité portées par des corps similaires. Il y a une sorte d’homoérotisme masculin incarné par des femmes. La série va même jusqu’à suggérer la recomposition du duo de détective en une famille nouvelle ou les deux femmes qui ont brisé la boucle, transcendé le cycle se situent au-delà du genre.

Comme toutes les œuvres gothique féminines depuis un siècle voire plus Issa Lopez reconduit les éléments du genre. La subjectivité singulière propre à l’expérience féminine du monde. Au sens de la matière du corps des femmes. Contraintes par des cycles, et donc conscientes de ceux qui dépassent l’horizon coercitif capitaliste. La magnifique scène d’accouchement dans l’épisode 03 (ou 4), mais surtout la scène de l’aurore boréale. Car les lumières étranges d’un tel évènement rappellent surtout que dans ce jeu de motifs, de trous, de cercles, de boucles. Le 1er jour de l’année correspond à la révolution, à la fin du cycle de la terre autour du soleil, et les aurores boréales rappellent que cette dernière est ronde par ses pôles magnétiques. Il suffit de regarder en haut pour découvrir l’évidence du destin commun de l’humanité. Les lâches comme les scientifiques de la base regarde en bas, et tienne bien fort le couvercle qui les protège de la lumière du soleil qui éclaire les crimes nécessaires à la machine capitaliste, comme de son courroux dont ils sont à l’origine. Et l’esthétique incisive de Issa Lopez trouve son acmé quand la preuve ultime s’avère etre la traces glacées d’un doigt coupé, d’une femme mutilée. La preuve était là depuis le début dans le corps des rêveuses d’un autre monde pendant la nuit sans fin. L’enquête était en fait de retrouver l’humanité disparue dans un monde d’ombres et de fantômes.

Bref, au lieu de donner de l’argent à Ari Aster et ses problèmes de bites, il faut donner à Issa Lopez. Del Toro au lieu d’aider ton poter suédois (que j’aime bien), aide Issa Lopez ! Egalement, la série est la preuve finale de ce que je raconte depuis une décennie. Issa Lopez vient de la télénovela mexicaine. Dans les années 2000 c’était l’une des meilleures scénaristes et réalisatrices de la télé méxicaine. Comme je me tue à le dire depuis une décennie, la télénovela souffre dans les pays du nord d’une vision assez raciste. Car vous n’en regardez pas, pourtant vous pensez tous que c’est de la merde pour des raisons que j’ignore. Pour nous qui la regardons et qui regardons aussi ce que vous regardez, on sait très bien qu’on a rien à envier aux séries US ou Européennes. La preuve ultime existe désormais, il suffit de donner les moyens et le budget US à une cinéaste mexicaine qui vient du milieu pour qu’elle donne une leçon de cinéma à la télévision. Et donc c’était la seule série US de 2024 pour moi, je vais pas en regarder d’autres car un moment faut arrêter les conneries !

Et pendant qu’on regardait ça, Chelsea Wolfe a sorti un album ou elle donne le son de son émancipation comme celui des paysages northern gothic de Issa Lopez.

« This world was not designed for us

And I’ve been punished, I’ve been blessed

Surrounded by living ghosts, you see

I thought I had to swallow them before they swallowed me »

L’internationale confusionniste

Difficile de savoir qui fait quoi !

Argylle et Pauvres Créatures sont un peu la même œuvre par deux genres différents.

– Une femme retrouve petit à petit la mémoire à travers le désossement des fictions qui structurent sa vie.

Elle remet en cause les institutions invisibles et les idées qui ont conditionné son existence.

– Elle vit une épiphanie en France après avoir voyagé en Europe et aux alentours de la méditerrané.

– Elle est accompagnée d’un homme-enfant qui parfois devient une figure patriarcale abusive. Dans les deux cas son « créateur » reste dans son laboratoire et surveille qu’elle achève sa mission qui est la quête de son identité. Les créateurs sont joués par des acteurs de la même génération presque du même cinéma.

– Les deux cinéastes font référence à des genres, des esthétiques et des formes qui viennent des années 20, donc qui sont centenaires comme pour « reboot » une histoire du cinéma au féminin. Les deux cinéastes font d’ailleurs référence à Fritz Lang qui a posé les bases formelles des deux genres.

-Les deux se perdent dans les délires identitaires et flirtent avec l’impasse de la nouvelle religion du « développement personnel »

(je dois quand meme avouer que le Lanthimos « met une vitesse » comme diraient les jeunes à Matthew Vaughn)

Mais ça va un peu plus loin si on rajoute des œuvres de ces deux ou trois semaines. La sororité serait d’abord une anamnèse. Celle du refoulé de la mémoire qui déborde à en vomir. Après tout en Occident, les Moires sont bien les sœurs qui gardent et tissent le temps pour rappeler aux hommes leur condition. C’est le grand retour des éternelles des moires comme les figures d’un féminisme qui n’aurait ni début ni fin. Le grand cycle.

La machine de mémoire akashique ou l’éventuel pouvoir du cinématographe.

Dans Madame Web, le personnage éponyme voit le futur. L’oeuvre opère le meme mouvement que les deux autres citées. Sauf qu’au lieu de citer les années 20, on cite le cinéma d’il y a 20 ans. Bref le film est un mix entre les deux grosses productions qui dominaient Hollywood il y a 20 ans, les slasher « meta » et la vague de films de superhéros (souvent New-yorkais). Au détour d’une scène on cite Destination Finale 2, et meme on y utilise la musique de I Know What You Did Last Summer. Mais là n’est pas l’intérêt du machin (en réalité l’intérêt ce sont les actrices !), c’est surtout que Madame Web est une moire qui prend sous son aile des jeunes femmes marginales, en gros, elle constitue une sororité. Mais tout ça lui est révélée après qu’elle même ait la vison à travers une anamnèse qui serait plus une analogie de trip d’ayahuasca qu’un délire de superhéros. En gros elle a des visions de sa propre naissance et même d’avant, quand elle va plonger dans un bain mystique péruvien. Liquide amniotique qui permet aussi l’anamnèse dans La Bête de Bonello ou Léa Seydoux voyage dans sa filmo comme dans ses vies antérieures. Dans toutes ces œuvres, les femmes vomissent ou pleurent (parfois les deux) de retrouver la mémoire pour éviter leur propre mort broyer dans une machine masculine. Et dans trois d’entre elles, il y a un oiseau qui rentre dans l’appartement pour signifier le mauvais présage. Quelle étrange expérience que des cinéastes et des œuvres aussi différentes dressent le même tableau en si peu de temps. Et pour avoir un peu somnoler pendant Argylle et Madame Web (oui je sais je devrais regarder moins de conneries), j’avais l’étrange sensation de voir le même film qui ne s’arrêtait pas avec des femmes amnésiques dans des labyrinthes spatio-temporelles. Les poupées sont en réalité des poupées russes.

Aussi à l’aune de la résonance des 4 films, je ne peux esquiver la pensée d’une interview de Godrèche qui dit qu’elle a voulu prendre la parole après son visionnage d’un documentaire sur Jacquot. Sans savoir pourquoi elle a vomi, et les souvenirs qui sont remontés étaient désormais insupportables.

Si les images de cinéma n’ont pas prévu l’époque, elles l’accompagnent avec un bien étrange écho.

cinémancie, sans cinéma

Au début de l’épisode 05 de True Detective: Night Country. Une jeune femme amérindienne se fait incinérer après son suicide. Depuis le four crématoire, un plan qui fait écho à un plan récent de Glazer.

Dans le dernier épisode de Extrapolations, un grand patron d’un groupe de tech doit rendre des comptes au tribunal de La Haye pour écocide en 2070, après qu’une avocate d’origine Africaine ait porté plainte contre lui. Le premier épisode de la série se situe en grande partie à Tel Aviv ou un père et un fils s’affronte sur le choix de vie à opter face aux inégalités du réchauffement climatique…

Les échos, synchronicités, bref. Sinon Tahar Rahim est très bien dans l’épisode 06, seul épisode correct, qui est lié au 02, l’autre épisode correcte dans ce truc pas très bien. Apple dépense quand meme beaucoup d’argents dans la SF « alarmiste » ces 3-4 dernières années, je comprends l’envie d’exploiter les angoisses climatiques à travers une dizaine de séries en si peu de temps pour une telle boite. Je comprends moins le fait que ces séries bénéficient d’autant de budgets car elles ne sont pas cheap. Il y aurait des choses à tirer des productions imaginaires de l’une des plus grandes firmes de la planète, mais c’est deja pénible d’en regarder une…Bon courage à ceux qui voudront tenter de comprendre ce qui se dessine dans la mosaïque Apple +.

L’immortelle jeu avec le feu

Durant la Bête de Bonello, on pense directement à trois choses. Alain Resnais, Leos Carax et l’étrange récurrence du visage de Léa Seydoux, poupée-actrice donc à Satoshi Kon.

D’abord la SF à la Resnais ou disons plus largement dans une vision propre au nouveau roman même dans le ton des dialogues et des situations rappellent le cinéaste. Les jeux avec la matière même du cinéma, l’espace, le son, l’image, la lumière tout peut se contorsionner pour épouser les formes sinueuse de la rêverie. Car ce que l’on oublie de dire avec Resnais, c’est que sa SF n’est pas le double d’un réel fantasmé ou anticipé par une quelconque technologie, c’est souvent un cinéma qui se construit comme un double des rêves ou des souvenirs. Car si c’est deja assez sinueux de faire des doubles d’une situation bien réelle ou d’extrapoler sur des faits historiques ou scientifiques, le vertige des oeuvres de Resnais vient du fait qu’il extrapole par les moyens du cinéma des choses immatérielles, insondables, invérifiables…les rêves ou les souvenirs. Bonello tente cette meme aventure de donner de la matière à la conscience en mouvement, en remous. L’image elle-même est instable. Tout est doublé, mais jamais tout à fait un autre jamais tout à fait le même. C’est meme la vision gothique qui existe dans le cyberpunk (eh oui encore), il n’y a plus que des fantomes dans un monde d’images. Il n’y a que des images dans un monde de fantomes. La chair ne devient qu’un vaisseau des incarnations et des visions, il n’est pas étonnant qu’il y ait donc 3 personnages d’oracles. Les métempsychoses infinies des cyborgs se nourrissent des visions tragiques de leur propre mort qui ne vient jamais. Bien sur, c’est deja en germe chez Henry James. Comme les fantômes robots de Denis Villeneuve sont en germes chez Nabokov dans Feu Pale, livre qui est posé chez le personnage de K au début de Blade Runner 2049. Le meta n’a rien de postmoderne, c’est le point de départ de la modernité, chez Dante ou Cervantes, et comme dans toute bonne mythologie, c’est aussi sa fin, ce sont des oeuvres qui se situent les ruines de la modernité. Les fantômes sont partout, ils font écran, ils se superposent à notre regard. D’ailleurs Léa Seydoux est dans une simulation ? dans une ciné-mulation à la Carax. Elle rejoue tantôt ses rôles de chez Benoit Jacquot (ça tombe bien on va en reparler), tantôt ses rôles de jeunesse (dans le segment aux USA) qu’elle pouvait tenir dans les années 2000 chez Honoré ou Zlotowski. Elle semble piéger dans le labyrinthe du cinéma comme Delphine Seyrig dans l’année dernière à Marienbad. Il faut se rappeler que dans Je t’aime, je t’aime en dehors de l’argument de SF, Resnais se sert surtout de cette excuse pour refaire une romance de jeunesse comme ses camarades de la Nouvelle Vague, et la pousser dans ses retranchements les plus fondamentaux par le montage. Resnais prendrait un Moullet, un Rivette, ou un Truffaut, et ne garderait que les bribes d’une relation dont la mosaïque donnerait par la perspective du temps des souvenirs un paysage en ruine. Pourtant il y a autre chose qui semble traverser l’oeuvre, comme les poupées.

Le prologue laisse penser que Bonello va s’inscrire dans la voie de Holy Motors mais il dévoile en réalité qu’il est beaucoup plus intéressé par Annette. Il en suit d’abord les échos chromatiques, rouge et vert dans Annette, rouge et bleue chez Bonello. Puisque avec Seydoux, blue is the warmest color. Tellement chaud qu’il devient rouge de son propre sang dans l’eau. Plongée dans le liquide amniotique, la Seydoux du futur se rappelle qu’elle n’a jamais quitté le liquide de sa naissance qui la condamne à sa mort mais pourquoi ? Dans Annette lors d’un plan de voiture ou de moto, je ne me rappelle plus, une vision survient dans le ciel. On y voit se jouer les opéras et les tragédies qui mettent toujours en scène le meurtre d’une femme par un homme. Leos Carax dès le début de Annette rend la réalité poreuse pour nous faire ressentir que ce que l’on va voir, on l’a deja vu, on l’a deja vu car c’est la seule chose que l’on voit, c’est partout dans le cinéma, la littérature, l’opéra. Des hommes qui tuent des femmes. On pourrait croire bêtement que Leos Carax assimile tout ça a une vision romantique, à une tragédie quasi-cosmique. Mais non. La seconde partie de Annette nous fait bien comprendre qu’une fois la femme morte, il reste la poupée. Et avec une poupée…on peut faire de l’argent. Bonello redouble de scènes, et appuie avec son dispositif l’analogie, Léa Seydoux est une poupée. D’abord celle du cinéaste qui la manipule comme dans le prologue. Celle de la société qui la manipule comme dans le segment au début du 20eme (car c’est le siècles des images qui déborde). Celle de ses désirs qui sont utilisés contre elle dans le segment du futur car elle n’est pas assez rationnelle. Et celle du regard des hommes qui rêvent de la posséder, de la pénétrer vivante ou morte. En dehors de l’humanité elle n’existe que comme une poupée, et dans sa solitude, elle ne peut discuter qu’avec d’autres poupées. L’émancipation du cadre est impossible car il est démultiplier, tout la cadre, la recadre, la découpe, la morcelle. On pense bien sur à Millenium Actress et Perfect Blue avec lesquelles Bonello semble dialoguer 20 ans plus tard, plus qu’avec Lynch ou Aronofsky. Quand Bonello refait des séquences de Taxi Driver à L.A ou de De Palma. On pense bien sur à Blade Runner dans les séquences d’entretiens. On pense meme à Dreyer quand Seydoux pleure avec des gros plans que le cinéma actuel ne fait plus. En réalité on pense à beaucoup d’œuvres ou le regard masculin est explicitement une cible. Ce n’est donc pas un hasard si l’œuvre sonne aussi juste à l’aune des révélations de Godrèche sur Jacquot et Doillon. Bonello comme Carax et Satoshi Kon a compris ce que les autres voyaient, chez Seydoux, pour mieux le révéler dans la prison des images. C’est d’abord un corps pour eux avant d’etre une personne, un corps qui devient une image, comme les poupées faites de celluloïds, elles semblent réalistes, ce ne sont que des poupées. C’est ce à quoi une partie des images de plus d’un siècle d’images à condamner les femmes. Pourtant ce n’est pas aussi simple. Bonello met aussi en scène le désir de son actrice-personnage.

Elle aime, elle désire pourtant elle est confuse sur son propre état. Comme si le film lui meme luttait contre elle, en coupant ses tentatives de tendresse, de rapprochement. Chaque fois qu’elle tente d’assumer ses désirs, l’oeuvre se tord pour la remettre « à sa place ». L’étrangeté de la scène de sexe du divan après le tremblement de terre montre bien tout ça. La bizarrerie ne vient pas du montage, elle vient des dialogues, durant ce moment Seydoux passe son temps à faire des allusions sexuelles comme des invitations dans un dialogue qui semble anodin et qui semble ne plus l’etre une fois sur le divan. « I’m so glad you come inside » dit-elle dans sa grande maison vide des hauteurs de L.A, comme dans une production porno. D’ailleurs tout l’enjeu de la séquence est de savoir est-ce que quelqu’un va pénétrer la maison. La résistance est une chance, et une malédiction pour celle qui l’incarne, la somme des chiffres de l’appartement à L.A et de la chambre du futur pour les visions est 7. Le sacré est ironique dans les équations sommaires des différentes formes de tombeaux comme de société. Le revers des images jouent contre elle même lorsqu’elle veut s’émanciper, même lorsqu’elle est deja émancipée. Les vlogs que fait le personnage de Louis à Los Angeles sont en réalité des réinterprétations des vlogs de Eliott Rodger qui est l’un des étendards des « incels », ces individus qui ont construit un discours de haine des femmes. Mais qui en ont surtout fait toute une imagerie qui s’est répandu partout meme chez les gens qui les combattent. Que ce soit l’utilisation des termes « pilled » (sortie de Matrix), le fait de noter les individus, et tous les discours qui sont à l’origine de meme que vous utilisez parfois sans vous en rendre compte. Bonello met en scène le désordre pas si désordonné des images d’internet. D’ailleurs l’idée la plus bête et en même temps assez pertinente, c’est qu’un moment le personnage cherche des informations sur internet et peu importe le site ou elle cherche, les vidéos sur lesquelles elle tombe sont des extraits de Trash Humpers de Harmony Korine. Et il faut saluer que Bonello sait très bien que l’imagerie de Korine est aussi une forte matrice d’une partie d’internet pour le meilleur et pour le pire. Il n’y aurait rien que le cinéma n’aurait pas deja fait de toute façon, les images tournent en boucle peu importe l’écran. D’ailleurs il y a d’autres images qui sont évoquées, et que Bonello (qui pour le coup est l’un des cinéastes les plus au courant de ce qui se passe chez la jeunesse en terme de musique, d’esthétique et autre…) semble avoir pris de biais. Si Léa Seydoux est comme une poupée du futur, c’est qu’elle est deja dépossédée de son corps et de son image. L’œuvre commence sur un fond vert ou elle doit faire semblant de jouer. Les amateurs de jeu vidéo ont deja vu cette scène, dans les vidéos promo ou autres de Death Stranding. Le corps de Léa Seydoux est deja manipulable depuis que Kojima l’a capturé pour son jeu. Elle est d’ailleurs l’égérie (avec Elle Fanning), du prochain Death Stranding (https://www.youtube.com/watch?v=4NSjsZcojMM). Elle existe deja dans un ailleurs qu’elle ne contrôle plus, et dont même sa doublure numérique est condamnée à servir les fantasmes des joueurs qui sont à l’origine de la propagation des idées incels. Il est impossible de s’échapper de l’enfer des images car désormais les images se sont superposés à la réalité dans une angoisse Borgesienne. L’angle de Bonello se révèle beaucoup plus intéressant que le Chiha. La Bete n’est donc pas la niaiserie du temps qui passe, mais bien le monstre que nous alimentons et qui s’incarne par des avatars qui s’appellent parfois Doillon, parfois Weinstein, parfois Jacquot mais parfois un anonyme d’internet nourri aux visions des corps les plus déshumanisées ou parfois un ministre que le pouvoir temporaire rend intouchable. Sa cible est toujours la meme, et le zoom perçant de Bonello nous rappelle comme dans Les chambres rouges que l’on perd son âme dans le royaume des spectres. On devient aveugle à s’habituer aux images abjectes, aveugle à en pleurer.

je lisais le texte des Nouvelles du Front cinématographique (Saad Chakali & Alexia Roux) ici : https://www.facebook.com/photo?fbid=892288449570166&set=a.249307120534972

Et je remarque qu’à aucun moment n’est commentée de front l’esthétique propre à internet ou à l’ordinateur par laquelle commence l’œuvre. Peut-etre dans la critique publicitaire, peut-etre dans la contamination du fond vert, peut-etre dans celle de remake de Lynch ou de Cronenberg (qui comme par hasard n’ont jamais abordé de front cette esthétique, puisqu’ils ont arrêté une partie de leur cinéma au même moment ou l’internet devenait « une culture »). D’ailleurs Cronenberg quand il fait Maps to The Star fait un remake de Wild Palms du meme scénariste Bruce Wagner, sauf qu’il évacue comme par hasard, toute la partie sur la réalité virtuelle et internet présente dans Wild Palms (il y a meme un plan dans la série de Stone faite à l’époque avec écrit Maps to The Star…) et Existenz ne visait pas si juste que ça. Il y a un truc que je reconnais à Bonello, et que justement les gens que ça dépasse ou ne touche pas appelle « dandysme », c’est qu’il est toujours juste sur la culture qui travaille la jeunesse contemporaine depuis Nocturama. Et qu’il tente d’incorporer la grammaire qui vient de cette culture dans son cinéma avec plus ou moins de réussite. Probablement grâce à ses filles (ou sa fille ?), il est au courant des évolutions esthétiques et même des révolutions esthétiques des la dernière décennie (ce qui était aussi le cas de Lynch qui met Rammstein dans Lost Highway, autre « dandy »). Par exemple dans Nocturama, il était étonnant d’entendre que l’une des premières chansons que jouent les jeunes dans le centre commercial est I Dont Like de Chief Keef. Deux choses sur cette chanson, quand elle est apparue sur les internets en 2012, ce sont les internautes qui en font un succès car à l’époque la drill de Chicago était un rap underground beaucoup trop violent pour passer à la télé et pas encore assez influent pour passer à la radio. Et surtout c’était le fait de rappeurs et producteurs qui n’avaient même pas encore la vingtaine à l’époque. L’autre chose, c’est que ça a tout simplement révolutionné l’esthétique de la musique rap, ça a changé le cours de l’histoire de cette musique. Et c’était deja notable à l’époque non pas par le grand public, mais pas les auditeurs amateurs de rap. Étonnant donc dans un film de révolte de voir le son de révolté voire de barbare qui a changé l’esthétique de la musique underground comme pop, alors meme que l’on comprenait à peine l’étendu de ce changement. Surtout dans un film français. Difficile de ne pas voir qu’au moins sur ce plan, il visait juste, une justesse qu’il était facile d’ignorer pour un public qui n’avait aucune connexion avec la jeunesse de son temps.

Mais revenons à La Bete. L’œuvre démarre littéralement sur un cri de Léa Seydoux qui devient un glitch. Et c’est sur ce glitch que s’écrit le titre du film. Dans mon texte précédent je parle de Cervantes, car justement c’est ce dont il est question la porosité de la fiction sur le réel, la disparition d’une frontière. Bonello vous donne l’impression qu’il tente de dialoguer avec Lynch ou Cronenberg, effectivement dans une certaine mesure La Bete donne l’apparence de tout ça. On pourrait croire qu’il fait « comme si ». C’est si vous oubliez que tout ce que l’on vous montre est soumis au prisme d’une machine. En réalité il dialogue plus avec Satoshi Kon, Mamoru Oshii ou Les Wachwoski. Il y a un coté un peu ironique de lire le texte des Nouvelles du front sur Facebook, alors que justement le film semble « attaquer » autre chose sur leur propre domaine, l’interface. Truc dont personne ne parle, alors que c’est LE SUJET des gens de la Sillicon Valley. Ce pourquoi vous n’avez pas l’impression que vous regardez des images d’un ordinateur c’est juste qu’elles sont directement envoyés dans le cerveau de Seydoux. En gros l’interface a disparu ou elle s’est superposée à l’ensemble de la réalité donc aux images de cinéma. C’est bien le reve capitaliste ultime des gens de la Sillicon Valley, une interface tellement intuitive qu’elle briserait la frontière entre l’homme et la machine. C’est d’ailleurs la fièvre qui emporte les réseaux depuis quelques jours avec le nouveau joujou de Apple. Sauf que l’interface mixe tout à tout les niveaux. Sur Facebook, il y a une petite décennie, on pouvait voir en scrollant quelqu’un prendre un coup de couteau, les résultats du football, les nouvelles d’une connaissance du lycée et une image voire une séquence dans chef-d’oeuvre du cinéma, disons par exemple celle d’un film de Lynch. Tout ça en quelques secondes. Ce que les gens qui sont restés sur cette plateforme n’ont pas remarqué ou qui ne font pas l’examen de leur rapport à cette dernière, c’est que l’interface les a plié à ses règles, en gros elle vous avait habitué à considérer tout ça comme normal. Et toutes les interfaces servent à ça, il serait bien présomptueux de croire que vous n’y êtes pas sujets. Bonello tente cela également, en réalité il travaille tout ça depuis Nocturama mais selon moi il parvient ici à toucher l’impasse des machines. Les recadrages et décadrages fonctionnent comme des fenêtres sur un écran d’ordinateur. Les images sont découpés car comme le corps de Léa Seydoux, elles doivent obéir à l’esthétique de l’interface. On pourrait aller un peu loin dans ce que fait Bonello de tout ça.

De la meme manière qu’il y a 20 ans les Wachowski utilisaient la grammaire propre à la jeune culture internet, par exemple lorsque Neo doit prendre un « cookie » chez l’Oracle (personnage récurrant dans La Bete également), Bonello s’inscrit dans ça. Entre temps, le cinéma s’est chargé de pousser tout ça plus loin avec notamment Unfriended et surtout Unfriended : Dark Web qui sont des œuvres beaucoup plus intéressantes que ce que l’on croit puisque justement elles dramatisent l’interface, et si vous répondez au drame c’est que vous reconnaissez soit votre habitude face à cette dernière, soit son caractère intuitif, en gros vous pensez et ressentez les choses comme l’ordinateur vous appris à le faire. Chez Bonello ça se traduit à plusieurs niveaux. Par exemple dans le segment du début du XXeme siècle, il y a une inondation à Paris. Si justement on ne comprend pas que c’est dans un programme alors, on pourrait se dire que c’est une traduction romantique du débordement des sentiments du personnage. Dans la société muselée de l’époque surtout pour les femmes, les éléments eux-mêmes appellent l’amour des personnages. Mais on peut également se dire que dans le programme dans lequel est Léa Seydoux, ses émotions « flood » le programme. Et que justement si le flux des images s’arrêtent à ce moment pour laisser place à des photos, comme si c’était une fenêtre de chargement, c’est qu’elle a flood la machine qui n’est pas censé accepter cette passion. On pourrait même dire qu’elle a DDoS la simulation de l’intérieure. DDoS qui signifie Distributed Denial of Service. C’est quand on flood, on inonde un serveur de requêtes jusqu’à ce qu’il crash. Si le serveur plante c’est justement car il ne peut pas répondre aux requêtes qui sont trop nombreuses ou trop complexes. Comme par exemple de demander à une machine de comprendre le tiraillement amoureux ou la confusion au coeur d’un adultère. La machine est dans le déni, victime du flood, le serveur crash et les gens dans la simulation meurt. Le serveur cet endroit ou tout est stocké, tout est manufacturé…comme une usine de poupées.

Une autre séquence se joue comme ça. Quand le Louis incel débarque dans la maison, et avant ça dans l’oeuvre, il infuse son esthétique de vlog. Je m’arrête un peu sur ça, le « lore » incel comme on le dit de nos jours sur internet doit beaucoup au cinéma (je vous conseille de rechercher le meme « litterally me ») ou justement à la vision offensive des Wachowski, car devenir un Incel ou un néo fasciste des internets, c’est devenir « redpilled ». Et si vous pensez que c’est marginal, vous vous trompez car cette partie d’internet a fait la campagne de Trump en 2016 avec le plan de Steve Bannon (qui avait appris à « manipuler la jeunesse » de internet quand il gérait des trucs de jeux vidéo à Hong-Kong) d’utiliser les codes de ces gens pour les rallier à la cause. C’est de cette porosité dont il s’agit. Louis incel introduit un système. Pour tenter de chasser l’intru, le corps étranger, voire le virus. Seydoux va dans une panic room, mais dans le programme ça semble surtout etre une backdoor (porte dérobée) sur internet ou du moins sur les machines. Les backdoors sont les failles de logiciels dans lesquels ont peut s’immiscer pour les pirater de l’intérieur. Ce que Seydoux tente de faire, elle tente d’empêcher sa mort, en « raisonnant » l’incel ce qui ne correspond pas aux programmes. Et donc le programme fait ce que n’importe quel utilisateur d’ordinateur attend qu’il fasse, il crashe. C’est une erreur système. Tu as beau refaire la manipulation autant de fois que tu veux, par l’angle que tu veux, tu ne peux pas déjouer le programme. La grammaire du cinéma de Bonello va se plier à la grammaire d’internet à ce moment, c’est l’horreur des images de l’époque. Il n’y a pas de « en meme temps » puisqu’il n’y a pas de choses à hierarchiser, à catégoriser ou à comparer, tout défile pareil sur votre écran d’ordinateur ou de portable. Je rejoins que c’est un terrible constat, mais je crois que le film également.

Comme disait Julien Abadie à la sortie du dernier Matrix, Bonello tente un film de « Hacoeur ». Je rejoins au final la vision des Nouvelles du front sur l’impasse finale. Sauf que je ne crois pas que ce soit de la collapsologie ou autre, car toute l’oeuvre montre que le personnage de Seydoux tente de sortir de la machine et qu’elle n’y arrive pas. Le monde ne s’effondre pas, ni la société, ni le capitalisme dans La Bete. C’est à ce niveau que meme Bonello avoue être « soumis » comme nous tous avec son QR code qui justement choque puisqu’il appuie que tout ça n’était qu’un programme (c’est d’ailleurs ce que faisait les Wachowski, le film valait autant comme une œuvre de cinéma que comme un happening dans l’industrie hollywoodienne de l’époque, ce n’est donc pas très à la mode ou ce que font par exemple les cinéastes derrière les différentes oeuvres omnibus V/H/S depuis une décennie), une interface. Il est le versant pessimiste des Wachowski. Et je vois plus son geste comme celui d’un musicien qui tenterait de saisir quelque chose de l’époque par sa musique comme une texture du monde à un instant T, comme un bluesman qui aurait pactisé avec des forces qui le dépasse pour produire des chansons qu’il espère vont toucher le plus de monde à travers les peines prosaïques d’exister dans cette configuration du monde, dans ce programme , plus qu’un cinéaste qui a des grandes ambitions de nous montrer une quelconque fin du monde ou de la suggérer. Justement le fait de dire qu’il est bloqué dans les années 90-2000 puis après de dire qu’il est à la mode, rappelle une partie de la musique pop et indé actuelle. La Bete serait plus une chanson mélancolique sur la dépression inhérente aux propisitions de vie du monde occidental qu’un grand tract apocalyptique. Eh oui ce n’est pas une vision sur laquelle on peut construire quelque chose, mais je ne pense pas que le cinéma de Bonello ait jamais eu cette ambition, cinéma dont l’une des plus belles séquences reste pour moi celle de Helmut Berger jouant un Saint-Laurent vieux qui regarde les Damnés de Visconti. Un cinéaste qui s’est approprié les zombies et Damso dans la meme oeuvre me semble etre au fait d’un certain blues de l’époque. Le blues diffuse la douleur comme une expérience esthétique qui nous rappelle que l’on a vécu, que l’on va vivre, et que l’expérience meme de la musique temoigne de notre vitalité malgré tout. Les larmes aussi.

Après à noter que je suis un grand amateur du cinéma de Robbe-Grillet je l’admets donc ceci explique peut-etre cela ! Dans ce cas désolé pour ce désagrément.

Les ballades mélancoliques des sauroctones numériques

« When men start mutilating their favorite girls

Then something scary has been let loose among us

But it feel like an explosion

That smoke, that sheet, indescribable

Too much blood! » – Blood in my Eyes – Atari Teenage Riot

L’année commence à peine et le cinéma luciférien est deja de retour avec les chambres rouges. Deja Pascal Plante investi un sous-genre qui ne dit pas son nom, et que je trouve passionnant, depuis une vingtaine voire une trentaine d’années celui des « sorcières » du numérique ou de manière moins cryptique celui des cinéastes qui questionnent l’omniprésence des écrans dans nos vies à travers des tribulations de femmes indépendantes qui se découvrent dépendante à ce nouveau pouvoir. C’est un peu plus complexe. Mais pour éclaircir je dirais que c’est la veine du cinéma de Olivier Assayas qui m’intéresse le plus, Irma Vep, Demonlover, Boarding Gate, Sils Maria et Personal Shopper. Et elle existe aussi chez Soderbergh (Girlfriend Experience, Kimi, Paranoïa…), chez Fincher (Panic Room, Millenium, Gone Girl…), et probablement chez deux ou trois cinéastes japonais (Kiyoshi Kurosawa, Kazuyoshi Kumakiri, Tsukamoto…).

La variation de Pascal Plante, c’est qu’au lieu d’utiliser le versant mécanique de cette nouvelle réalité qu’aime utiliser les cinéastes US, il utilise plus le versant « magique » qui bien sur s’inscrit dans l’héritage de Kenneth Anger, et donc qui le rapproche de Assayas ou des cinéastes nippons. Le premier truc, c’est que les noms révèlent tout de suite la démarche, l’IA personnel s’appelle Guenièvre, le tueur Ludovic CHEVALIER, et la protagoniste Kelly-Anne se fait appeler sur internet, The Lady of Shalott (et pour double/lier le mot à l’image son fond d’écran est le tableau éponyme de John Atkinson Grimshaw). Oui le gothique et le cyberpunk sont deux faces d’une meme pièce, oui ils contiennent en eux tous les codes des autres genres. Il n’y a pas plus évident et c’est pourtant le truc assez malin du cinéaste, Les chambres rouges cache à peine etre une adaptation de la légende de la Dame de Shalott. C’est qu’il dérive la question de l’aliénation évidente vers autre chose par une infusion subtile de la logique cyberpunk. Je n’ai de cesse de le dire le cyberpunk est le genre qui a montré par la fusion que la SF et l’Heroic Fantasy était deux faces d’une meme pièce, pire, le genre nous indiquait dès le début que internet, du moins les mondes numériques rejoueraient des logiques magiques, féodales et de fantasy. Mais que les symboles seraient confus, inversés, déterritorialisés. C’est la ou brille le cinéaste dans sa mise en scène de la violence comme une infusion par le regard, l’écran est poreux parce que la lumière qui s’en diffuse est une onde. Elle marque au-delà de la conscience, c’est le pouvoir des images. Et c’est ce pouvoir qui est sulfureux quand on regarde ou on est regardé.

Le personnage de Kelly-anne est montré comme une sorcière, ses deux écrans comme une boule magique lui donne la capacité de mettre deux images en simultané et d’effectuer une opération de montage qui lui révèlerait ce que cache le réel par une troisième image qu’elle seule connait, une intuition, une vision. Il y a un plan ou un travelling se fait d’un écran à l’autre et sa tête vient lier les deux écrans en obstruant la frontière. C’est bien le pouvoir des sorcières, la magie c’est la performativité du langage, mais quand le langage devient image alors ces dernières ont les meme propriétés pour ceux qui savent les maitriser. La sorcière à l’aide de son ordinateur maitrise bien sur les deux, les mots et les images car sur internet, les images sont des mots, tout est programme, tout est code, tout est chiffre, tout est langage, tout est donc magie. Dans les oeuvres cyberpunk les hacker occupent la meme place que les sorciers dans l’heroic fantasy. Dans les oeuvres de cyberpunk, les images sont des illusions dont on ne peut se défaire car elle passe d’un cerveau à l’autre, tout le monde est connecté. Le ricochet des images est même éprouvée physiquement par le squash. L’appartement de Kelly-Anne est vide, seule son ordinateur magique avec sa partenaire spirituelle existe pour elle. La vie de sorcière est bien solitaire.

Dans le jeu de symétries, de ricochets et de miroirs propres aux figures mathématiques qui font la réalité numérique, les opposés se confondent. Ludovic Chevalier le démon de la chambre rouge, est en réalité le nom du dragon qui capture et tue les jeunes filles pour de l’or. Mais ça va plus loin, la polysémie propre au cyberpunk existe en réseaux. Chambre rouge en anglais se dit red room, red room est bien sur l’homophone de Redrum qui renvoie à Shining de Kubrick qui lui meme renvoie à tout un tas d’évocations labyrinthiques dont le vertige borgesien provoque l’effroi réel. Difficile pour la sorcière Kelly-anne de « Overlook » ce qui est désormais son quotidien. L’internet s’est bâti en utilisant les images de cinéma comme un langage à travers les memes mais à travers tout un tas de choses en rhizomes. Le truc c’est justement la porosité de tout ça dans la conscience, comment les images et les sons des mondes numériques commencent à gratter le réel qui n’existe finalement que par la subjectivité d’une conscience. C’est bien la paranoïa ou la schizophrénie propre à tout ça qu’évoque Pascal Plante, une génération élevée par des machines ne devient pas réellement une génération de machines mais plus une nouvelle approche poreuse de la réalité. C’est ce qu’explore Assayas dans les oeuvres sur le sujet, le désir que l’on projette dans l’écran est renvoyé puissance 1000 par le réseau ou tordu, corrompu, dévoyé avec la meme intensité. Et si on désire le pire ? C’est dans cette zone diffuse que Pascal Plante explore les diffractions, les mirages, bref les images qui piègent sa sorcière Kelly-Anne dans ses propres sortilèges. Car la sorcellerie a toujours un prix, c’est ce que vous dises toutes les histoires, on paye souvent d’une partie de son ame pour un morceau de « vérité ». Pourtant dans le jeu de miroirs et de reflets, c’est la sorcière qui soumet aujourd’hui à la question, l’exécuteur des hautes oeuvres revenu de la géhenne. La mala fama, elle, n’épargne personne les ricochets provoquent des ondes, de choc, comme une thérapie négative.

Il va jusqu’à plonger son héroïne dans les affres de la plus profonde expérience d’internet, le gangstalking et l’addiction. Pour les jeunes qui ont grandi dans le réseau, le parcours de Kelly-Anne est terriblement évident, mais la vraie peur c’est qu’il est familier. Car si vous pensez que ce sont des légendes urbaines, alors vous avez choisi une bien belle fiction pour dormir la nuit. N’importe quel jeune de moins de 30 ans sait que ce que Plante aborde est réel mais bien plus commun que ce que l’on croit, si internet aujourd’hui se résume à quelques grandes enseignes ce n’était pas toujours le cas. Et il y a bien des dragons, des princesses et des princes mutilés et j’en passe que des gens voudraient n’avoir jamais croisé du regard dans leur écran. Car comme pour l’appartement de Kelly-Anne, si on peut voir tout le monde, c’est que tout le monde nous voit, et que l’omniprésence des écrans comme des caméra pourrait bien piéger votre image à jamais, lorsque vous passerez de vie à trépas. Et dire qu’il y a quelques temps des gens se moquaient du fait que les amérindiens ou les peuples autochtones n’aimaient pas les photos car elles capturaient l’âme. La grande ironie c’est de se rendre compte qu’ils avaient raison.

« l’absolu de la conscience est l’absolu de I’impuissance, et l’intensité de la passion, la chaleur du vide, dans cette redondance

de résonance. C’est que la subjectivation constitue essentiellement des procès linéaires finis, tels que I’un se termine avant

qu’un autre ne commence : ainsi pour un cogito toujours recommencé, pour une passion ou une revendication toujours reprises.

Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amour passion poursuit sa propre fin, attirés par un trou noir, et tous

les trous noirs résonnant ensemble. » – Deleuze & Guattari, Mille Plateaux

Le grand Mann et tout

Au bout de quasiment 1h30 dans l’œuvre avec les femmes les plus incarnées de la filmographie de Mann, soudain il est de retour. Qui ? le romantique, le solitaire, le visionnaire…le héros mannien. En deux plans avant la course finale s’effectue la « henshin ». Avec ses lunettes, son costard et ses poses monolithiques à contre-courant de la foule. Enzo Ferrari à ce moment quitte le monde des vanités pour assumer ses responsabilité devant ce qui l’intéresse réellement, l’automobile comme une guerre. Devenir un héros mannien c’est de trancher, épouser la radicalité de ses choix de vie comme les conséquences fatales des morts qui vont avec, pour soi, et son entourage.

Fascinant à voir dans les 30 dernières minutes, Adam Driver mute en De Niro dans Heat, en Cruise dans Collateral, en Hemsworth dans Blackhat. Bref, Mann filme surtout Mann dans ce dernier tiers, comme s’il savait que ça pouvait etre le dernier. Il reste mariée à sa solitude et surtout transmet à ses acteurs comme des fils, une partie de sa passion comme une mystique du monde.

Le monde, la carte et le plan.

Au début de Ferrari, Mann utilise des images en noir et blanc d’époque qu’il modifie numériquement. Si ça peut servir de rapide prologue sur Ferrari, c’est surtout le manifeste du dispositif esthétique de Mann pendant l’oeuvre. Car ce montage contraste avec celui de Ferrari qui part le matin de chez sa maitresse, la conduite nerveuse nous est montré par des cuts qui découpent les mouvements du corps nécessaire à la conduite d’une voiture. En réalité ce découpage est une vision contemporaine de la captation de la conduite au cinéma. Petit à petit l’œuvre va délaisser se montage pour épouser un montage « primitif » (faute d’un meilleur terme, je vais utiliser celui-ci que j’aime pas trop). En gros la course finale mélange un montage comme on pouvait en faire dans les années 50 voire dans un cinéma antérieur, et mélange cette grammaire avec les effets numériques et les plans de drone de nos jours. On peut déceler ce voyage dans le temps esthétique par le fait que les plans sur le pieds qui appuie sur l’accélérateur disparaissent petit à petit de la grammaire de la course finale, alors qu’il est redondant au début du film. Si ce plan disparait c’est parce qu’il n’est pas possible à l’époque à cause du design et de ingénierie des voitures mais aussi à cause du design et de l’ingénierie des camera. On remonte le temps du cinéma pour que les hommes laissent place à des figures tragiques.

C’est comme ça que Mann emmène petit à petit Ferrari dans un horizon mythologique à la vitesse de la course, en se délaissant du maniérisme contemporain qui réside dans la multiplications des plans et des angles pour se concentrer sur la puissance de la captation de la vitesse par des jeux de perspectives, de référentiels et de compositions jusqu’à presque épouser des enjeux photographiques plus que cinématographiques. Bien sur on pense à Speed Racer des Wachwoski, ou elles avaient tenté la meme chose pour revenir aux origines meme du cinéma voire faire le film épouser la lumière au cœur de la captation. L’accélération est la célérité transcendante. Pour Mann c’est un peu différent, il est plus proche de Neil Blompkamp quand il fait Gran Turismo. J’apprécie beaucoup les 30 dernières minutes du film de Blompkamp, cad le moment des 24h du Mans car il parvient à me faire ressentir un truc qui est le propre du sport automobile. Avant la course Neil Blompkamp prend le temps de filmer un hélicoptère de l’armée française qui vient donner le départ. Chez Mann c’est la vision d’une tête de démon pendant la course. Cette scène plonge le film dans un imaginaire mythologique en nous rappelant que le sport automobile descends des courses de chars, des sports hippiques…Et que tout ça ne sont que des versions abstraites de la guerre, voire refont les conditions spectaculaires de la guerre. Si Blompkamp est moins fin que Mann c’est parce que pour lui, la guerre reste un jeu. Il s’amuse et nous amuse avec des plans impressionnants de drone et de raccords en CGI, puisque c’est l’adaptation d’un jeu vidéo, donc la porosité entre le sport, la guerre et le jeu, le spectacle fait partie du « deal ». On pourrait meme dire que Blompkamp ne cache pas que c’est une simulation de course automobile qu’il met en scène plus que l’affrontement de machines de mort. Chez Mann, la guerre qu’elle soit dans l’automobile ou justement dans le cinéma, n’est pas un jeu. Elle renvoie les corps à l’état de matière. Le paradoxe c’est que la scène la plus « tragique » se fait en deux temps comme dans le prologue, une image modifiée par le numérique puis un cut, les chairs inertes qui semblent concrètes. Le risque contrairement à d’autres sports, c’est la mort. Ainsi il arrive à mettre en scène ce truc passionnant du combat entre l’homme (romantique), la machine et les éléments comme une sorte de descente aux enfers. Car chacun doit descendre dans son propre enfer et y revenir, c’est l’enjeu de la course, l’expérience matérielle du pilote qui voyage dans un monde devenu abstrait par la distorsion de la machine sur le réel. C’est là que Mann est anti-moderne et est le plus passionnant, car pour lui le monde c’est des hommes, des cartes et au milieu l’intuition, l’intelligence, la violence, qui permettent de maintenir un équilibre dans cette épreuve parfois pénible et toujours douloureuse qu’est l’existence. Chez Mann la marginalité est une fuite en avant et la solitude se confond encore une fois avec la vitesse, l’intuition, qui perce le cadre (car on ne choisit pas chez Mann, on trace sa voie entre les options) vers l’infini des images quitte à subir sa chair.

Et pour conclure un peu le délire sur Ferrari. Cruz et Woodley sont magnifiques, c’est probablement la première (et dernière) ou je me dis que des femmes sont aussi bien incarnées chez Mann, non pas par le jeu, mais par l’insistance qu’il a sur leur visage. Il y a un truc que je vais me garder d’expliciter pour l’instant. Par contre Woodley devient depuis une décennie, en toute discrétion si on compare à des Margot Robbie ou des Emma Stone, l’une des actrices les plus intéressantes. De Gregg Araki à Oliver Stone jusqu’à Mann, elle joue souvent des rôles plus retors que sa dégaine de californienne lambda peut laisser penser. Et surtout elle ne cherche pas la performance, ce qui dans ses derniers rôles donne une forte impression. Car pour ne pas trop digresser, elle joue des personnages instables mentalement ou fragiles car, elle a aussi eu des problèmes de « santé mentale » pendant la saga Divergente. Au-delà du jeu, son visage ne trahit pas son vécu. Et pour un cinéaste à l’ancienne comme Mann, il suffit d’un plan sur un regard pour retrouver tout ça.

GenZilla

Godzilla a un papa japonais mais deux enfants. Un américain et un japonais. Bref, la série Monarch n’est qu’une histoire de surimpression, superposition, fusion. Dans le temps, la série se déroule de nos jours et dans les années 60 et dans l’espace, la terre et son double (la terre creuse) des titans. Horizontal et vertical. Le problème c’est qu’ils font rien de tout ça, c’est un truc de famille à la con, là ou on s’attendait à une sorte de X-files avec des Kaiju…des Titans pardon. Pas grand chose à montrer sur le monde ou sur Godzilla jusqu’au dernier épisode. Trait d’union entre la saga au cinéma (oui le prochain film est teasé). Une sorte de machin dont il ne reste que la signalétique, les cartes, les abstractions.

En filigrane se joue un autre truc, le seul problème des scientifiques japonais durant les années 60 serait le racisme des USA. Intéressant autour du mythe de Godzilla s’est agglutiné un autre mythe. Celui du « miracle économique japonais ». Un mythe aussi « progressiste » que la série puisqu’il a deux papa, un américain et un japonais. Si les USA n’ont pas de soucis à accepter les japonais comme leur égaux au final, c’est surtout parce que c’est grâce à eux qu’existe l’affabulation du « miracle économique japonais ». Ils ont permis au Japon d’éviter de rembourser/réparer l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est qu’ils avaient réduit à l’état de charnier pendant la 2GM. Et surtout ils sont devenus les clients privilégiés des manufactures japonaises notamment pour les guerres menées en Asie dans les années 50-60, les guerres anti-communistes. C’est donc assez amusant de voir qu’un mythe en recouvre un autre. Derrière la fierté de Godzilla on cache les petites manigances du roman national, pas si national. Une histoire de surimpression, de superposition, de fusion. Godzilla est réduit à une opération de promo pour sa propre existence et surtout pour dédouaner les deux pays qui en revendiquent la descendance…Dans le Pacifique, il n’est plus roi, il est empereur quand il incarne l’alliance belliqueuse d’anciens ennemis. Au moins les actrices sont jolies !

Le charme discret de la connerie

Dans les fantasmes et les tribulations de la bourgeoisie séparatiste en cosplay de colons.

Du premier au dernier épisode, voire du premier au dernier plan, Benny Safdie & Nathan Fielder montrent bien l’impossibilité quasi-viscérale pour une certaine bourgeoisie d’habiter la même image, le meme territoire que le reste de la population. Et quand ils sont dans la meme image, ils ne sont jamais dans le même plan. Il faut réintroduire à la fois une fiction qui serait de l’ordre de la croyance mystique d’une autre culture et doubler la fiction bourgeoise par la télévision pour qu’elle se court-circuite. Le miroir de la maison déforme simplement les délires égoïstes latents pour les rendre visibles, tout comme les caméra de télévision qui reflètent une mécanique sociale qui va jusqu’à l’intimité du couple pour la renvoyer à son absurdité.

Bien sur ça rejoue en creux une guerre de territoire coloniale. La gentrification n’est qu’un retour de la conquête de l’Ouest symbolique. Sauf que les descendants des colons ont remplacé les armes par des chèques. D’ailleurs par une sorte de hasard dont je suis friand, le discours sur une utilisation de la judéité pour justifier des réflexes coloniaux est passé en trois mois de pertinent voire rigolo à transgressif dans le dernier épisode. Dans la zone marchande qu’est le territoire selon l’œil bourgeois, tout est marchandise, l’art, l’amitié, la rédemption, la solidarité (même le vol peut s’acheter). Et c’est probablement le truc le plus drôle de l’année dernière. Dans le jeu de miroirs et de mise en abyme, Fielder et Ben Safdie entrent dans l’arène des imaginaires, la télévision étant bien sur l’ultime territoire a colonisé puisqu’il permet d’asseoir la domination réelle par une domination symbolique à travers la diffusion mondiale et à la réception sans filtre dans les foyers. L’introduction de la malédiction qui est donc une chose que l’on subit et qu’on ne peut marchander achève le projet séparatiste du couple. Même au sein de leur intimité. Ils méprisent tellement le monde que la gravité elle-même les rejette.

D’ailleurs le coté Bunuelien de Ben Safdie refait surface, là ou ils (les frères) avaient abandonné le fantastique ou le surréalisme au cinéma. Bunuel qui faisait aussi son grand retour dans la série de Shyamalan. Bunuel qui est bien sur le grand exterminateur de l’imaginaire bourgeois de toute façon, sa dilution dans la télévision US récente est assez stimulante. Au moins pour donner un contre-champ à la domination des plateformes.

Sinon il y a les zoom les plus drôles et les plus étranges depuis Altman. Et la blague juive la plus débile de cette décennie. Quand le personnage de Fielder ment à sa femme, et que toute la scène est filmée du point de vue du Judas dans le premier ou deuxième épisode. On rigole, on rigole, mais c’est la rigolade la plus sérieuse du siècle, et malheureusement la plus con !

Science/Fiction is Fiction/Science

Ces derniers mois j’ai regardé quelques trucs qui semblent au final être la même chose. L’adaptation de Pluto en anime, presque toute la filmographie de Jean Painlevé, et la série de documentaire TV, James Cameron’s Story of Science-fiction. Si les deux premiers trucs sont géniaux, la série de documentaire de Cameron est décevante et ne rend même pas justice à sa propre œuvre. Trop orienté sur le monde anglophone et une vision occidentale de la SF, oublie des soviétiques et des japonais, mais surtout de la France. Sorte de célébration bizarre de la « pop culture », qui va à l’encontre de ce que la SF est depuis plus d’un siècle au cinéma. Bref, tout ça me donne l’occasion de développer des trucs dont on discute ici et là depuis la sortie de Avatar The Way of Water et aussi des œuvres géniales que j’ai évoqué.

Si j’ai une attention particulière pour la science-fiction au cinéma, c’est parce que le cinéma est de la science-fiction. L’ingénierie nécessaire au fonctionnement de la captation à la projection sont des enjeux scientifiques mais la dimension bazinienne de l’enregistrement du réel fait que le cinéma qu’ils le veuillent ou non, est condamné à produire du savoir. L’angle par lequel nous est transmis ce savoir construit de la fiction. Du choix de placement de la caméra, du choix de l’objectif jusqu’au montage, opère des décisions qui trahissent le regard de celui qui les a prise. On pourrait meme dire que se joue entre la captation et le montage une démarche scientifique, la monstration comme captation, la coupe/montage comme démonstration. Tout ça est dans le langage du cinéma depuis ses origines. La subjectivité qui émane de tout ça est grossièrement ce que l’on appelle fiction. Le regard contient les dimensions de savoir potentiel et de fiction potentiel. L’existence même de la caméra est en soi, l’accomplissement d’un siècle d’ingénierie et de croyances « fictives », par exemple, Edison travaillait aussi sur le nécrophone. La cinéaste hongroise Ildikó Enyedi a construit son œuvre dans ce croisement, entre mystique, ingénierie et fiction magique. Pour etre plus terre à terre, Chris Marker qui est l’un de mes cinéastes de chevets, n’a juré que par cet axiome. Les captations qu’il fait du réel sont toujours des constructions fictives, et il suffit qu’avant une photographie il nous indique que c’est le futur, pour qu’un tunnel des alentours de Paris deviennent une base post-apocalyptique. Mais dans cette image, nous sommes aussi frappés par l’état de la ville à l’époque, il y a donc un savoir qui transparait même des travestissements, des maquillages, des camouflages, des effets du cinéma. C’est toujours dans ces entrelacs que s’est construite la science-fiction au cinéma. Elle est devenue synonyme du cinéma lui-même.

Dans les documentaires de Jean Painlevé, il y a une attention à nous indiquer comment les captations des images que l’on voit des animaux des fonds marins ou autres sont obtenues. On nous indique le grossissement ou meme la manière dont sont projetés ces images. Dans sa démarche documentaire Jean Painlevé est conscient que l’ingénierie propre à l’optique et à d’autres disciplines fait partie de l’expérience cinématographique. Et pourtant il met clairement en scène des « tableaux ». Il ne peut s’empêcher de dramatiser ou symboliser les animaux qu’il filme, par exemple, de placer une pieuvre sur un crane humain. Ce qui est frappant puisqu’elle évoque tout un imaginaire marin fantastique, celui ou la mer est le lieu des forces qui dépassent l’homme. Mais aussi un simple rappel scientifique, l’homme meurt là ou prospère la pieuvre, nous sommes sur la même planète mais pas dans les mêmes milieux. En plus de nous apprendre par le regard à reconnaitre les mouvements respiratoires de l’animal, nous avons accès à la dimension métaphysique d’une expérience bien physique, notre expérience du monde est restreinte par notre biologie. La ou il faudrait des paragraphes comme les écrivent des Jules Vernes ou des Lovecraft pour nous faire ressentir l’effroi devant un rappel basique de la condition humaine, dans les documentaires de Jean Painlevé, une simple image suffit. Le cinéma par sa propre grammaire transmet un savoir sur le vivant, et donne meme l’intuition de la philosophie que ce savoir implique. On est deja dans de la science-fiction. Le reste consiste à remarquer la récurrence de ces images comme des idées qui passent d’un cinéaste à l’autre. A l’instar de l’histoire de la philosophie occidentale ou des idées passent d’un penseur à l’autre, d’une époque à l’autre dans une discussion qui continue depuis plus de 2500 ans au moins. Le cinéma à travers la science-fiction propose sa propre conversation sur les fondements des autres arts et sciences, mais avec la singularité de la matière en mouvement. Puisque c’est un art qui découpe de l’espace-temps, il est évident qu’il diffuse des idées beaucoup plus condensées et beaucoup plus rapidement que d’autres. Surtout depuis l’accélération cyberpunk des années 80. Mais ce jeu de plis et d’entrelacs permet aussi de complexifier la conversation. Il est étonnant de retrouver chez James Cameron sur sa planète Pandora, un lieu idéel, une pure création d’ingénierie cinématographique, les même plans que chez Jean Painlevé. Les yeux des animaux pour souligner qu’ils sont vivants ou morts, l’emphase sur la respiration, et surtout ces jeux de symboles sur la place de l’homme dans les différents environnements. Et ça m’a fait penser à une oeuvre plus récente qui justement évoque autant Marker, Cameron, que Painlevé. The Creator de Gareth Edwards contrairement aux gestes les plus évidents du cinéaste sur les échelles, le plan du film qui m’a le plus interrogé, c’est celui sur un singe qui fait exploser un tank. Pendant l’affrontement dans le village dans le dernier tiers, il y a une sorte de confusion, les rebelles-robots-indigènes d’un coté et les humains-augmentés de l’autre. Edwards joue bien sur la confusion propre à la guérilla qui est autant une tactique militaire qu’un mouvement cinématographique (cinéma guérilla). Il émule l’esthétique du cinéma guérilla qui est un cinéma dont la puissance se joue dans la crudité voire la cruauté des captations et la vivacité du montage. Dans tout ce chaos ordonné que met en scène Edwards, un détonateur tombe et au lieu que ce soit un robot-indigène qui le prenne, c’est un singe qui va appuyer dessus pour faire exploser le tank. Et dans l’esthétique de Edwards c’est un éclair de genie. Comme tout le monde l’a remarqué c’est un cinéaste qui maitrise les jeux d’échelles, donc les compositions donc les questions scientifiques liées à la création par des effets d’optiques. Mais ce que ça signifie dans la longue conversation sur la science-fiction c’est que le sujet que Edwards interroge à travers son cinéma, c’est celui de la perspective. L’esthétique dans la science-fiction est la thèse défendue par un cinéaste dans une vision socio-politique propre au genre dont il s’approprie les codes. Dans une oeuvre ou l’humanité se bat contre sa propre création, contre son futur dans une sorte de verticalité (que rappelle Nomad), de hiérarchie spéciste, Edwards décale le temps d’une explosion la perspective. Si les singes épousent les combats des « robots », c’est que l’humanité a deja perdu sa place comme organisme vivant au sein de la planète terre. Le singe par le décalage que sa présence opère remet une horizontalité dans l’œuvre que les humains refusent. Ce n’est donc pas un hasard si les périodes de la science-fiction au cinéma correspondent également à des époques de crises comme tout le monde le sait.

Koji Fukada dans Sayonara ou Tarkovski dans le Sacrifice filment leur époque. Pourtant l’évocation d’un argument de science-fiction hypothétique suffit à ce que l’ingénierie la plus minimale fasse que ce que l’on voit est leur présent qu’ils documentent mais aussi autre chose. Cet « autre chose », Tarkovski en est conscient quand il fait lui même une mise en abyme dans le Sacrifice avec une version miniature de la maison. Pour se joindre à la « conversation » ou au « forum » qu’est la science-fiction au cinéma, il faut avant etre au fait des « sciences » et des « fictions ». Dans les œuvres, une autre dimension du cinéma existe, les actualités cinématographiques. Je l’ai dit précédemment si la science-fiction est synonyme du cinéma et de son histoire, elle contient et émule l’ensemble des formes qu’a pris ce dernier dès les origines. L’actualité est critiquée et analysée autant que les raisons qui ont mené à l’existence de ces situations comme un état de faits. Selon les époques et les auteurs. Par exemple 3 œuvres ont traité de manière différentes de la guerre en Irak ou des guerres néo-coloniales. Pluto de Urasawa (mais je vais surtout discuter de sa version anime), Genocidal Organ de Project Itoh (mais je vais surtout discuter de l’œuvre cinéma de Shuko Murase) et Avatar de James Cameron. Dans les trois œuvres on comprend par analogies, par motifs et par symboles que l’on aborde ces guerres. Dans Pluto ça devient un conte philosophique qui en anime condense 70 ans (littéralement l’ensemble de l’histoire de l’animation japonaise de SF) d’esthétique de SF pour nous montrer la guerre sous le point de vue ce qui l’ont fait, donc comme une entreprise d’ingénierie sociale, comme l’œuvre d’un marionnettiste. Ce qui renvoie justement au question sur la robotique, si on peut envoyer des gens massacrer d’autres gens, quel est la différence entre ces gens et des robots ? est-ce que la société ne produirait pas des robots ? Sur ces mêmes évènements Genocidal Organ propose une autre vision, il existerait un « organe génocidaire » propre à l’humanité qui quand il serait activité rendrait possible les situations de guerre. Cet organe est activité, on le comprend pas le langage. En gros Genocidal Organ accuse l’échec du langage propre aux humains comme un échec de l’humanité entière comme notion philosophique. Mais pour ce faire l’oeuvre reprend justement tout un tas de code des films de guerre mais aussi des images de guerres (drones, caméra dans les casques, vision thermique) pour les faire se confronter à l’impasse de la guerre. On a accès à tous les points de vue, pourtant personne ne se comprend, pire encore, il y aurait des gens pour qui cela aurait un intérêt. Et Avatar à travers la transmutation de Jake Sully condamne les guerres coloniales comme des guerres capitalistes, donc inhérente à la vision moderne occidentale de l’homme dont il faudrait s’extirper. Cameron épouse les codes du cinéma classique hollywoodien pour accompagner le spectateur dans une sorte d’initiation à un monde qu’il aurait perdu ou oublié. Tout ça pour dire, les trois œuvres reflètent les actualités de leur temps à travers des formes différentes qui incarnent des sciences différentes. Il y a de la linguistique dans Genocidal Organ, il y a de la psychologie et de la robotique dans Pluto, il y a de la biologie et de l’Histoire chez Cameron. On peut aller plus loin, ce qui diffère par exemple entre Blade Runner et Blade Runner 2049, c’est que le premier digresse sur la biologie et le cartésianisme là ou le second est plus proche de questions d’archéologie et de sémiotique. Les deux ont des sortes de tropisme pour l’ophtalmologie puisque c’est la science des yeux qui permet le cinéma, idée du cinéma qui serait condensée dans la fameuse réplique de Rutger Hauer à la fin de l’original. Bref, de la cryptologie à la physique en passant par l’Histoire, la médecine, la géologie ou les théories les plus avant-gardistes des philosophes les plus expérimentaux comme Baudrillard, Derrida et j’en passe. Parfois même les croyances occultes ou para-scientifiques, comme la récurrence de la métempsycose ou de la mémoire akashique/ether chez les Wachowski. Il serait difficile pour quelqu’un qui n’a aucune connaissances des sciences de saisir le potentiel esthétique de la science-fiction au cinéma, et de rejoindre la conversation. Quand dans Pluto les personnages discutent de « la première loi » ou « seconde loi » de la robotique de Asimov, comme si c’était des vérités générales, je me demande ce qu’une personne de 13 ans qui regarde l’anime et n’a jamais entendu parler de Asimov comprend ? Quand dans Psycho-pass les personnages citent parfois directement ou paraphrasent Michel Foucault, je me demande parfois si une personne lambada saisit que la série ne fait que réfléchir sur le corpus de ce monsieur et que les enjeux dramatiques sont les observations du philosophe ? Quand dans Genocidal Organ le climax se déroule au Lac Victoria, est-ce que le public comprend qu’en réalité on a pas fait un voyage dans l’espace mais dans le temps pour remonter à l’un des berceaux de l’humanité biologique ? Ce n’est pas grave l’esthétique justement la question fondamental du cinéma devrait faire ressentir cela. Comme Oshii pli en 10min les méditations métaphysique de Descartes, en une scène virtuose de poupée russe et de répétition dans Innocence. Le cheminement sensible du cinéma précède la raison, comme le vécu serait plus riche de connaissances qu’une abstraction. Car c’est aussi le genre qui explicitement commente le cinéma depuis le cinéma par les moyens du cinéma, comme je l’écrivais dans le bouquin sur Oshii. Si vous regardez les documentaires making of de Avatar ou de Gravity, vous êtes deja en train de regarde la science-fiction. Dans une logique similaire à Jean Painlevé de voir Cameron dans un bassin avec des écrans qui montrent des flammes pendant que des acteurs avec des combinaisons pleines de capteurs, ça documente aussi un certain état de l’humanité. Il y aurait peut-etre autant d’émerveillement, de sensations, de savoir à tirer des documentaires sur la création de ces œuvres que des œuvres elle-même. Cameron était deja allé au bout de cette démarche avec Titanic, cette mise en abyme du cinéma sur lui-même. Il faut se rappeler que dans Titanic c’est un groupe de scientifique qui retrouve, analyse l’épave et en font des images. Ces dernières vont déclencher les souvenirs de la vieille femme rescapée qui va nous plonger dans ses souvenirs et démarrer la fiction dans la fiction avec la meme technologie qui a permis de créer des images de l’épave. L’œuvre contient à la fois un documentaire sur sa genèse et la fiction possible qui en découle, cette fiction prends la forme d’une oeuvre hollywoodienne similaire au cinéma de David Lean. Titanic c’est un documentaire sur des ingénieurs qui par la captation et la création d’images du navire vont provoquer un souvenir qui prend la forme d’un film de David Lean. C’est un film de science-fiction, sur la science, la fiction, sur un siècle de cinéma qui contient les espoirs romantiques et les dynamiques sociales qui ont marqué le 20eme siècle. Le micro rappelle le micro comme les images des fonds marins de Jean Painlevé nous rappellent les images de l’espace. Car la science ce n’est pas que le visible, si l’invisible est ce qui n’est pas encore ou ce qui a été, c’est aussi ce qui est mais qu’on ne peut percevoir.

Petite digression. Pour les gens qui ont grandi dans les zones marginales au grand flux économiques (mais bizarrement plus ancrées dans les flux culturels) comme c’est mon cas en Guyane, le cinéma avait automatiquement cette dimension scientifique. Quand on vient d’un trou perdu, les images de tous les écrans servent à décrire un monde qui nous échappe. Depuis le fin fond de l’Amérique du Sud, bien sur qu’il y a 15-20 ans, la simple vision des Japonais, New-Yorkais, Londoniens ou des Coréens de grandes villes était une vision du futur pour nous. Non pas dans des logiques temporelles, mais dans des logiques spatiales, il existait des endroits ou c’était le futur, chez eux, et des endroits ou c’est toujours le passé, chez nous. Le futur était une question de lieu, il était accessible par l’avion. La singularité de l’expérience guyanaise est que nous avons aussi la fusée, les fusées. Et j’ai eu la chance d’avoir fait partie d’un programme scientifique au lycée blablablabla qui promettait que des élèves allaient vivre une expérience Zero G, blablablbla on devait faire beaucoup d’expériences pour ça. Mais ça nous a propulsé pendant deux ans dans un monde ultra scientifique et paradoxal. Par exemple, on ne pouvait pas recevoir de commandes des magasins métropolitains à cause de notre « isolation » spatiale et économique mais on était probablement les gens de 16 ans qui étaient le plus au fait du fonctionnement du ravitaillement de l’ISS et de l’ISS en général. On avait accès qu’à une qualité restreinte de produits dans les magasins, mais par contre on pouvait discuter de Star Trek avec un astronaute un mercredi matin comme si de rien était. On pouvait se faire planter pour un rien en sortant du lycée, mais on voyait l’ensemble de la genèse de la construction d’une fusée et on rencontrait les militaires qui géraient l’acheminement. Entre ces deux situations, il y a le cinéma, un seul cinéma à Cayenne de deux salles (jusqu’à 2012 ou c’est ouvert le premier multiplex de Guyane lol). Au cinéma on faisait l’expérience du reste du monde depuis l’espace, depuis notre espace isolé et littéralement depuis notre science de l’espace. Tout était de l’ordre de la SF. Un film de Garrel était aussi fou qu’un film de Bong Joon-ho car de toute façon ça témoignait d’un monde qui au-delà de l’ingénierie cinématographique n’existait pas de toute façon dans mon quotidien, tout ça faisait partie d’un même lointain. On ne pouvait donc que travailler notre regard pour apprendre à trier dans l’ensemble de nos visionnages ce qui était potentiellement un savoir, et ce qui était une création voire une affabulation propre aux arts. Le cinéma nous forçait à l’aune de notre situation sociale à déceler de la fiction ce qui pouvait être de la science, par curiosité. Des documentaristes comme Castaing-Taylor et Paravel, des cinéastes comme Phil Solomon ou Mark Lapore voire Patrick Bokanowski était surtout de grands artistes de SF en meme temps que des cinéastes passionnants. L’autre chose c’est que contrairement à la jeunesse majoritaire occidentale, notre rapport au monde n’est pas totalement désenchanté. C’est l’effet d’habiter entre « les peuples premiers » comme les amérindiens qui ont des pratiques ancestrales et « les peuples derniers » qui lancent des fusées. Il était donc très facile de comprendre comment on passe de l’un à l’autre, et que cette vision du monde représentait un antagonisme seulement pour « les peuples derniers » qui pensent détenir une vérité. Le cinéma nous montrait bien tout ça, il était tout aussi facile de voir que l’horizon de la SF était toujours mythologique et qu’au final, les mecs qui lancent des fusées rêvaient les folies que d’autres vivaient, comme dans une sorte de cycle qui ne dit pas son nom. Le cinéma rendait tout ça évident, surtout la science-fiction. C’était surtout un miroir qui permettait de diffuser au monde une vision de soi. Et depuis le tournant des années 80, la science-fiction a forcé le cinéma à une introspection infinie. Tout ça devenait évident car ce n’était pas nous qui nous regardions dans le miroir, c’était juste ce monde lointain. Il était donc facile d’en apprendre les tenants et les aboutissants. Petit à petit, le science-fiction au cinéma transcendait les barrières de gouts ou d’émotions pour nous proposer une sorte de « deja-la » du monde virtuel, du monde des possibles avec ce miroir cyberpunk. Une partie de l’humanité avait glissé dans sa propre image. Il suffisait d’accorder une confiance tacite à ce que peut le cinéma, pour explorer tout un monde de futurs, de passés, de possibles. Il y avait un miroir sur l’invisible de la condition humaine qui se déployait. Dans Pluto, le docteur qui aide Gesalt le robot amnésique a retrouvé ses sens et sa mémoire s’appelle Dr. Hoffman. Bien sur c’est en référence à E. T. A. Hoffmann et à l’Homme des sables. Mais ce n’est pas aussi simple, dans le miroir, un autre Hoffman existe. Albert Hofman est l’inventeur du LSD en Suisse. Si vous êtes attentifs à ce que vous regardez Pluto commence en Suisse. Le cinéma dès ses origines est aussi une captation d’un réel intérieur. Le musicien aveugle dans le premier épisode de Pluto refuse que le robot puisse faire de la musique, il pense que les robots ne font pas partie du vivant et donc ne peuvent pas créer. Le truc c’est que comme il est aveugle il ne se rend pas compte que son jardin est un jardin français. Un jardin à la Le Notre, le truc avec les jardins de Le Notre c’est qu’ils sont l’application du cartésianisme, l’homme pourrait mettre de la raison, de l’ordre dans la nature. L’ironie c’est que cette pensée qui a provoqué l’auto-exclusion des « peuples derniers » du vivant. Le musicien ne se rend compte qu’après que le robot lui ait permis de se souvenir de son enfance que s’il refusait les robots, c’est parce qu’ils étaient son miroir.

Dans le monde des écrans et des miroirs, la grammaire du cinéma devient le langage le plus pertinent malgré elle. Et la science-fiction devient son créole. D’ailleurs Chris Marker et JLG ne faisaient plus que des œuvres de montage, comme le cyberpunk (dont Marker est le pionnier) l’indiquait depuis 40 ans. Si l’œil intérieur permet un amalgame des genres, des expériences, des images par le cinéma qui se dévoilerait pour dévoiler l’humanité, il y aussi un dernier truc. Dans l’œuvre la plus fameuse de Dziga Vertov, il y a le plan connu de l’oeil qui se superpose à la caméra au milieu de la ville. Je ne peux m’empecher de penser que les occurences ou les résonnances de cette images dans la SF, surtout depuis 40 ans souligne la dimension du cinéma, dans son ingéniérie donc la caméra comme un outil de surveillance ou de controle. C’est d’ailleurs le premier plan de Pluto, l’oeil de la caméra et un feu de foret (est-ce qu’il faut en dire plus puisque Blade Runner existe ?). Il y a un plan qui à chaque fois me fait glisser dans l’oeuvre dans Avatar 2, c’est quand le militaire regarde son lui passé expliquer à lui navi comment il est advenu. Ce qui me fait glisser dans l’oeuvre à chaque fois à ce moment c’est que la caméra flotte, elle épouse l’absence de gravité voire le regard aquatique du reste du film. Cette fluidité est aussi celle de l’évolution du personnage qui vient de passer de vie à trépas et de trépas à vie. Pourtant quelque chose me dérange, sa mort a été filmée et il revoit sa mort. La caméra potentiellement contient l’ensemble de son existence meme jusqu’à sa métempsycose, en gros il est prisonnier de cette caméra qui peut tout devenir. Je renvoie bien sur aux oeuvres de Harun Farocki ou de Hito Steyerl (qui sont aussi pour moi de grands cinéastes de SF). Un autre truc, c’est le plan sur un cerveau qui est dans Pluto et dans Avatar (mais dans des tas d’oeuvres). On pourrait d’ailleurs repprocher à Cameron de faire une cinéma-cerveau voire de ne filmer rien d’autre que le fonctionnement de son propre cerveau, mais dans le glissement psychédélique qu’il opère, on pourrait aussi dire qu’il dévoile sa pensée. Il met à nue ses propres idées devant la caméra après leur avoir donné une forme par une ingéniérie propre au cinéma. Rien ne peut échapper à la caméra, meme vos pensées sont désormais capturables. Il y a meme de ça chez Tony Scott ou chez Spielberg dans sa période des années 2000. La meme ingénierie peut etre au service du documentation qui n’est pas scientifique, et il faut rappeler que les inovations du 19eme siècle ont servi les machines de mort du XXeme. Le cinéma n’est pas exempt de cet suspicion encore plus quand il joue les Dr. Frankenstein. Je l’ai dit à l’extremité de la SF, il y a toujours une sorte de retour du mythologique. Bien sur la mythologie vient structurer ce que l’on ne sait pas encore, et c’est assez fou mais pertinent qu’à la fin d’oeuvres qui prétendent cumuler l’ensemble du savoir sur un sujet on nous parle de mythes. Dans Pluto c’est la mythologie greco-romaine par des yeux nippons, dans The Creator c’est le chamanisme, l’animisme et le bouddhisme, dans Ghost in the Shell ou Robocop, la mythologie judeo-chrétienne. Comme si aux limites de la science, il y avait toujours de la fiction, et que la fiction accouchait a foritori d’une science. Dans ce mouvement cyclique, reste la boucle qui permet le cycle comme une prison, comme l’objectif de la caméra, comme la cadre de l’écran. Il faut avouer que le mot « capturer » ou meme « capter » ne sont pas si positifs. C’est dans un monde restreint que se joue cette conversation, pour se comprendre il faut bien limiter le sens des sons possibles en langage.

La science-fiction serait donc au cinéma par sa construction perpétuelle, sa complexité exponentielle et sa dimension intuitive un moyen de regarder ce qu’il y a dans l’ensemble de nos expériences pour les dépasser. Les images sont des miroirs qui documentent l’état du savoir commun. Ca me fait penser à un cours universitaire par une spécialiste du Seigneur des anneaux dont j’ai oublié le nom, qui dit que l’oeil de Sauron voit tout sauf lui-meme. Et que le but c’est justement de ramener en son coeur ce qu’il ne peut pas voir. Que la conscience de sa propre existence suffirait à le faire disparaitre. Chose étrange les deux groupes antagonistes chez Tolkien vont dans le meme sens, ils veulent ramener l’anneau dans le mordor. Et depuis 40 ans, il y a de ça dans la science-fiction. Il faudrait plonger dans les horreurs pour les montrer, et il suffirait de les montrer pour que l’absurdité de leur existence les empeche d’advenir à nouveau. Je ne crois pas qu’il y ait un but à la quete du savoir de la SF, meme il y a une tendance au dépassement. Il y a quelques mois pendant la réforme des retraites, le syndicaliste Olivier Mateu rappelait ça, « il faut dépasser le capitalisme, mais pour dépasser quelque chose, il faut aller dans le meme sens ». C’est peut-etre ça, le cinéma comme science-fiction. Il serait bete de ne pas exploiter la machine qui permet de diffuser aux plus grands nombres et de la manière la plus dense un ensemble d’émotions, de discours, de découvertes, de savoir. Un ensemble de visions en capturant l’élément le plus rapide de l’existence, la lumière. C’est peut-etre pour cette raison que lors de sa carte blanche aux Cahiers du cinéma en 2016 ou 2017, Apichatpong Weerasethakul choisit Lifeforce de Tobe Hooper et Rencontres du troisième type de Steven Spielberg.