Log-joyū

Millennium Actress – 14 min 11 à 20 min 40

On continue la dérive dans les ombres de Satoshi Kon avec le sismologue des images Clément Sabathié !

Clément :

La séquence débute dans la traversée sous forme de réclusion de la jeune Chiyoko qui va s’isoler dans un petit abri de la maison, où est réfugié l’homme recherché par les autorités qu’elle avait croisé quelques instants avant. Cet homme aux allures énigmatiques n’apparaît jamais nettement à l’image, son visage est dissimulé derrière son chapeau et il est constamment plongé dans l’ombre de la pièce, à l’état de silhouette noire. Satoshi Kon fait alors l’”éloge de l’ombre” (Cf, l’essai du philosophe Junichiro Tanizaki) où la conception spatiale japonais pense ses intérieurs d’abord en fonction de l’ombre que de la lumière. Kiyoshi Kurosawa en est d’ailleurs l’un des héritiers, où l’individu apathique, étranger (alien) est absorbé dans les recoins ombreux du dedans, devenant agent d’une fantomisation généralisée de la société moderne dont on atteste les effets notamment dans Cure (1997) et Kaïro (2003).

Revenons à Chiyoko qui découvre chez ce mystérieux personnage une âme de peintre. Au moment où elle veut voir la toile dissimulée sous la main gantée de cet homme, celui-ci s’interpose doucement car son oeuvre est encore à l’état d’ébauche. Une oeuvre à son image, on ne peut en voir que l’esquisse, le trait d’un corps évanescent qui va d’ailleurs se confondre à la vision de son tableau dont il décrit la scénographie en un fondu enchaîné sur un paysage impressionniste vallonné et enneigé, au sein duquel il désire s’implanter physiquement, lui et son chevalet, pour que son tableau soit“saisi par le froid”. On passe ainsi de la pénombre de l’abri à la quintessence de la vision créatrice du peintre qui se rêve dans la lignée du romantisme allemand du XVIIIe des ruckenfiguren où l’on adopte un point de vue à la troisième personne, l’individu créateur absorbé et digéré par l’espace performatif du paysage naturel.

Lorsqu’on revient de sa vision picturale, la fenêtre de l’abri s’éclaircie à la lumière de la lune d’une pâleur gothique venant ainsi contraster avec l’ombre qui habitait jusqu’ici le personnage peintre, renforcant au passage sa fantomalité, directement issue du Romantisme Noir. Ici, la lumière lunaire est nourricière de l’ombre qui l’absorbe et participe même au processus de création de l’artiste qui attend systématiquement la quatorzième nuit pour peindre. Cette obsession lunaire, éminemment gothique, que l’on retrouve aussi bien chez Carl Gustav Carus que chez Friedrich, renvoie également à l’importance de l’astre vespéral dans la tradition hermétique, offrant un accès à l’Unité du monde. Ce peintre alchimiste possède donc la fameuse clé talismanique autour du cou, détenant une certaine vérité du monde, une vérité scintillante éclairée par la lumière fertile de la lune, faisant de cette silhouette un être cosmogonique, qui ne s’incarne qu’à sa lumière, source de savoir et de création. Il mute alors en une figure monstrueuse mais dont on ne peut en définir la forme, il est l’informe dont on ne peut se saisir.

Impression renforcée le lendemain matin lorsque Chiyoko tombe encore une fois sur des tâches de sang sur la neige et la fameuse clé laissées au sol, seules traces d’existence du peintre désormais disparu. Elle s’élance alors dans une course effrénée en direction de la gare ferroviaire, où le quai devient le non-lieu, l’espace indéfini du défilement du temps par excellence, où chaque wagon surcadre le visage de Chiyoko démunie, à contretemps d’un train qui part déjà au loin. Ce train fantôme fait alors figure non plus seulement de défilement mais bien de déchirement mélancolique, de brisure puisque cette scène de poursuite n’est en réalité rien d’autre qu’une mise en abyme d’une scène de film qu’a “rejoué/déjoué” Chiyoko par son récit rétrospectif. Ainsi, Chiyoko ne parvient pas à rattraper le train dans lequel a embarqué le mystérieux peintre et permet en ce sens de représenter la personne victime d’une présence-absence qui se lance éperdument à la poursuite d’une illusion fantomatique, d’une chimère gothique, qui se traduit en une conception japonaise bien connue au cinéma – le maborosi.

Kephren :

Je suis parfaitement en phase avec ta vision romantique et ton éloge de l’ombre. Je ressens cette séquence de la même manière. Pour continuer en ce sens, il faut aussi remarquer que l’abri ou la sorte de buanderie contient des coffres. On décèle les serrures, ici et là, dans la pénombre de la scène. Mais il me semble que l’abri est lui-même, un coffre. Avant d’entrer dans cet abri, Fujawara est surcadrée et prise dans des lignes presque chaotiques. Il y a des cadres et des lignes partout. Ce sentiment est accentué une fois à l’intérieur car dans cet espace exiguë, la composition de Satoshi Kon devient d’autant plus flagrante, ils sont dans une sorte de monde souterrain, plus précisément d’arrière-monde. L’abri est bien sur un coffre qui détient la clé-talisman du souvenir sanguinolent d’un premier amour. La neige virginale n’est plus, des traces rougeâtres notent le passage de Fujiwara de fille à femme, reste le souvenir comme une clé. L’amour est aussi un secret dont la clé est l’incarnation, il permet d’ouvrir l’âme, si je peux me permettre cette facilité. Récemment, avec la ressortie de l’Amour Fou de Rivette, une scène m’a frappé avec la résonance qu’elle pouvait avoir avec une partie secrète de l’amour au cinéma. Bulle Ogier dont j’ai oublié le nom du personnage dans son errance triste d’un idéal amoureux achète une poupée russe, elle se met sur son lit et ouvre la poupée jusqu’à en défaire toutes les versions jusqu’à la plus petite en un seul plan. L’amour serait donc cette clé qui donnerait accès à toutes les versions de sa personne dans une sorte de geste en fractale ou tout serait un moment dévoilé sur soi, il dévoile et abolie la prison des incarnations et des personnages. Cette image de la lune à travers les grilles de la fenêtre est aussi celle d’un enfermement. Dans ce coffre comme un arrière-monde se dévoile l’intimité du peintre. Il donne accès à son “âme” à Fujiwara. Elle cohabite avec lui dans un idéal, celui que tu as bien décrit entre romantisme allemand et conception de l’espace japonais. Mais l’arrière-monde par la mise en évidence des lignes et des cadres qui constituent le réel n’est qu’un espace d’union éphémère. L’image de la lune à travers la fenêtre me fait penser à ces modélisations de la théorie de la relativité. Souvent pour faire comprendre aux plus grands nombres comment la gravité agit sur l’espace-temps, on montre notre univers comme une grille. Les corps célestes, dans ces modélisations, courbent justement la grille et nous montrent l’influence de ces derniers sur les fondements du réel. C’est d’ailleurs ce que fait l’amour dans cette scène, il permet de s’affranchir des cadres et des lignes de la réalité, pour que dans la même image apparaissent les deux corps devant le sublime d’une plaine enneigée, cette vision romantique de l’existence. Les abstractions de la mise en scène de Satoshi Kon dévoilent les fondements de la réalité comme un miroir à l’artificialité du cinéma qui n’est qu’histoire de subjectivité, ou dans notre cas, de lyrisme.

Je te rejoins aussi sur le rapprochement avec Kurosawa Kiyoshi puisque nous partageons une admiration commune de longue date pour le cinéaste. Cette question de la fantomisation, de l’ombre, de la porosité et presque du plasma des images est aussi dans Millennium Actress. Fujiwara apparaît dans l’image que dressent les paroles du peintre mystérieux puis revient à la réalité dans un fondu enchaîné. Un deuxième fondu à lieu quelques minutes plus tard quand les mains se joignent pour faire de la parole une action, une promesse. Le premier est un fondu de l’imaginaire au réel, le second un fondu du réel au réel. Mais est-ce vraiment le cas ? comme pour les poupées russes, laquelle est la vraie ? il se pourrait que ce deuxième fondu soit celui du réel au cinéma. Dans la poursuite qu’entreprend Fujiwara pour arriver à la gare et tenter d’attraper le train de son désir, la mise en scène de Kon se transforme et devient plus classique. Travelling qui accompagne la course, neige pour donner une emphase au mouvement, montage dynamique avec des cuts sur les jambes puis sur le visage. Sans le savoir nous sommes passés d’un espace à l’autre comme dans le premier fondu. L’autre maborosi présent et qui atteste de ce passage entre les différents degrés d’existence, c’est nous, le spectateur. Car si Fujiwara a découvert l’amour avec le peintre et dans le même mouvement, l’actorat, c’est parce que la chose qui unit ces deux conditions est le regard. Elle a découvert l’amour comme un regard, celui du peintre romantique sur le monde, et celui du monde sur elle-même. Dans cette optique circulaire, se joue bien sur celle des cycles de la vie, de l’unité du réel. Le peintre n’a pas de visage car il a celui du spectateur. Le journaliste nous le rappelle, lorsqu’il dit qu’il a pleuré 53 fois en regardant cette scène. Le déchirement que provoque le train, c’est celui du cinéma dans le regard de Fujiwara mais également dans le nôtre. Pris dans les forces du temps et dans une version miniature de ces forces que le cinéma semble contenir, ce qui nous échappe à tous c’est le moment d’amour, l’innamoramento . Sauf que l’artificialité du cinéma, l’arrière-monde de la salle ou du visionnage nous extrait de l’action. Nous pouvons revivre ces émotions 53 fois voire à l’infini. Fujiwara du présent ne peut qu’attester avec la photo du film, que pour elle ce n’est qu’un moment perdu dans les infinies de sa propre vie. Comme des larmes dans la neige. Elle peut raconter, mais elle ne peut pas revivre. C’est ce qui sépare le spectateur de l’acteur. Et c’est à ce moment qu’elle décide de devenir une actrice.

Chose plus curieuse, ces visions de différentes incarnations me font penser à du jeu vidéo. Les corps plasmatiques sont pris dans les programmes informatiques qui comme des lignes du temps enveloppent l’avatar dans la fatalité de celui qui tient la manette. Le passage de Fujiwara d’un degré de réalité à l’autre, d’un espace à l’autre, me fait penser à la logique du mode Noclip. Ce mode qui n’est accessible que par l’arrière-monde du jeu, donc qui ne peut être activé qu’à l’extérieur, le plus souvent, par le joueur/spectateur permet à l’avatar numérique de devenir un passe-muraille. L’avatar peut passer à travers les murs et relie tous les espaces du jeu en seul mouvement. Il n’a plus de consistance comme un fantôme, un maborosi, mais aussi comme un regard qui fait la reliure entre différents espaces pour n’en faire qu’un. Le corps devient l’outil principal du montage, il fixe et suture les blocs de temps comme d’espace, il révèle l’étrange artificialité des images comme le sublime du monde qu’elles parviennent à rendre éternel. L’avatar numérique s’extrait des lois du monde pour le restituer dans son visible et son invisible, dans sa lumière et ses ombres. Le spectateur aussi, le cinéaste aussi, le peintre avant eux, l’œil du peintre plus précisément. l’amour, le temps et les images, tout ça ne serait qu’une question de regard, et de l’envers du regard qui nous montrerait les fondements des mouvements au cœur de l’univers comme des remous sismiques de l’amour. “J’aime penser que la lune est là, même si je ne la regarde pas” ou quelque chose comme ça, disait Einstein. Probablement lui aussi spectateur des films qui sont évoqués dans le flux d’images de Millennium Actress.

Millennium Actress – 06 min 46 à 14 min 11

Kephren :

Dans ce second segment l’idée de pèlerinage semble continuer avec une offrande. Ou un fétiche. La clé. Le journaliste donne une clé à Fujiwara. Sorte de Rosebud, Kon s’inscrit dans la très grande histoire du cinéma. Celle de l’Histoire à travers le cinéma. Le caractère épisodique d’une telle démarche nous est signalé par ce plan ou justement Fujiwara reçoit la clé. Elle est assise entourée de cadres et de carrés, ceux des fenêtres typiques des maisons japonaises, mais aussi ceux des oreillers sur le canapé. Comme dans une logique en fractales, on sent que la recherche de la chose qu’ouvrirait cette clé se fera dans les images. Les cadres dans les cadres. Après tout, la coupe de cheveux de Fujiwara dans sa jeunesse ressemble à celle des poupées japonaises traditionnelles, symboles des jeunes filles et de la féminité. Le nom de ces poupées traditionnelles est « ningyo », ce qui signifie « figure humaine » ou « forme humaine ». C’est bien ce qu’est une actrice, une figure humaine, dont la plastique cache l’humanité ou le visage révèle la beauté comme la douleur comme dans l’esthétique chrétienne. Dans notre cas, ce serait aussi une poupée russe, qui contiendrait à différents niveaux différentes incarnations, des cadres dans le cadre. Et à l’aune du montage de Satoshi Kon, ce serait même une poupée soviétique ! 

L’autre chose qui me surprend dans le mouvement en fractales que j’ai évoqué, c’est le glissement de motifs et de symboles. Si Fujiwara est montrée comme surcadrée et diffractée. Le journaliste en face d’elle cache une estampe de grue. Puis lorsqu’une secousse se fait ressentir, il se lève et va encore se mettre devant une image de grue. Si comme le lotus dont il est discuté, la grue dont l’héritage symbolique vient de Chine est aussi un symbole de pureté, c’est surtout un symbole de longévité et d’immortalité autant que des cycles de la vie. Il existe des chansons populaires chinoises et japonaises qui montrent la grue comme un symbole d’illusion, de faux-semblants. Surtout car pendant la Seconde Guerre mondiale des histoires de soldats qui confondaient les grues avec des gens dans certains endroits de la Chine ou l’analogie entre les grues et les femmes sont devenues assez courantes. Je suis moins sûr de la vision populaire car ces histoires et cette symbolique m’ont été transmises oralement. Mais les chansons d’amour avec des métaphores ou des analogies avec les grues sont bien réelles. Si le journaliste nous cache par deux fois la vue de cette grue, la première image, photo de l’enfance de Fujiwara parmi les débris du tremblement de terre de 1923 nous la montre dans les bras de sa mère, dans une couverture avec un dessin de grue au-dessus de sa tête. Comme une sorte de marque divine qui vient bénir le bébé ou justement nous signaler sa singulière destinée, son devenir immortel.  

Pendant ce flash-back, cet instant dans l’instant, Fujiwara décrit sa jeunesse. Chose fascinante, Satoshi Kon fait concorder la naissance du fascisme au Japon avec celle des magazines féminins. L’exploitation de l’image des femmes, de leur transformation en idole, ou Idol (aidoru en prononciation japonaise) aurait une origine fasciste ou du moins concorderait avec un certain état de la société. Je renvoie pour une plus ample et profonde analyse au livre de Stéphane Du Mesnildot, L’Adolescente japonaise l’impératrice des signes. Cette ambigüité est montrée dans une photo ou Fujiwara semble avoir peint un autoportrait d’elle-même au lycée, si la photo nous la montre souriante, sa figuration d’elle-même dans le tableau semble triste. Le miroir que lui renvoie le Japon impérialiste est prometteur mais il va s’avérer très vite une illusion. Bien sûr, on pense tout de suite à l’actrice Setsuko Hara (l’inspiration évidente de Satoshi Kon) dont la vie de femme et d’actrice furent marqué par les mêmes évènements, et les mêmes illusions. Si ces images dans l’image provoquent une sorte de mouvement dialectique dans lequel serait pris l’actrice, c’est surtout un tiraillement entre deux formes aliénantes d’injonctions qui s’approprient le contrôle de son corps. Dans une discussion entre la mère de Fujiwara et le patron du studio qui veut la recruter, l’ironie de la situation c’est qu’elle est prise entre « tradition et modernité », aucune des deux options ne lui offrent le choix de suivre sa propre volonté, elle doit soit joué le rôle de femme traditionnelle selon sa mère, soit celui d’icone pour les soldats en Mandchourie. Satoshi Kon affirme dès le début de son œuvre que les débuts du cinéma ne sont pas libérateurs, encore moins pour les femmes, ils servaient surtout de propagande pour créer des images comme des figures mythiques qui seraient les divinités pour lesquelles se sacrifieraient les soldats. C’est d’ailleurs courant dans les idéologies fascisantes de mettre au centre les femmes comme des images, pour indiquer ce pourquoi il faudrait donner sa vie, « nos mères, nos femmes et nos filles », étrange paradoxe du patriotisme exacerbé ou des hommes justifient l’absurdité de la violence de leurs exactions sur l’autel du « féminin sacré ». Pendant que le corps de ces femmes n’est considéré dans le réel que comme des machines à reproduction, des robots du logis et de maternité, et des actrices dont le visage poupin serait éternellement insondable pour la gente masculine, comme l’exprime très bien la littérature canonique de l’époque chez Kawabata notamment. Satoshi Kon souligne justement ce double discours fascisant sur lequel s’est construite l’image des femmes nippones, mais également leur place réelle dans la société. C’est pourtant ce mouvement anxiogène qui a permis la carrière des certaines femmes, qui en ont payé le prix. Cette chose qu’elles ont dû sacrifier pour devenir des divinités dans un monde d’hommes, des immortelles est la faille qu’explorer Millenium Actress. Pour ce faire, il doit quitter le monde des images pour se concentrer sur la matière. 

Dernière chose, tu connais mon goût pour les chansons de geste, la littérature médiévale et tout le bazar ésotérique qui en découle. Et il y a une séquence qui me frappe à ce sujet. Fujiwara jeune croise un homme en fuite. Tout de suite, la gravité de cette rencontre nous est montrée par le sang. Cet homme saigne. Si on prend cette séquence dans la logique des images précédentes, il y a cette dimension de « souillure ». On nous parle explicitement et subtilement de pureté, l’une des grandes incarnations de ce concept, c’est bien sur la neige. Le sang souillerait donc la neige. Mais les couleurs renvoient au drapeau japonais car dans les images que nous venons de voir, le blanc et le rouge sont les couleurs dominantes car elles sont du drapeau impérial qui recouvre la réalité de son voile sombre. Le sang de cet homme serait justement celui que les soldats versent aux quatre coins de l’Asie, et qui viendrait salir le Japon. Pire car c’est le sang d’un japonais sur le sol japonais. Le fascisme serait cette bête qui se nourrit de ses propres enfants, qui vampirisent les hommes et leurs désirs, pour un idéal, une image corrompue. C’est aussi le sang qui fait que Fujiwara devient pour la première fois selon elle, actrice de sa propre vie. Elle sort littéralement du chemin tracé, de la rue, pour rejoindre son regard vers une altérité, les bois ou gisent l’homme en souffrance. Elle ment également aux soldats, c’est bien le paradoxe de l’actrice, mentir pour révéler la vérité. La présence du sang comme matière primaire (couleur primaire), fait l’œuvre passer au présent. Le flash-back devient le présent de l’œuvre. Mais pour moi, ça évoque une autre matière. Celle des récits chevaleresques et plus précisément de l’un des plus fameux d’entre eux. Le conte du Graal. « Trois gouttes de sang sur la neige » est un passage très commenté et analysé du conte du graal de Chrétien de Troyes. Il existe d’ailleurs une analyse de Henri Rey-Flaud qui est facilement trouvable sur internet. Il insiste sur le fait que ce passage révèle à Perceval, la présence de Blanchefleur. Cette vision des gouttes de sang sur la neige, le ramène à la réalité de sa quête en le projetant dans un autre monde, celui qui ne dit pas son nom, celui du désir. Mais surtout, l’idée que j’affectionne, elle rend la vue à Perceval qui était avant cela aveugle. Et ce même geste semble se reproduire avec Fujiwara, les gouttes de sang sur la neige entrave la cécité que provoque le fascisme sur le réel, il lui permet de voir pour la première fois. Si l’on peut continuer la métaphore sexuelle et érotique du premier segment, c’est que la naissance du regard de Fujiwara comme de son désir, nous est montré comme la perte de sa virginité symbolique. Elle devient dans cette séquence autant une femme qu’une actrice. Le sang est celui des règles mais surtout des règles traditionnelles comme impériales qui l’empêchaient d’advenir à elle-même. Si on connaît le goût de Satoshi Kon pour l’esthétique chrétienne, cet héritage symbolique devient évident. D’ailleurs le rosebud au cinéma qui est une clef n’est rien d’autre que la continuation du Graal, cet objet-idéal entre souvenirs et images qui fixerait en un instant la transcendance d’un désir perdu. Et puis dans les visions du passé existe le présent de la discussion, les journalistes habitent la mémoire de Fujiwara. La mise en scène de Satoshi Kon est en réalité une mise en abyme de l’animation, les corps des journalistes se superposent aux images-souvenirs. C’est le fonctionnement de l’animation, un calque recouvre un autre calque, un dessin dans un dessin, pour donner l’impression de mouvement. Entre les deux calques, le temps. Quand Fujiwara va toucher la clé, il y a un autre séisme. Encore un emprunt à Chrétien de Troyes ou les évènements des hommes ont un écho dans le reste du vivant, et lient l’ensemble de l’action dans un ballet de fractales. Les plaques de l’espace-temps se meuvent l’une sur l’autre, elles se superposent, dans cette faille, comme un sexe féminin ou un œil, nous entrons enfin dans l’intimité du regard de l’actrice. 

Clément :

La clé et tu le dis très bien, revêt l’étoffe d’un déclencheur mais aux vertues talismaniques. Elle est ici à l’état d’image-artefact possédant le pouvoir de déclencher le montage enchâssé d’une série d’images passées. J’insiste sur l’idée enchâssement car il en est question à proprement parler. Une image en inclut une autre dans son sein chez Satoshi Kon. Elles sont donc plurielles et incluent, de manière fluide, différents antagonismes. La présence dans l’absence, le présent dans le passé du récit, le recueil de l’histoire par les journalistes eux-mêmes participant à l’enregistrement de ce dont ils n’ont pu témoigner. Cette fluidité, cette perméabilité des corps dans les espaces-temps permet en effet de traduire un principe de mise en scène : chaque nouvelle image détient une charge talismanique, comme un artefact exhumé du temps capable, à son tour, de déclencher une fable d’images, instituer un nouveau régime, débloquer un nouveau niveau. Le reporter, plongé littéralement dans un “moment-clé” de la vie passée de l’actrice, s’interroge d’ailleurs textuellement sur la matière qu’il capture avec son caméscope : “Qu’est-ce qu’on filme ?” 

En effet, il est question de ce que l’œil-caméra capture et laisse comme trace ou trou blanc dans le montage. Il est bien sûr question de montage du point de vue de l’image qui nous est montrée : Que voit-on ? Et surtout qu’est-ce que l’on décide de laisser hors-champ, d’occulter, de dissimuler sous la neige ? A ce régime d’images-talismans qui déclenche les fondements et les fragments de la vie/film de Fugiwara, s’ajoute un nouvel ordre esthétique reposant en effet sur une forme fractale du montage lui-même. 

Un moment subliminal illustre ce morcellement de l’image-souvenir lorsqu’elle lance une boule de neige contre un mur de briques. Le projectile blanc fait figure de transition entre la scène avec la mère au dedans et celle de frustration de Fujiwara, au dehors. Au moment d’impact de la boule de neige se ponctue à l’image une trouée blanche pelliculaire qui vient ici signifier ce point blanc à bout portant de l’image. L’esthétique du projectile donne l’impression filmique que cette clé est l’image talisman d’un effet défilant, d’une petite pulsation qui forme un destin fractal (caractérisant notamment la forme micro des flocons de neige on ne peut plus approprié ici), rhizomique et arborescent. Le montage accéléré de l’enfance de Fujiwara se fait d’ailleurs dans un enchâssement d’images sur plusieurs fonds, un jeu de calque tu l’as dit, quasiment en multiplane, donnant lieu au récit surcadré par des motifs nationalistes (panneaux, drapeaux nationalistes) de ses mémoires sous la forme d’un palimpseste, une page de son enfance en-châssant une autre mais où tout s’entremêle, se confond. 

Cependant, ce montage-palimpseste détient une double nature contradictoire : c’est qu’il ouvre/déclenche des mystères et simultanément cache et dissimule la vérité à l’image du sang et de la neige.

Pour finir sur la dimension ésotérique que tu énonces très justement. Je te rejoins sur la correspondance tissée autour de deux figures que sont le sang et la neige, le rouge et le blanc qui viennent ponctuée le gris diffus morne et dépressif des images-souvenirs de Fujiwara. Ce qui est intéressant c’est que dans la tradition alchimique médiévale, le sang fait figure d’élément purificateur de la matière. Le blanc de la neige par le rouge sang ne fait donc plus simplement objet de souillure mais bien artefact de déviation, déclenche la sortie du sentier battu, et célèbre l’errance oblique de Fujiwara au tracé lisse et linéaire qu’elle aurait pu emprunter.

D’un point de vue purement alchimique, la transmutation est considérée comme un processus de purification par le sang, ce dernier aidant à retirer les impuretés de la matière pour en révéler sa véritable essence. Le sang est souvent utilisé dans l’alchimie pour représenter l’essence cachée de la matière qui fait monde, car le sang est aussi bien source de création que de destruction, fluide vital de la vie mais aussi symptôme de violence et de mort. La transmutation est un processus de création par bascule d’une matière à une autre, de la neige et du sang, de l’oeuvre au blanc à l’oeuvre rouge, de l’informe à la forme, d’un nouveau corps finement sculpté à partir de la décomposition des autres. Cette thématique de la transformation est centrale chez Satoshi Kon, où la transmutation des êtres, des lieux et des temps est censée conduire à une transformation des images découlant sur un nouvel ordre esthétique. Le sang est la nouvelle clé !

Kephren :

Caméscope, absence et neige. Je ne connais pas l’expression japonaise pour désigner cela, mais quand les télévisions ne captaient pas bien ou ne montraient pas d’images, on disait qu’il y avait de la “neige”. L’absence d’image et la présence du bruit blanc sur l’écran causait l’apparition de cette matière étrange. Il parait meme que dans ce bruit blanc, il y a des échos des plus vieilles fréquences de l’univers. Comme quoi le caméscope et la télévision sont autant des outils archéologiques que physiques par leur continuité alchimique. Il me vient à l’esprit que le début du film dans une salle de montage rappelle quelques œuvres de Godard et quelques œuvres de Marker qui incorporent ce lieu de création dans leurs œuvres. Deux cinéastes, archéologues et chercheurs. Si le sang est la clé, c’est parce qu’il permet de retracer des lignées voire des lignes dans la matière des corps. 

Millennium Actress – 00 min à 06 min 46

Clément : Ma première réflexion sur le film de Satoshi Kon se porte sur une impression sismique. Dès la première scène d’immersion dans le cosmos, le démarrage d’une fusée devient le déclencheur de fiction et du programme narratif et esthétique du film. On se rend alors compte que cette scène est elle-même issue d’une fiction et que l’actrice va être le fruit d’une quête d’une recherche éperdue d’un visage aux milles masques, d’une persona insaisissable à travers une longue mise en abyme de films, d’époques, de blocs spatiaux-temporels retraçant sa vie d’actrice à l’ère classique. Cette première mise en abyme est alors interrompue par une secousses sismiques vécue par le journaliste qui décide d’interviewer cette fameuse actrice désormais au crépuscule de sa vie.

On traverse alors le faisceau lumineux du siècle dernier, donnant presque l’impression de regarder à travers la vitre d’une cabine de projection. S’ouvre à nous une vie d’actrice sous forme de multivers foisonnant défilant sous nos yeux telle une frise d’images qui caches des zones d’ombres dans ses plis.

Parce que oui, ce qui est en fait le sel ce sont bien les écarts, les interstices, ces zones de vides entre deux « plaques filmiques » où les mondes co-existent, intercommuniquent et/ou basculent dans l’abime de l’oubli, du traumatisme. Les multiples zones de tension deviennent les lieux d’illusions entre ce que l’actrice a vécu et le subterfuge de l’image actorale qu’elle laisse à la postérité, de la projection de sa persona. Le film est donc une longue faille tellurique d’images tourbillonnantes. Un maelstrom d’images qui se déchirent dans cette zone sismique où se frottent et s’entrechoquent les mondes, les points de vue, faisant muter la rétrospective de l’histoire d’une actrice en celle d’un mirage/naufrage fantomatique. Le spectateur adopte ici quasiment la posture de témoin, voire même d’historien face au récit éclaté autobiographique de l’actrice. Il s’agit de recomposer un puzzle, un atlas d’images-signes, ces indices tombés dans la faille de l’oubli. Warburg le dit d’ailleurs, l’historien en iconologie adopte un rôle similaire du « sismographe », errant toujours au bord des failles de l’image, en abordant les notions de force, de flou et de rupture avec notre conception de l’image. Warburg entend par cette image sismique que « l’historien n’est pas seulement un simple descripteur des mouvements visibles mais qu’il est surtout un inscripteur et transmetteur des mouvements invisibles. »[1]

A mon avis, il s’agit toujours de ça dans Millenium Actress. De mouvements invisibles qui se cachent sous les multiples couches (sédimentaires) du cinéma, du temps mais aussi sous les multiples couches/masques du visage de l’actrice, figure protéiforme d’élection.

Kephren : Je te suis dans l’idée sismique à l’œuvre dans ce premier segment. D’ailleurs ce n’est pas tant que je suis, c’est que nous tous happés par la béance que provoque cette ouverture sismique. Et bien sûr, je constate également cette idée de puzzle, fragments et maelstrom. Ce qui me pousse à penser qu’en plus d’être sismographe, nous sommes aussi dès les premiers minutes des archéologues.

Le séisme est le plus souvent, le fait d’un déplacement d’une plaque tectonique sur une autre, d’un débordement de la matière de planète sur un autre plan. Dans ce cas, c’est la fiction qui déborde sur le réel par le cut que provoque le séisme. Dès lors, les deux journalistes que nous suivons sont dans un monde à l’interstice. Entre le cinéma et son double (le réel). S’installe alors un jeu de résonnance dans le montage et dans les compositions. Avant de partir du bureau, ils rembobinent la cassette du film qu’ils regardaient. Dans l’écran on voit que les différentes vies, les différentes incarnations de l’actrice se rembobinent aussi. Puis dans le trajet qui va les mener à la maison de Fujiwara, le montage alterné va nous montrer des images que l’on apercevait furtivement dans l’écran, dans le réel. Du moins ces images se superposent à des lieux réels que voient les deux journalistes comme des échos. Ce sont des souvenirs pour les personnages, c’est pour ça qu’ils peuvent confondre ces images avec la réalité, pour nous spectateur ce sont des visions du futur.

Dans la béance qu’ouvre le film, comme tu le dis bien, s’applique une logique de pli. La structure cyclique propre à un objet replié est déjà visible, les premières images que l’on voit seront les dernières. Les souvenirs et les visions sont indissociables depuis que les plaques ne sont plus à leur place. Comme pour le personnage du journaliste nous ressentons le fait que la fiction contient en elle une expérience bien réelle, cette dernière est déjà la matière de l’œuvre. Mais il faut la retrouver, il faut la reconstituer. Pour être un « inscripteur des mouvements invisibles » il faut déjà retrouver les morceaux, le ruines des choses que l’on pouvait voir. Satoshi Kon continue son analogie sismique quand les deux journalistes s’arrêtent près d’un studio de cinéma en ruines. D’ailleurs il y a une sorte de rime des fragments, rime des ruines, d’abord la contre-plongée qui devient plongée dans un mouvement du ciel vers la terre pour nous montrer les ruines du studio. Et plus tard dans la maison, la plongée sur la table de Fujiwara ou l’on peut voir les magazines avec des images d’elle à toutes les époques. Du ciel des souvenirs et des images à la matière de la terre du temps. Ils sont à ce moment conscients tout comme le spectateur que leur mission sera d’arpenter des images comme des ruines de souvenirs d’une femme mais aussi de l’art dont elle est l’ultime incarnation, le cinéma. On pourrait dire que Satoshi Kon verse un peu dans le discours apocalyptique qu’il y avait sur le cinéma à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, peut-être l’une des périodes les plus fiévreuses sur la soi-disant « mort » du cinéma. Cependant, cette béance révèle autre chose sur notre relation au cinéma à travers les actrices que Kon ne craint pas d’exposer maintenant que tout est en ruine.

Dans l’une des mes interviews préférés de cinéaste, celle de Leos Carax aux Inrocks avec Pascal Bertin en 1991, le cinéaste dit ceci : « […]  A partir du moment où on découvre Lilian Gish dans un Vidor, on va la voir dans un Griffith ; puis on va voir d’autres Griffith sans Lilian Gish, etc. J’ai voyagé très vite à l’intérieur des vieux films comme ça, tout seul. ». Le cinéaste révèle que sa passion pour les figures féminines sur grand écran l’a transformé en cinéphile. Et dans un effet de pli, en cinéaste. La béance dans laquelle il entrait était la salle de cinéma avec comme guide un fantasme comme l’image d’une femme. C’est presque la dimension érotique du pouvoir de l’image qui a guidé le jeune Leos Carax. Mais Millenium Actress va dès ses premières minutes beaucoup plus loin. Avant qu’intervienne le séisme, l’on voit une image du cosmos puis une fleur de lotus qui s’ouvre. Dans la symbolique bouddhiste, le lotus blanc est associé au monde de l’esprit, à l’éveil. Mais Satoshi Kon ajoute une fusée qui va sortir de cette fleur. Et la citation à 2001 de Kubrick est évidente. L’ensemble de ces éléments nous font ressentir que la béance du séisme est aussi une fente. Comme le lotus, la fente est une analogie au sexe féminin. Il faut retourner dans la matrice de toutes les images, comme dans un mouvement de naissance rembobiné. C’est aussi le symbole de ce que représente l’actrice pour ces journalistes, cet émoi érotique premier. Car dans l’interstice des grandes images évocatrices, c’est aussi leur ombre qu’il va falloir explorer, leur intimité. Celle du corps de cette femme qui est désormais indissociable de tout cela. Après tout le journaliste « rougit » quand Fujiwara fait son entré dans la pièce en même temps qu’on lui rappelle qu’il y a eu un séisme. Cet espace intime est aussi, lotus oblige, un espace sacré.

Avant d’entrer dans la maison de Fujiwara. Les deux journalistes passent un petit tunnel. Tout comme moi, tu connais les rudiments et les bases du fonctionnement du Shinto et du Bouddhisme, surtout le syncrétisme que les Japonais en ont fait. Et il y a une logique de pureté et de sacré dans des espaces définis par des portes ou des passages. Avant d’accéder à la maison de Fujiwara, un plan nous montre les deux hommes avancés vers le petit tunnel avec au premier une statue de Jizo. On rencontre beaucoup de ce genre de statuts aux abords des routes au Japon car elles sont censées protéger les voyageurs, mais ce que l’on sait moins, c’est que comme les Torii, elles peuvent parfois signaler l’entrée d’un espace profane à un espace sacré. Parfois même, nous signifier que l’on entre dans un monde d’esprit. Satoshi Kon marque le coup, il ne montre pas le passage en seul plan. Il les montre avancer vers le tunnel de dos. Il coupe. Puis nous les montre dans le tunnel de face. Et coupe une dernière fois pour qu’on épouse leur point de vue ou l’on voit la maison depuis le tunnel. Ces coupures dans un espace aussi étroit renforcent l’idée qu’entre ces plans, c’est quelque chose d’invisible qui a reconstitué l’espace. On pense au Voyage de Chihiro, Fujiwara serait-elle une Yubaba ? Et le tunnel humide, ne fait que nous conforter dans l’idée que s’il y a bien des remous, ce sont également des remous intérieurs, ceux des passions érotiques. Ces dernières lorsqu’elles vont s’entrechoquer comme notre œil sur la lumière de l’écran peuvent révéler des figures comme des divinités personnelles. Il fallait bien monter une pente buissonnière probablement dans une montagne, résultat du mouvement des forces tectoniques pour arriver à la maison de Fujiwara. Si la symbolique bouddhiste et shinto de Kon est évidente, son gout pour la chrétienté également. Sismographe, archéologue et désormais pèlerin des passions lumineuses d’une matrice en ruine. Ainsi nous pénétrons de notre regard, l’antre Millenium Actress.


[1] Christian Palmiéri, Op.cit., p.33.