On continue la dérive dans les ombres de Satoshi Kon avec le sismologue des images Clément Sabathié !
Clément :
La séquence débute dans la traversée sous forme de réclusion de la jeune Chiyoko qui va s’isoler dans un petit abri de la maison, où est réfugié l’homme recherché par les autorités qu’elle avait croisé quelques instants avant. Cet homme aux allures énigmatiques n’apparaît jamais nettement à l’image, son visage est dissimulé derrière son chapeau et il est constamment plongé dans l’ombre de la pièce, à l’état de silhouette noire. Satoshi Kon fait alors l’”éloge de l’ombre” (Cf, l’essai du philosophe Junichiro Tanizaki) où la conception spatiale japonais pense ses intérieurs d’abord en fonction de l’ombre que de la lumière. Kiyoshi Kurosawa en est d’ailleurs l’un des héritiers, où l’individu apathique, étranger (alien) est absorbé dans les recoins ombreux du dedans, devenant agent d’une fantomisation généralisée de la société moderne dont on atteste les effets notamment dans Cure (1997) et Kaïro (2003).
Revenons à Chiyoko qui découvre chez ce mystérieux personnage une âme de peintre. Au moment où elle veut voir la toile dissimulée sous la main gantée de cet homme, celui-ci s’interpose doucement car son oeuvre est encore à l’état d’ébauche. Une oeuvre à son image, on ne peut en voir que l’esquisse, le trait d’un corps évanescent qui va d’ailleurs se confondre à la vision de son tableau dont il décrit la scénographie en un fondu enchaîné sur un paysage impressionniste vallonné et enneigé, au sein duquel il désire s’implanter physiquement, lui et son chevalet, pour que son tableau soit“saisi par le froid”. On passe ainsi de la pénombre de l’abri à la quintessence de la vision créatrice du peintre qui se rêve dans la lignée du romantisme allemand du XVIIIe des ruckenfiguren où l’on adopte un point de vue à la troisième personne, l’individu créateur absorbé et digéré par l’espace performatif du paysage naturel.
Lorsqu’on revient de sa vision picturale, la fenêtre de l’abri s’éclaircie à la lumière de la lune d’une pâleur gothique venant ainsi contraster avec l’ombre qui habitait jusqu’ici le personnage peintre, renforcant au passage sa fantomalité, directement issue du Romantisme Noir. Ici, la lumière lunaire est nourricière de l’ombre qui l’absorbe et participe même au processus de création de l’artiste qui attend systématiquement la quatorzième nuit pour peindre. Cette obsession lunaire, éminemment gothique, que l’on retrouve aussi bien chez Carl Gustav Carus que chez Friedrich, renvoie également à l’importance de l’astre vespéral dans la tradition hermétique, offrant un accès à l’Unité du monde. Ce peintre alchimiste possède donc la fameuse clé talismanique autour du cou, détenant une certaine vérité du monde, une vérité scintillante éclairée par la lumière fertile de la lune, faisant de cette silhouette un être cosmogonique, qui ne s’incarne qu’à sa lumière, source de savoir et de création. Il mute alors en une figure monstrueuse mais dont on ne peut en définir la forme, il est l’informe dont on ne peut se saisir.
Impression renforcée le lendemain matin lorsque Chiyoko tombe encore une fois sur des tâches de sang sur la neige et la fameuse clé laissées au sol, seules traces d’existence du peintre désormais disparu. Elle s’élance alors dans une course effrénée en direction de la gare ferroviaire, où le quai devient le non-lieu, l’espace indéfini du défilement du temps par excellence, où chaque wagon surcadre le visage de Chiyoko démunie, à contretemps d’un train qui part déjà au loin. Ce train fantôme fait alors figure non plus seulement de défilement mais bien de déchirement mélancolique, de brisure puisque cette scène de poursuite n’est en réalité rien d’autre qu’une mise en abyme d’une scène de film qu’a “rejoué/déjoué” Chiyoko par son récit rétrospectif. Ainsi, Chiyoko ne parvient pas à rattraper le train dans lequel a embarqué le mystérieux peintre et permet en ce sens de représenter la personne victime d’une présence-absence qui se lance éperdument à la poursuite d’une illusion fantomatique, d’une chimère gothique, qui se traduit en une conception japonaise bien connue au cinéma – le maborosi.
Kephren :
Je suis parfaitement en phase avec ta vision romantique et ton éloge de l’ombre. Je ressens cette séquence de la même manière. Pour continuer en ce sens, il faut aussi remarquer que l’abri ou la sorte de buanderie contient des coffres. On décèle les serrures, ici et là, dans la pénombre de la scène. Mais il me semble que l’abri est lui-même, un coffre. Avant d’entrer dans cet abri, Fujawara est surcadrée et prise dans des lignes presque chaotiques. Il y a des cadres et des lignes partout. Ce sentiment est accentué une fois à l’intérieur car dans cet espace exiguë, la composition de Satoshi Kon devient d’autant plus flagrante, ils sont dans une sorte de monde souterrain, plus précisément d’arrière-monde. L’abri est bien sur un coffre qui détient la clé-talisman du souvenir sanguinolent d’un premier amour. La neige virginale n’est plus, des traces rougeâtres notent le passage de Fujiwara de fille à femme, reste le souvenir comme une clé. L’amour est aussi un secret dont la clé est l’incarnation, il permet d’ouvrir l’âme, si je peux me permettre cette facilité. Récemment, avec la ressortie de l’Amour Fou de Rivette, une scène m’a frappé avec la résonance qu’elle pouvait avoir avec une partie secrète de l’amour au cinéma. Bulle Ogier dont j’ai oublié le nom du personnage dans son errance triste d’un idéal amoureux achète une poupée russe, elle se met sur son lit et ouvre la poupée jusqu’à en défaire toutes les versions jusqu’à la plus petite en un seul plan. L’amour serait donc cette clé qui donnerait accès à toutes les versions de sa personne dans une sorte de geste en fractale ou tout serait un moment dévoilé sur soi, il dévoile et abolie la prison des incarnations et des personnages. Cette image de la lune à travers les grilles de la fenêtre est aussi celle d’un enfermement. Dans ce coffre comme un arrière-monde se dévoile l’intimité du peintre. Il donne accès à son “âme” à Fujiwara. Elle cohabite avec lui dans un idéal, celui que tu as bien décrit entre romantisme allemand et conception de l’espace japonais. Mais l’arrière-monde par la mise en évidence des lignes et des cadres qui constituent le réel n’est qu’un espace d’union éphémère. L’image de la lune à travers la fenêtre me fait penser à ces modélisations de la théorie de la relativité. Souvent pour faire comprendre aux plus grands nombres comment la gravité agit sur l’espace-temps, on montre notre univers comme une grille. Les corps célestes, dans ces modélisations, courbent justement la grille et nous montrent l’influence de ces derniers sur les fondements du réel. C’est d’ailleurs ce que fait l’amour dans cette scène, il permet de s’affranchir des cadres et des lignes de la réalité, pour que dans la même image apparaissent les deux corps devant le sublime d’une plaine enneigée, cette vision romantique de l’existence. Les abstractions de la mise en scène de Satoshi Kon dévoilent les fondements de la réalité comme un miroir à l’artificialité du cinéma qui n’est qu’histoire de subjectivité, ou dans notre cas, de lyrisme.
Je te rejoins aussi sur le rapprochement avec Kurosawa Kiyoshi puisque nous partageons une admiration commune de longue date pour le cinéaste. Cette question de la fantomisation, de l’ombre, de la porosité et presque du plasma des images est aussi dans Millennium Actress. Fujiwara apparaît dans l’image que dressent les paroles du peintre mystérieux puis revient à la réalité dans un fondu enchaîné. Un deuxième fondu à lieu quelques minutes plus tard quand les mains se joignent pour faire de la parole une action, une promesse. Le premier est un fondu de l’imaginaire au réel, le second un fondu du réel au réel. Mais est-ce vraiment le cas ? comme pour les poupées russes, laquelle est la vraie ? il se pourrait que ce deuxième fondu soit celui du réel au cinéma. Dans la poursuite qu’entreprend Fujiwara pour arriver à la gare et tenter d’attraper le train de son désir, la mise en scène de Kon se transforme et devient plus classique. Travelling qui accompagne la course, neige pour donner une emphase au mouvement, montage dynamique avec des cuts sur les jambes puis sur le visage. Sans le savoir nous sommes passés d’un espace à l’autre comme dans le premier fondu. L’autre maborosi présent et qui atteste de ce passage entre les différents degrés d’existence, c’est nous, le spectateur. Car si Fujiwara a découvert l’amour avec le peintre et dans le même mouvement, l’actorat, c’est parce que la chose qui unit ces deux conditions est le regard. Elle a découvert l’amour comme un regard, celui du peintre romantique sur le monde, et celui du monde sur elle-même. Dans cette optique circulaire, se joue bien sur celle des cycles de la vie, de l’unité du réel. Le peintre n’a pas de visage car il a celui du spectateur. Le journaliste nous le rappelle, lorsqu’il dit qu’il a pleuré 53 fois en regardant cette scène. Le déchirement que provoque le train, c’est celui du cinéma dans le regard de Fujiwara mais également dans le nôtre. Pris dans les forces du temps et dans une version miniature de ces forces que le cinéma semble contenir, ce qui nous échappe à tous c’est le moment d’amour, l’innamoramento . Sauf que l’artificialité du cinéma, l’arrière-monde de la salle ou du visionnage nous extrait de l’action. Nous pouvons revivre ces émotions 53 fois voire à l’infini. Fujiwara du présent ne peut qu’attester avec la photo du film, que pour elle ce n’est qu’un moment perdu dans les infinies de sa propre vie. Comme des larmes dans la neige. Elle peut raconter, mais elle ne peut pas revivre. C’est ce qui sépare le spectateur de l’acteur. Et c’est à ce moment qu’elle décide de devenir une actrice.
Chose plus curieuse, ces visions de différentes incarnations me font penser à du jeu vidéo. Les corps plasmatiques sont pris dans les programmes informatiques qui comme des lignes du temps enveloppent l’avatar dans la fatalité de celui qui tient la manette. Le passage de Fujiwara d’un degré de réalité à l’autre, d’un espace à l’autre, me fait penser à la logique du mode Noclip. Ce mode qui n’est accessible que par l’arrière-monde du jeu, donc qui ne peut être activé qu’à l’extérieur, le plus souvent, par le joueur/spectateur permet à l’avatar numérique de devenir un passe-muraille. L’avatar peut passer à travers les murs et relie tous les espaces du jeu en seul mouvement. Il n’a plus de consistance comme un fantôme, un maborosi, mais aussi comme un regard qui fait la reliure entre différents espaces pour n’en faire qu’un. Le corps devient l’outil principal du montage, il fixe et suture les blocs de temps comme d’espace, il révèle l’étrange artificialité des images comme le sublime du monde qu’elles parviennent à rendre éternel. L’avatar numérique s’extrait des lois du monde pour le restituer dans son visible et son invisible, dans sa lumière et ses ombres. Le spectateur aussi, le cinéaste aussi, le peintre avant eux, l’œil du peintre plus précisément. l’amour, le temps et les images, tout ça ne serait qu’une question de regard, et de l’envers du regard qui nous montrerait les fondements des mouvements au cœur de l’univers comme des remous sismiques de l’amour. “J’aime penser que la lune est là, même si je ne la regarde pas” ou quelque chose comme ça, disait Einstein. Probablement lui aussi spectateur des films qui sont évoqués dans le flux d’images de Millennium Actress.