cinéma luciférien

Coutume en costume et autres singeries.



« L’homme le fait, le singe l’imite » disait-on quand j’étais au lycée. Mais il imite quoi ? dans les trois œuvres avec des sujets simiesques sorties en un mois, il est clair que d’invoquer un singer permet d’imiter un genre sans totalement le faire. Dans le langage de la mimétique qui devient memetique, quelque chose est perdue dans la traduction. Les singes n’arrivent jamais tout à fait à faire ce qu’ils pensent faire, mais ce n’est pas grave, ils font autre chose. Si Dev Patel singeait un film d’action typique des années 2010, il capture un moment vrai de l’Inde avec des images factices. Adam Wingard imite les films Godzilla et King Kong des années 60-70, mais fait en réalité un stoner movie qui parodie un film d’heroic fantasy ou appelons-le comme il a du l’appeler pour les financiers « un film d’aventure ». Et le Royaume de la planète des singes de Wes Ball refait un western, mais on se retrouve avec un parcours biblique qui joue avec les codes du western. La mimésis se veut fidèle à l’objet, l’imitation accepte et assume l’ensemble des différences face aux originaux. Elle n’est pas contrefaçon, aucune de ces œuvres refusent le détour qu’elles ont pris par contraintes ou par variations. Pourtant des éléments des originaux transparaissent, cette nuit américaine numérique chez Wes Ball quand les singes rebelles et la jeune femme vont escalader durant la nuit. Etrange choix de faire advenir ce bleu reconnaissable des western à l’heure des jeux sur le noir de la photo numérique chez Matt Reeves par exemple. Ou ce combat dans l’ascenseur typique des chorégraphies des années 2010 chez Dev Patel. Ne pas accepter sa forme simiesque, c’est se contraindre à un hommage qui malencontreusement devient mauvais pastiche. Dans la fameuse blague « l’homme le fait, le singe l’imite », l’implicite c’est que le singe ne peut jamais faire l’homme aussi bien que l’homme. C’est bien présomptueux.

Nous serions proches à 99% des êtres simiesques. le 1% est un pas de coté, un décalage. Il nous permet de nous regarder de biais. Chez Wes Ball il y a tout un jeu sur ça qui se base sur le fait que les singes ont la parole mais pas l’écriture, tragédie de l’imitation. Le « héros » se nomme Noa, quand la jeune femme humaine arrive, ils l’appellent Nova. Ce qui sépare les deux, c’est le V de l’éVolution. Mais c’est aussi que V est un signe qui si on le regarde de biais devient > ou <, et le signe supérieur ou inférieur est ce qui se joue dans le l’évolution autant pour les singes de l’œuvre que pour les humains. Car si Wes Ball s’inscrit dans une tradition plastique et symbolique du Western il en assume l’histoire conflictuelle de l’origine, des images de Griffith aussi bien que celles ambiguës de la saga qu’il perpétue. La jeune femme humaine, Mae est donc bien raciste (https://www.youtube.com/watch?v=e2FksC4r0a0), pardon, spéciste dans ce cas. C’est fou comment un pas de coté peut faire passer de la race à l’espèce, tu parles d’un biais dans un angle ! Pourtant les coutures qu’effectuent Wes Ball autant que Adam Wingard en tissant dans des mythes connues, reconnues et épuisées, c’est le retour d’un saint-patron. Si l’union des espèces comme l’union des classes/castes est impossible, meme chez Dev Patel, c’est pour mettre en avant le retour d’un élu. On ne pourrait accuser d’un quelconque progressisme une industrie ou le regard de singes qui ont désormais accès au langage rend les femmes mutiques. Au début Mae ne peut pas parler comme la jeune fille indigène chez Kong, comme la femme fatale dans Monkey Man. Les hommes peuvent se regarder en singes, les femmes restent des corps mutiques donc elles n’ont pas besoin d’exister dans cette configuration. Le singe au cinéma est un homme qui se regarde comme un corps de cinéma. Un corps burlesque, la femme est surtout un corps érotique qui est donc regardé par un singe. Le cinéma simiesque joue de toutes ces oppositions comme des farces, car après tout, le « vrai combat » est ailleurs. Et que la femme toujours fatale ne peut que mentir ou trahir, c’était déjà le cas dans naissance d’une nation. « Monkey strong together ».

Depuis quelques années, il y a un meme qui circule, « Return to monke ». L’implicite de cette blague est un appel à la nature face à la société industrielle, la blague réside surtout dans le fait que ce retour n’existe que sur internet qui serait l’anti-nature. Bref. En réalité, le soi-disant anarchisme ou primitivisme qui est le sous-entendu explicite de cette blague se traduit dans l’imaginaire occidental par un éternel retour aux meme mythes à la con qui se sont cristallisés à la période romaine. En gros l’ancien testament, le nouveau et l’empire romain. Si je suis parfois impressionné par le Royaume de la planète des singes d’une images à l’autre, je peux passer de la fascination à un rejet de cet imaginaire biblique qui ne se cache meme pas. Déjà les derniers plans du troisième ressemble à une brochure d’un truc prosélyte des Mormons ou jenesaisquoi. Il faut dire que Noa + faux prophète/roi corrompu + déluge. Ca fait un peu beaucoup pour un simplet comme moi qui aime voir des singes imiter des cowboys. C’est d’ailleurs mon grand plaisir avec cette saga, car pour ma part je vois surtout un animal qui chevauche un animal. Le 1% est un fossé burlesque assez rigolo. Car si ce retour mythologique m’énerve en Occident, je suis client de sa version orientale quand Dev Patel devient l’avatar de Hanuman pour affronter un autre type de 1%. Il se peut que des gens voient des singes comme des dieux, et je respecte ces gens, il se peut que des gens voient des singes comme des John Wayne en puissance, et ils me font rire. Mais de ce rire vient aussi ma fascination pour tout ça. Car le singe est bien sur l’acteur. Ceux qui imitent les mouvements simiesques par la motion capture chez Wes Ball ou probablement Adam Wingard, et Dev Patel sur qui j’ai déjà écrit tout ça. Il y a une sorte d’immanence burlesque dans le corps simiesque qui parvient toujours à me faire redécouvrir un mouvement qui est pourtant humain à la base. Comme de monter à cheval ou plus simplement de se regarder. L’expression du corps des singes joue une double humanité, celle des acteurs sous le costume et celle des codes sociaux qu’ils répliquent comme une coutume. C’est là ou me touche le royaume de la planète des singes autant que Monkey Man.

Le singe imite avec justesse et devient un miroir. C’est la beauté de la démarche. Il y a meme une scène qui est un miroir à la fameuse séquence de la parole, le « non » du premier. Pour se libérer, cette fois les singes doivent dire adieu au langage. Parfois de revisiter cette mythologie très occidentale, c’est constater que le miroir des singes en révèle la mélancolie. Ces femmes que l’on pensait opprimer dans des rôles sans paroles deviennent les passeuses d’un après ou la tension d’un avant. Les prisonnières d’un désert passé ou en devenir. Si la bouffonnerie de Adam Wingard m’amuse parfois, la cruauté mélancolique des collisions et des destins antagonistes face à la marche de l’histoire chez Patel autant que chez Ball parvient à toucher au-delà des genres qu’ils imitent. Dans le regard du singe l’homme se diffracte dans ce qu’il aurait du être, et ce qu’il peut choisir d’être. Le 1% est le pas de coté qui permet le choix en dehors des cycles qui eux se jouent à l’infini, pour les briser ou les épouser. Ces œuvres simiesques qui ont remplacé les collants et les capes de superhéros qui occupaient habituellement la période depuis plus d’une décennie nous permettent d’entrevoir un futur du ciné US. Un futur psychédélique à la Kong, un futur vers l’Est chez Patel, et un futur numérique de Ball. Peut-être que les singes réapprennent à parler aux cinéastes US qui peinent à mettre un plan après l’autre, un cinéma au-delà du langage. Dans le même temps est sortie une œuvre qui pour le coup est une singerie. En deçà du langage, une grimace.

The Fall Guy de David Leitch est l’un des films simiesques du printemps. Ryan Gosling joue des propriétés des singes, endurance, force et agilité. Un acteur qui imite un cascadeur qui joue un acteur. Toute l’oeuvre est d’ailleurs aussi basique qu’une parade amoureuse sur National Geo. Gosling veut impressionner son amoureuse, la séduction répond à l’appel du printemps. Leitch, lui, singe une oeuvre des années 70. Pourtant dans l’artificialité assumée des terres malades australiennes, difficile pour nous de reconnaitre ces macaques comme nos semblables. C’est la différence entre les animaux qui subissent le cirque et adorent y participer en meme temps, et les autres en quête d’un ailleurs pour tous, d’une image commune. Le cirque de Leitch est plein de tours, aucun ne parvient à émuler un semblant d’humanité. Devant le spectacle imbécile des singeries du désert, difficile de ressentir une quelconque émotion humaine. Finalement, les imitateurs n’étaient pas les humains qui s’habillaient en singes, ce sont les singes qui portaient des costumes humains. Une bien belle chute pour tous les gens impliqués, le spectateur compris. Le temps perdu est sans trucage, l’argent gâché sans doublure. Les singes numériques sont préférables !

« Les BACqueux té-ma parce que les ients-cli ne tomberont jamais sur messagerie
Eh, poto, démarre dans la jungle, j’y suis H24, j’y fais des singeries
La rue, j’la dévale à toute allure avec du Gucci comme Mitch
J’me promène dans les beaux quartiers avec le seum qui fait peur aux riches »

Comme ils disent dans le Royaume de la planète des singes, « les symboles ont un sens » ou quelque chose comme ça

Dans le reflet du soleil levant sur la lame, des illusions


Je crois que ça fait un petit mois que la rétro Misumi a commencé à la cinémathèque. Je n’ai pas revu ce que je connaissais deja (le sabre, la lame diabolique, les Baby Cart…), j’ai juste vu les inédits et les trucs qu’il est plus souhaitable de voir sur grand écran. Il y a donc des trucs assez fascinants chez le cinéaste, dont il serait mieux, je crois, de parler avec deux œuvres. La première est l’une des meilleures choses que l’on ait vu, Un flic hors-la-loi (1973) et l’autre est une œuvre plus simple mais pas moins dense, La rivière des larmes (1967). Entre les deux il faut aussi parler du chef d’oeuvre, le passage du grand bouddha en deux parties (1960). Bref.

Dans un flic hors-la-loi, boite de prod oblige, Misumi ramène tout son casting des Baby Cart et des films de samurai des années 60. C’est son avant dernier film avant sa mort d’épuisement. Il fait une sorte de polar hard-boiled selon les codes du genre, mais de quel genre ? Car deja des les premières minutes il rend évident quelque chose ( qui pour certains semble etre à chaque fois une découverte de la roue), les polar hard-boiled sont juste la suite des films de samurai. C’est le meme genre. Pas seulement au Japon, aux USA également, Clint Eastwood et Charles Bronson dans les années 70 ont rendu ça évident (pour le Western). Et meme à Hong-Kong ou il y a une porosité évidente dans la mise en scène de ces genres qui n’en sont qu’un notamment chez Tsui Hark (si Time and Tide est si fou, c’est parce qu’il filme le monde urbain comme un wuxia…). D’ailleurs dans Crazy Kung-Fu de Stephen Chow, c’est l’un des premiers plans du film, un homme vient s’écraser contre une insigne la brisant en deux. C’est un plan de films d’art martiaux (souvent un des disciple porte le gros morceau de bois rectangulaire avec le nom de son monastère/clan) ou de wuxia, sauf que l’insigne qu’il vient de briser n’est pas celle d’un clan de rebelles ou d’un groupe adverse, c’est celle de la police. Stephen Chow nous dit en deux plans que dans le monde qu’il dépeint, la police n’est qu’une mafia parmi les mafias. Un gang parmi les gangs. C’est aussi ce que fait Misumi en une phrase seulement de la part du policier qui croise des gangsters dans la rue. Ils lui demandent « de quel clan tu es ? » et il répond « celui de la fleur de cerisier », car c’est l’insigne qu’il y a sur l’attirail des policiers au Japon. Mais c’est aussi…le premier plan du film. Misumi à partir de cette altercation va développer tout un jeu de reflets, de miroirs, de compositions qui découpent une partie de l’espace. Tout nous montre que les policiers et les yakuza font partie du meme monde. C’est justement pour ça qu’ils s’affrontent, la justice ou la loi n’ont rien à voir dans tout ça (en Chine on appelle ça le « Jiang Hu » pour désigner le monde des marginaux en parallèle de la société institutionnelle). C’était deja le cas dans les films de samurai.

Il y a aussi tout un jeu de barreaux et de blocages. Je ne sais pas trop quelle ville est filmée, mais Misumi trouve toujours un moyen d’emprisonner les corps dans le cadre aussi bien les policiers que les yakuza. Dans un plan assez impressionnant par exemple ou on voit des femmes de yakuza arrivées dans un bâtiment depuis un escalier puis la camera suit leur mouvement jusqu’à nous montrer que lorsqu’elles montent les marches, l’espace se restreint autour d’elles. L’autre idée fabuleuse sur la porosité des deux groupes est bien sur la scène de l’interrogatoire, en plus de jouer sur une absurdité propre à l’exploitation (sur laquelle je reviendrai), elle ramène les deux personnages opposés au meme groupe quand leur tenue ne nous permet plus de les différencier. Les deux portent des kimono pour faire du Judo. Il n’y a plus de policiers ni de bandits, seulement des hommes qui s’affrontent pour les valeurs qu’ils ont choisi de défendre jusqu’à l’absurdité tragique de tout ça. Pourtant Misumi ne se contente pas de cette maestria qui aurait deja rempli le contrat d’avoir un film d’exploitation fait par un grand cinéaste. Il va un peu plus loin.

C’est là, je crois, le cœur de l’art de Misumi. Le policier « héroique » trouve la piste d’une des femmes de yakuza. Il va chez elle l’interroger. En parallèle nous est montré sans qu’on le comprenne vraiment le kidnapping de la femme du policier par une scène qui se conclut sur un insert, un gros plan, sur le pied de la femme de flic qui perd une de ses chaussures en étant forcer de rentrer dans une voiture. Puis le policier dans la convention hard-boiled va commencer à « torturer » la femme yakuza, en l’attachant avec ses menottes et un fil à une lumière ou un truc comme ça chez elle. Ce qui la rend vulnérable mais surtout qui pour le public japonais est évidement une scène de shibari (de bondage comme on dit en France). La scène prend donc une dimension érotique juste par ce jeu d’attaches. Le policier pourtant ne semble pas suivre l’érotisme que nous indique la mise en scène de Misumi. Il interroge seulement la jeune femme assis à l’autre bout de la pièce en ne la regardant meme pas. Cette posture érotique est donc destinée à l’oeil du spectateur. Misumi révèle donc que comme tous les grands cinéastes, sa maitrise réside dans la capacité à créer des images que l’on ne voit pas. Donc à travailler le hors-champs. Car une fois que nous avons assister à cette scène, le policier reçoit un appel et le chef des yakuza lui indique qu’ils ont sa femme en otage. Il va au QG des Yakuza. Pendant qu’il se fait tabasser après avoir accepté l’humiliation de quitter l’enquête en échange de la liberté de sa femme, Misumi réitère avec ses inserts étranges. Alors que le policier se fait rouer de coups dans toute la pièce par le gang, la scène est rythmée par des gros plans sur le chef des yakuza qui se fait masser les pieds avant qu’on lui mette presque au ralenti des chaussettes dans un geste d’une sensualité bizarre. Le policier humilié retourne chez lui la gueule en sang et apprend au téléphone que sa femme lui sera rendu. En réalité, elle sera retrouvée morte et l’autopsie révélera que pendant ce temps elle a été violé. Tout l’érotisme et la violence que Misumi nous a montré durant ces 15 minutes étaient les images du hors-champ ou se déroulait la véritable violence, celle d’un viol. Si le spectateur n’en a peut-etre pas conscience, ses yeux ont vu cette accumulation d’analogie, d’inserts, de symboles qui lui ont fait comprendre le caractère sordide de la tournure des évènements sans lui montrer la moindre image. Et comme pour le « gang des fleurs de cerisiers » au début du film, il suffit d’une phrase pour connecter les images entre elles. Misumi va plus loin encore (d’ailleurs il avait deja tenté cette alchimie étrange dans plusieurs Baby Cart), car si la tension est montée à son paroxysme dans l’ignominie, la violence comme la métaphore sexuelle que le cinéaste travaille depuis une 20aines de minute doit se relâcher. Le policier tel Ogami Itto, après tout, les deux personnages sont le meme corps de Shintaro Katsu va tuer le gang de yakuza dans une folie meurtrière. Sauf que le tir sur le chef des Yakuza va libérer une gerbe de sang, après tant de préliminaires, une éjaculation rouge sang. Sauf que le rouge n’est pas seulement celui du sang. Qu’est-ce que le gang des fleurs de cerisiers…? A quelle autorité la police obéit-elle si c’est un gang ? C’est la ou le film épouse les fondements les plus troubles du polar hard-boiled au Japon. Le policier pour justifier son éjaculation au couleur du drapeau, va justement lui rendre hommage en disant qu’il ne va pas faire appel à sa condamnation car « après tout, je suis flic ». Il est flic dans un pays ou la peine de mort est légale. C’est tout le pays qui trouve son plaisir dans les réparations et les vengeances ou la porosité des liquides font que le rouge prend le pas sur le blanc. Le Japon est justement le sujet en filigrane de Misumi qui en a incarné les différents codes de son cinéma. C’est parce que le pays porte lui meme cette ambivalence, cette dualité. Le pays est lui meme diffracté dans des niveaux de réalité absurde ou finalement se retrouvent les plus honteux dénominateurs communs. Le viol et la vengeance. Et dans ces deux sujets, s’en cachent deux autres, les femmes et les enfants. Les hors-champs de ces histoires d’hommes.

Ce n’est pourtant pas si simple. Dans le mélodrame, La rivière des larmes (1967), Misumi avait deja résolu cette schizophrénie nippone. Deux femmes, deux sœurs tiennent une sorte de maison de geisha avec leur père ou l’une apprend la musique et l’autre du divertissement. Leur frère comme un mouton noir ne revient à la maison familiale que pour demander de l’argent. Va se cristalliser la tension au sein de la maison du devenir de cette relation familiale qui est troublée par la nécessité économique du frère voyou. On suit donc les tribulations des deux jeunes femmes qui veulent aider le foyer et en meme temps s’émanciper. Le drame réside dans le sacrifice que doit faire la plus grande, littéralement se vendre à un prétendant pour régler l’ensemble des dettes. La encore va se jouer une autre facette de l’art de Misumi qui contrairement à la virtuosité de ses films de Yakuza, va connaitre une descendance esthétique. Quand la grande soeur donne l’argent à son frère, au second plan derrière elle on aperçoit la pluie. Elle est surcadrée dans une petite fenetre et la longue focale meme si elle accentue le détachement du reste du cadre du visage de la jeune femme, nous permet quand meme de voir la pluie. Puis le plan d’après est celui ou elle est en paix d’avoir aidé son frère et les deux sont dans un plan d’ensemble dans la chambre. Derrière eux une grande fenêtre ou on aperçoit encore la pluie. Sauf que meme si les deux corps sont cadrés presque à égalité, seule la tete de la jeune femme se retrouve au niveau de la fenêtre donc avec la pluie derrière elle. Pendant le dialogue elle se dit contente d’avoir pu aider en sacrifiant sa liberté, en réalité, ces deux plans nous indiquent que non. Elle pleure à l’intérieur. Elle est la seule cadrée dans la pluie, et on comprend qu’elle doit retenir ses larmes. Mais encore une fois Misumi va plus loin. La grande soeur trouve du réconfort chez un homme qui est vu comme un don juan. Alors que cet homme lui avoue qu’il est intéressé par elle dans la meme pièce ou a eu lieu la discussion avec son frère (ou une pièce similaire). Le second plan de la fenetre ne nous laisse voir que du blanc. Pas le ciel, pas une autre maison, pas des nuages. Juste du blanc. Il y a des plans similaires dans un autre chef d’oeuvre qui est Tuer (1962) mais aussi dans le passage du grand bouddha quand le héros ténébreux devient aveugle et que le monde autour de lui n’est plus que du noir. Bref, toute cette grammaire est désormais assez commune dans l’animation. Sauf que dans cette scène la jeune femme révèle pourquoi cette étrange bizarrerie, elle dit « je suis contente que vous m’aimiez car j’ai revé de ce moment et j’ai beaucoup prié ». Misumi nous montre que nous serions peut-etre dans un fantasme que les deux personnages partagent. Et surtout le plan d’après cette séquence est celui du jeune homme qui ferme la fenêtre pour s’adonner à des ébats, de dehors. On découvre alors qu’il y avait un lac dehors et le ciel. Ils étaient donc bien dans un moment hors de l’espace réel, hors du temps. Mais dans la logique d’accumulation presque inconsciente, Misumi continue de travailler ce que le spectateur voit sans le comprendre directement.

A la fin, la grande soeur décide de tuer son frère. Alors qu’on pensait etre dans un mélodrame, on se retrouve encore avec des réflexes de Yakuza. Elle va acheter une lame pour tuer son frère et se suicider. Sauf que comme pour un flic hors-la-loi ce qui va etre tranché n’est pas seulement la peau du frère qui aura finalement une blessure au bras. Quand elle l’attaque elle coupe le lien invisible, poreux, qui les unit. Elle coupe littéralement son frère hors de sa famille. Et c’est son mari don juan aveugle à sa detresse qui va ensuite dans un mouvement en insert, récupérer la lame au sol avant de la recouvrir d’un tissu. Puis va lui meme recouvrir sa femme en la prenant dans ses bras comme si la conjuration de la lame rejoignait l’étreinte. Et pour la première fois, alors qu’on nous a montré qu’il faisait beau, elle pleure. Avant que la dernière séquence nous montre sa soeur habillée pour son mariage, et au second plan, des fleurs rayonnantes dans le jardin. La lame dans les mains de ses femmes devient un outil d’émancipation. Toute cette esthétique du mélodrame et des femmes entres elles vient bien sur de Mizoguchi, mais les jeux avec les formes propre à l’exploitation de codes ont permis à Misumi de pousser son esthétique jusqu’à suggérer par touche un décalage romantique sur la réalité. Choses que Hideo Gosha portera à des sommets impressionnants avec ses films de femmes yakuza ou de femmes de yakuza deux décennies plus tard . Comme dans un flic hors-la-loi toute cette mécanique semble simple, pourtant elle est tellement fluide que la musicalité à l’œuvre la rend invisible aux spectateurs qui ne feraient pas attention à ce qu’on leur montre. Misumi fait du cinéma comme une chanteuse d’Enka ferait de la musique. Si on retrouve les codes des genres qu’on vient voir, il y ajoute une dimension métaphysique et tragique qui va au-delà de la commande.

D’ailleurs dans la rivière des larmes un truc m’interpelle. La grande soeur dit un moment « je ne pensais pas qu’une femme moche comme moi attirerait votre attention » (un truc comme ça). Ce n’est pas une situation singulière à l’œuvre de Misumi pourtant je crois que l’heroine du passage du grand bouddha dit quelque chose de similaire. Ce qui est amusant avec cette situation, c’est qu’elle dit ça avec le meilleur maquillage, la meilleure lumière, le meilleur cadre possible. Et surtout ce sont des actrices qui sont spécialement choisies pour leur beauté. Pas seulement dans le cinéma japonais. On peut dire ça du cinéma de l’age d’or hollywoodien également. Ce que je veux dire par là, c’est que ces situations pour un spectateur de 2024 révèlent que ces oeuvres se développent dans un interstice qui ne serait ni une diégèse mimétique à notre réalité, ni une volonté de « réalisme ». Car meme dans une diégèse réaliste n’importe quel débile du village serait frappé par la beauté de ces femmes surtout un étranger. Et le spectateur, lui, vient en partie pour ça. Quand elles appuient sur le fait qu’elles sont « laides », je pense que c’est la le coeur de l’exploitation. On sait qu’on « joue » avec des codes qui ne sont meme pas cohérents entre eux. C’est toute la poésie de la chose dont Misumi se saisit pleinement, c’est un cinéma de l’entre-deux, ni celui des grands cinéastes qui sont plombés par une sorte de fidélité ou de rigueur narrative, ni celui totalement dégénéré des années 70 ou l’on peut faire ce qu’on veut tant qu’on suit les points clés d’une commande. Il est bien dans cet entre-deux qui s’appuie sur les qualités industrielles des studio mais se permet une folie, une outrance esthétique qui est celle des cinéastes qui ne pensent pas créer « une oeuvre ». C’est ce qui fait que les Zatoichi et les Baby Cart sont hypnotisant, on ne sait jamais comment on est passé d’une situation « plausible » aux gouffres de violences, de feux et de furies. Si ce n’est pas une incantation d’insert abstraits, de regards, et de lames dont le reflet nous éblouit tellement que l’on hallucinerait. Dans Tuer, l’homo-érotisme est tellement subtil qu’on a besoin de bien regarder pour réaliser qu’un homme s’est fait tuer avec une branche de fleurs (on retrouvera des traces de ça dans Tabou de Oshima). C’est ça qui fait la force du chef d’oeuvre du passage du grand bouddha. On est encore dans ces jeux de dualités sauf que cette fois, cette fois ce ne sont pas les reflets qui vont incarner ça à l’écran, c’est la lumière elle-même qui va sculpter les compositions de Misumi et séparer les éléments pour nous en faire ressentir les sensations et comprendre le sens. C’est la lumière qui nous indique que le personnage de Raizo Ichikawa ne vit que par le sabre, il est à l’image, coupé en deux, son corps dans l’ombre, et son sabre dans la lumière. Il n’existe que par la lame au point de perdre la vue et de ne voir qu’à travers les coups qu’il porte avec celle-ci. Misumi va développer ces formes jusqu’à une folie abstraite ou on a l’impression qu’ils se battent dans des paysages mentaux. C’est d’ailleurs ça que tentera de pousser à l’extreme Sogo Ishii dans Gojoe. Un cinéma qui trouverait son cœur dans les sensations pures que provoquent en nous la poésie d’un langage qui serait tellement abouti que l’on serait dégouté d’entendre des mots pour amoindrir la profondeur de ce monde de ténèbres, ce monde d’images. L’art de Misumi serait celui qu’il partage avec les figures qu’il a mis en scène, sa caméra serait la lame qui séparerait la lumière de l’ombre, le blanc du rouge et son montage reconfigurerait une réalité ou se retrouverait les fils et les pères, les sœurs et les fleurs pour mieux ausculter le pays pour lequel il s’est sacrifié. On retrouve quand meme Kaneto Shindo (Tuer) ou Teinosuke Kinugasa (Le passage du grand bouddha) voire Tanizaki aux scenario des œuvres de Misumi. Peut-etre que le vrai artiste qui s’est ouvert le ventre à en mourir pour que son pays se regarde en face ce n’est pas Mishima, le dernier samouraï-artiste serait Kenji Misumi. Comme ses figures, il est mort en silence en imprimant la rétine de ceux qui ont eu la chance de le voir vivant. Ainsi va la vie…et la mort, dans le gang des cinéastes !

Le retour du Kamishibai

J’avais bien aimé Inunaki (Le village oublié), mais je m’attendais pas à ce que Jukai (la foret des suicides) soit aussi génial. Si Shimizu fut l’un des architectes du genre J-horror, qui s’est avéré bien plus qu’un genre mais une manière d’approcher l’ensemble des nouvelles images (internet, vidéo…) et des captations, c’est étonnant qu’il soit plus de 25 ans après ses débuts l’un des cinéastes qui continue de pousser le truc. Il faut aussi signaler que ce n’est pas non plus si extraordinaire car les cinéastes qui viennent de la vague J-horror sont assez conscients de la littérature (aussi bien critique que universitaire) que ça a engendré et ne cachent plus les expérimentations qui ont lieu depuis les débuts, puisqu’ils savent qu’ils sont « compris ». Si Kiyoshi Kurosawa n’hésite pas à discuter de tout ça, les cinéastes plus jeunes comme Eisuke Naito par exemple sont également conscients de la chose et meme de la lignée dans laquelle ils s’inscrivent (comme il expliquait ici: https://eastasia.fr/…/kinotayo-2023-entretien-avec…/). Tout ça pour dire qu’aujourd’hui on se retrouve avec une sorte de grammaire de la J-horror extrêmement fluide et intuitive que les cinéastes poussent à des degrés poétiques abstraits. Et c’est de ça dont il est question dans Jukai qui va explorer la psyché de jeunes femmes qui sombrent dans la folie des contaminations suicidaires.

Ce qui provoque une immense joie de mon coté, c’est de retrouver tous ces jeux de reflets, de captations, de lumières et d’ombres. Bref. De retrouver ce langage ou l’on sait qui est quoi en deux plans. Et ou s’organise une sorte de tourbillon ou petit à petit tout se dérobe sous les pieds des personnages. Oui l’un des grands trucs de la J-horror c’est que le Japon n’ayant pas de christianisme morale débile ne verse pas dans la rédemption. Une fois que tu es maudit, tu meurs, peu importe ce que tu tentes de faire. Il y a aussi bien sur l’héritage lovecraftien (tout ça est dans Fantomes du cinéma japonais de toute façon, lisez le !) de suivre une descente dans la folie. Mais Shimizu qui parmi les cinéastes qui ont construit la vague est le petit malin, le Wes Craven du truc, base son oeuvre sur la tendance. A la fin des années 2010, il y avait une mode sur le youtube nippon des « Death Spot ». En gros les youtubeurs/streamers allaient dans des endroits parfois profondément dans la campagne ou des fantômes/entités étaient censés apparaitre à des heures précises. Chose marrante, ils rejouaient des scènes des œuvres des films des créateurs de la J-horror sans le savoir. Car la J-horror a démarré par l’adaptation en téléfilm des témoignages d’anonymes pour des émissions de télévisions dans Scary True Stories. Il y a donc une sorte de cycle que Shimizu ne fait que réactiver pour les nouvelles générations. De la légende urbaine au cinéma puis du cinéma à la légende urbaine de youtube puis de youtube au cinéma. Le mouvement de contamination, de viralité maudit qui est au cœur des œuvres est aussi au cœur de leur production, la J-horror est un genre « méta » par essence. C’est pour ça que ce fut le genre préféré de vos cinéastes préférés (d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui les américains ne s’en sont jamais remis, Hérédité pompe du Kiyoshi Kurosawa, ou le film Lights Out sortie il y a quelques années est un sous-Norio Tsuruta). La J-horror c’est souvent l’horreur même qui git au cœur de la fabrication des images, puisqu’une fois qu’une chose est fixée dans le temps par la caméra, elle n’existe plus. Tragédie des dispositifs. Jukai commence avec une sorte de youtubeuse qui se perd dans la foret des suicides et Shimizu utilise la forme de la captation de youtube pour initier un jeu de niveaux de réalités et de porosités qui est le propre du genre. Il y a meme une image de V-tubeur, comme quoi Shimizu est bien au courant du niveau de délire dans lequel est la jeunesse de notre temps. Il y a meme une voyance propre au grand cinéaste puisqu’un plan avec des images qui pullulent sur un écran d’ordinateur ressemble étrangement au clip de Bring Me The Horizon sortie deux ans plus tard qui recyclait des images connues « horrifiques » de l’internet des années 2000…(https://www.youtube.com/watch?v=3Nt37RGbVjo)

Mais l’idée géniale de cette intro est double. Si le spectateur voit la youtubeuse comme s’il était spectateur devant son ordi, c’est parce que l’héroine est en train de regarder le live. Sans le savoir nous sommes plongés dans la conscience de la jeune femme, nous sommes piégés dans la subjectivité de son regard. Dès lors, Shimizu va utiliser l’ensemble du potentiel de la grammaire du genre pour nous faire ressentir le malaise de la jeune femme qui plus que d’etre seulement repliée sur elle-même est malade. Il organise l’oeuvre avec des ellipses qui nous font nous questionner à chaque fois sur le lieu ou nous sommes et ce que nous regardons. Sauf que ce que nous regardons est aussi teinté du fantastique propre à une vision gothique féminine, les souvenirs se mélangent à la tristesse et à la monstruosité incarnée de ce qui ne peut etre dit. Bref, toutes les grandes oeuvres de J-horror sont souvent des mélodrames cachés sous des couches de fantastique ou des fables fatalistes qui épousent la folie comme un exutoire des passions tristes à tous les niveaux. Et Jukai arrive habilement à jouer sur les deux terrains, car ce n’est pas seulement les visions d’une jeune femme, c’est aussi le regard que lui renvoie sa sœur. Shimizu parvient à concorder ce truc avec une aisance assez impressionnante. Le truc avec ces cinéastes des origines du genre, c’est qu’ils ont désormais une sorte de force tranquille quand ils retournent au genre qui parvient à nous hypnotiser par les niveaux d’artifices assumés. Je pense à l’ombre des arbres et feuilles dans la chambre de l’héroine qui nous semble naturel, et dont petit à petit alors qu’on les voit depuis le début sont en fait une vision de la jeune femme. Ou le fait que les fantômes nous sont introduits à travers des écrans avant qu’on puisse les voir. Ou qu’un long travelling de la fenetre d’une soeur à l’autre nous révèle qu’elles sont toutes les deux piégées dans un cadre, celui du deuil de leur mère qui est celle qui se déplace d’une pièce à l’autre que nous sommes les seuls à voir. Mais je crois que c’est surtout ce truc propre à cette vague de cinéastes, d’assumer que le monde du cinéma n’est qu’un double de la conscience ou que la caméra donnerait à voir par les yeux de l’esprit qui provoque cette euphorie paradoxale pour ma part. Car l’autre truc avec les oeuvres de J-horror c’est qu’elles ne font jamais réellement peur durant le visionnage. C’est surtout l’odeur d’angoisse qu’elles laissent une fois le générique terminée qui nous signale leur réussite. Difficile à enlever comme celle des cadavres, l’odeur de cette angoisse nous rappelle par les sensations que la mort est un voyage du pire au néant. L’idée n’a jamais été de capturer l’au-delà, mais de donner une image de l’étrange banalité de la mort. Et c’est ça qui est terrifiant. C’est aussi un peu ça Jukai.

Encore une fois, c’est génial Ushikubi de Shimizu. Il s’ancre une autre fois dans la réalité des pratiques youtube de la jeunesse pour s’engouffrer dans un monde de visions et d’illusions (d’ailleurs si vous voulez voir ce que font réellement les japonais sur youtube: https://www.youtube.com/@kuroshiro_channel/videos ou https://www.youtube.com/@OCCULTSWEEPERS/videos ). La variation c’est que l’on quitte le monde du gothique féminin pour retourner aux légendes rurales burlesques et monstrueuses. Shimizu revigore le genre en créant meme de nouveaux symboles dans son réseaux d’oeuvres qui sont une alternative à la femme en rouge. Il propose en plus des introductions youtube, le garçon messager de la mort qui s’essuie la bouche. Ce qui est logique puisque c’est lui qui est derrière la figure de Toshio.

Mais sa manière de revitaliser le genre est aussi beaucoup plus profonde dans les ramifications de l’œuvre. Il synthétise le cinéma rigolo de Koji Shiraishi dans la première heure (puisque ce dernier était le cinéaste dominant de la J-horror durant les années 2010) avec ses jeunes qui enquêtent dans le fin fond du Japon. Puis synthétise celui de Mari Asato dans la deuxième heure puisqu’elle était aussi la figure innovante du genre durant cette période en ramenant des motifs occidentaux (dans Bilocation avec ses doppelgänger par exemple dont Ushibuki s’inspire mais aussi l’internat de jeunes filles dans Gekijouban Zero, d’ailleurs je conseille vivement ce dernier qui est l’un des grands films gothique des 20 dernières années). Le truc c’est comme Asato, les formes numériques que va utiliser Shimizu ne lui font pas transcender le genre, au contraire elles lui font retourner aux origines pre-cinéma de la J-horror. Au manga et à la photographie. Le premier aspect est par le choix des actrices. Bien sur pour avoir le budget qui lui permet de tenter tout ça, il lui faut des talento (ainsi va l’industrie nippone depuis 15 ans) cad des acteurs qui sont reconnus d’abord comme des figures publiques type modèle ou chanteur ou idol. Dans Inunaki c’était Ayaka Miyoshi (que j’étais très content de voir puisqu’elle a débuté dans Sakura Gakuin, qui était un groupe d’idols dont BABYMETAL était à l’origine une sub-unit…), dans Ushibuki c’est Koki (que je suis aussi content de voir lol) qui pour le coup fait partie de la nouvelle génération de modèles japonais (oui ça a l’air étrange quand je le dis comme ça, mais quand on suit le cinéma japonais et le monde artistico-médiatique nippon mainstream il est très facile de savoir qui est qui, qui fait quoi et même qu’elles sont les actrices qui vont soudainement apparaitre à Cannes bientôt…). Si il y a des raisons économiques l’effet que provoque la présence de ces figures est aussi de ramener le public de jeunes filles car Shimizu rappelle justement que c’est de là que vient de cinéma. Les magazines pour jeunes filles dans les années 80 ont été la matrice de la J-horror. Et le plus célèbre Gekkan Halloween faisait justement la synthèse entre ce monde de modèles/chanteuses/idols et les manga d’horreurs (je rappelle au passage que Tomie a été publié à l’origine dans Gekkan Halloween). Bref, la trilogie de Shimizu réinscrit l’horreur dans un imaginaire populaire typiquement féminin au Japon. D’un plan à l’autre on peut meme penser aux couvertures de Gekkan Halloween (que je vous conseille aussi de regarder car elles sont géniale, et ça vous fera relativiser sur le fait qu’en meme temps en France, Ségolène Royale cassait les couilles à tout le monde car des têtes explosaient dans Hokuto no Ken pendant que les filles japonaises collectionnaient des magazines avec des couvertures qui ressemblent à l’affiche de Evil Dead lol). Et en parlant de photographie, l’autre truc c’est bien sur le traitement de la photo.

Pour différencier les périodes car l’oeuvre se déroule sur deux temporalités, Shimizu utilise le potentiel du numérique sur la nature meme de la lumière avec une sorte de flou gaussien. Ce qui a aussi l’effet de rappeler la photographie argentique, et plus précisément celle qui est utilisée pou de la faible exposition (genre 800iso ou plus) ou celle typique du 120mm. C’est deja ce que faisait Mari Asato dans Gekijouban Zero, qu’elle justifiait par la présence d’un petit garçon photographe qui justement utilisait du 120mm. Sauf que Shimizu n’a pas besoin de justifier, c’est le spectateur lui meme qui est soumis à ces degrés de réalités comme différents degrés de photographies. Ce qui évoque meme les origines de la photographie spirite du genre.

Tout est donc caché puis révélé dans un coin de l’image, dans un mouvement de caméra, dans un reflet, dans la réflexion de la lumière sur la pupille. Encore une fois la maitrise du cinéaste à nous plonger d’un plan à l’autre dans la folie comme dans différentes dimensions est démente. Il utilise pleinement la plasticité fantasmagorique de la captation et des effets numériques alors meme que le genre c’était construit dans le bruit et le flou approximatif de l’esthétique propre à la vidéo et la VHS. Tout le délire de viralité prend donc une autre ampleur quand meme le numérique peut émuler l’argentique et qu’il peut se faire corrompre à l’aune de son artificialité. Il y a aussi ce truc de portable qui s’exprime tout seul pour dire « possession », chose qui en plus d’etre une bonne idée et juste dans la banalité de cette dernière, qui n’a jamais eu son smartphone soudainement lui parler pour lui demander de répéter un mot qu’il n’a jamais dit ? Bref. Magnifique trilogie. Je ne sais pas s’il y en aura un autre, mais le retour de Shimizu me permet aussi de constater le manque totale d’idées dans le panorama de la production fantastique mondiale que je me tape depuis des années dans les festivals parisiens. En dehors des espagnols et des sud-américains, il semblerait que les japonais soient les seuls à continuer de voir le cinéma d’horreur comme une sorte de cinéma au cube ou l’on pourrait tout tenter pour figurer les impasses abyssales de la raison. Shimizu est de retour, et il me semble en vérifiant ici et là, que la J-horror également. C’est peut-etre le moment pour tout le monde de jeter un œil aux tribulations des filles aux longs cheveux noirs.

Le retour au monde rural dans la trilogie comme un monde de fantasmes et de traditions archaïques est aussi bien pertinent quand les jeunes japonais qui aujourd’hui retournent à la campagne pensaient la meme chose de l’aliénation de la ville il y a 20 ans. Il semblerait que les fantômes japonais n’aient pas grand chose à voir avec l’espace qui les fait naitre, et tout à voir avec le regard des aliénés sur ce dit espace. Que ce soit la ville ou la campagne, ils ne peuvent jamais fuir le trou noir au fond de leur regard. Shimizu et Hamaguchi font le même constat !

les corps abominables

Dans les tribulations industrielles de la production hollywoodienne, les œuvres sortent par pack ou par paires thématiques de nos jours. On a même plus besoin d’attendre le succès d’une œuvre phare pour en avoir les variations. Le thème de « l’anamnèse feministo-new age » du début de l’année (Argylle, Poor Things, Madame Web…j’en parlais ici: https://kinotaksim.wordpress.com/…/linternationale…/), « le cycle des singeries » qui a lieu en ce moment (Monkey Man, Kong x Godzilla, La planète des singes) et puis « House of Psychotic Women » pour citer une critique canadienne qui avait une hype sur les internets il y a une décennie (Immaculée, The First Omen). On peut donc s’amuser à confronter les œuvres en temps réel voire d’une séance à l’autre comme dans un festival qui ne dirait pas son nom. Une partie de mon parcours cinéphile venant de la branche Schroeter-Polanski-Borowczyk-Argento-Zulawski-Bunuel, il va sans dire que je suis beaucoup plus attentif au dernier thème. Meme si j’aurais l’occasion de revenir sur le cycle des singeries car je dois promouvoir mon idée que la collaboration indo-chinoise doit se faire dans une saga Hanuman x Sun Wukong. Bref.

Immaculée n’était pas mal dans l’organisation du méta-discours autour de son actrice, son corps principal, Sydney Sweeney. Meme les spectateurs peu regardant avait très bien compris que l’œuvre produite par l’actrice était à la fois un véhicule de promotion de son spectre de jeu mais aussi une « déclaration » sur son corps et l’aliénation qui en découle depuis son succès dans Euphoria. Il y avait une justesse dans l’esthétique viscérale que mettait en scène Michael Mohan et dans le jusqu’au boutisme de la démarche. On était presque dans ces œuvres des années 70 qui ont fait les grandes heures de l’hystérie sur pellicule. Le presque vient justement du regard beaucoup trop propre sur l’institution religieuse, certes elle est condamnée par le tournant gothique de la situation mais elle est d’abord montrée et filmée comme une suite de jolies tableaux dont la lumière rendrait justice à toute une école de peinture italienne. C’était là, la grande faiblesse de Immaculée, on veut montrer « du sale » mais en faisant du jolie cinéma. Ce n’est pas une contradiction insurmontable, c’est qu’elle n’est pas assez extrême car le regard sur le couvent est beaucoup trop sympa. Je ne sais pas si c’est parce que la société est beaucoup plus séculaire qu’à l’époque des cinéastes que j’ai cité, mais il est évident que les gens derrière Immaculée n’ont pas compris que la dévotion est deja en soi, une folie, une aliénation. Que même la vie des petites nonnes comme des gentilles mamies que l’on croise dans la rue est vertigineuse car leur foi a littéralement tordu leur perception au point qu’elles choisissent une vie de réclusion et de répétitions jusqu’à leur mort. Il me semble que Immaculée oublie justement que personne ne va dans un couvent pour s’émanciper, c’est le contraire. Et ce n’est pas non plus un espace de « sororité » malgré les appellations de « sœur » comme la première partie de l’œuvre voudrait le montrer par une sorte de joliesse superficielle. Je parle de ma connaissance de la chose ayant grandi dans l’un des deux seuls départements français ou l’église et l’état n’étaient pas séparés (https://www.senat.fr/leg/ppl14-329.html). Mais surtout, il suffit de regarder la fièvre religieuse qui a lieu dans toute l’Amérique pour comprendre que l’œuvre faibli dans sa vision propre de ce que sont « les sacrifices » à l’aune d’une vocation. Sydney Sweeney porte le tout par les temps longs que lui accorde le cinéaste mais aussi la production dont je rappelle elle fait partie. Une actrice qui voulait s’émanciper se retrouve prisonnière du cadre symbolique qu’elle avait choisi pour mettre en scène son émancipation, car oui, Sydney Sweeney vient d’une famille du Midwest, elle ne pouvait pas totalement « cracher » sur l’aliénation au cœur de sa culture.

C’est là ou se loge la réussite de The First Omen qui est aussi un portrait d’actrice en filigrane. Cette fois c’est Nell Tiger Free. Mon admiration pour cette dernière est deja acquise puisqu’elle est apparue dans les images des cinéastes qui poursuivent ce cinéma des années 60-70. Chez NWR dans sa série Too Old To Die Young, et bien sur chez Shyamalan dans Servant ou elle jouait deja le rôle d’une « sorcière ». Quand elle incarne finalement cette figure au cinéma, devant la caméra de Arkasha Stevenson (qui a réalisé des épisodes de Channel Zero et de Légion, des séries géniales, justement sur le traitement de la psyché), bien sur que le résultat s’avère beaucoup plus fou que le geste promotionnel de Sydney Sweeney. D’ailleurs les deux œuvres ont plusieurs séquences en commun, mais la plus marquante est celle d’un accouchement en plan-séquence debout. Si celui de Immaculée se joue en gros plan sur le visage de sa star, celui de The First Omen se joue sur le corps et les dislocation des mouvements de son actrice-sorcière qui rappelle Isabelle Adjani dans Possession. C’est dans cette différence que se joue l’appréciation des deux œuvres, car Nell Tiger Free est bien un corps dévoué dans l’œuvre, c’est une actrice. Elle ne contrôle rien, elle n’a rien à défendre, elle incarne seulement le rôle d’une exaltée qui ignore l’étendu de sa propre démence. D’ailleurs le tout est assez malin pour construire sur la persona que l’actrice a construite durant les différentes saisons de la série de Shyamalan. Entre la naïveté dangereuse d’une religieuse du midwest, et la beauté vénéneuse des jeunes femmes conscientes de leur pouvoir de séduction (c’était l’un des grands trucs de The Neon Demon, sauf qu’ici point de néons, juste le démon…). Elle devient justement prisonnière des différents type de regard qui ne sont pas seulement sexuels. Ce que Immaculée oublie, c’est que l’immaculée conception dans la liturgie chrétienne n’est pas la naissance du christ, c’est la naissance de la Vierge Marie qui vient elle-même d’une mère sans père. C’est dans la rectification des origines monstrueuses de cette croyance que peut se déployer la folie de Arkasha Stevenson. Dans des ellipses qui confondent visions et réalité, c’est l’imaginaire chrétien qui est replié sur lui même. Ce n’est pas la petite sororité bien rangée de Immaculée qui cacherait des actes innommables, c’est l’ensemble du couvent qui est montré comme différent degré de la même folie. Dont bien sur la plus souterraine, celle de la catabase, révélerait le plan ignoble de contrôle de l’Église non pas seulement sur le corps des femmes, mais sur les mères comme sur les fils comme un Bene Gesserit. L’œuvre joue bien avec cette idée de niveau par le truc tout con de construire dans les interstices d’un cut. Le saut logique d’une image à l’autre incarne la fièvre au cœur de la dévotion jusqu’à la folie totale. Et puis pour une année avec différents plans de vulves, il faut saluer le plus audacieux car il ouvre l’œuvre. Une vulve sculptée dans le crane d’un prêtre corrompu, et c’est seulement le début. Je dois aussi dire que mon appréciation est décuplée car il y avait un mec au premier rang de la salle 1 de l’UGC des Halles qui était extatique durant la plongée des 30 dernières minutes, on dirait qu’il était affecté physiquement par la musique et les images, il enlevait sa veste, la remettait, enlevait son chapeau, changeait de positions. Il semblait autant possédé par l’œuvre que l’actrice à l’écran. C’est génial.

Il y a aussi toute cette symbolique qui vient tout droit du cinéma que j’aime. Les visions d’araignées, les cheveux de Nell Tiger Free, le chaos politico-social qui existe dedans comme dehors, et évidemment, Rome. Et les longs regards de l’actrice qui monte d’un cran dans l’intensité fanatique dont elle devient la marionnette. Je dois aussi rajouter que j’aime bien la saga de base. Parce que avec l’Exorciste, ce sont probablement les deux « saga » les plus connus car elles ont le plus résonné dans ce territoire dont l’ombre du Vatican assombri toujours les esprits qu’est l’Amérique (du Sud au Nord). Donc les gens regardaient ces œuvres religieusement, et la peur qu’ils éprouvaient quand j’étais plus jeune devant les deux étaient tellement profonde qu’elle me laissait songeur sur les possibilités du cinéma. Pour ma part, je voyais cette arrivée de l’antéchrist comme une sorte de shonen. Et c’était évident car le meme cinéaste qui a fabriqué la figure de Damien, est celui qui a fabriqué au cinéma, celle de Superman. Ce n’était pas deux faces d’une même pièce pour moi, c’était littéralement la même chose dans deux imaginaires différents. Les uns disent Kwisatz Haderach, et les autres disent Abomination.

Rouge Vert Bleu et Orange

Le truc avec Alex Garland, c’est que c’est toujours évident ce qu’il tente de faire. Je ne sais pas si c’est un travers de scénariste ou une faiblesse de cinéaste, mais même quand il tente d’épaissir ou de « dialectiser » ses trucs, ils sont toujours ultra évident. Il a toujours…un message très (trop ?) clair. Néanmoins, il y a toujours quelque chose d’hypnotisant dans ses œuvres également, en tant que cinéaste. Parfois il y a des moments ou tout flotte et on aimerait que ses œuvres prennent la direction de cette apesanteur, qu’elles s’envolent par delà la prison de l’alphabet qu’il aime tant. Dans Civil War tout est joué dès la première séquence dans la chambre. La journaliste veut capturer le président car la fonction des journalistes est celle très biblique (oui chez Garland c’est toujours les grosses grosses pompes mythologiques) d’être des témoins. Ils vont donc s’embarquer dans un chemin de croix pour être les yeux et les oreilles d’un monde qui n’entend plus et ne voit plus. Si ce catéchisme du journalisme semble parfois pertinent sa division en 4 entités permet une circulation de la « foi ». Il y a le sage, l’exalté, la convertie (récemment baptisée par le feu de la manif du début) et la passionnée. Bien sur la passion est une souffrance, ils vont tous connaitre l’envers de leur foi à travers des situations ou ils vont vivre la confirmation de cette dernière ou une épreuve. C’est là ou Garland trouve son truc, ce sont des photographes donc on va jouer sur le regard et sur la photographie de l’oeuvre.

Ainsi la passionnée qu’est Kirsten Dunst ne voit le monde qu’à travers le prisme de sa passion. Celui de son long objectif qui diffracte la lumière. Bref. Les scènes qui incarnent sa subjectivité sont en décalage RVB. On voit à l’écran les trois couleurs qui constituent une image dans un affichage permettant sa diffusion qu’il soit électronique ou analogique. Ca incarne surtout son détachement du monde, oui le prix de la passion est paradoxalement de cesser le lien avec le reste de l’expérience humaine pour se concentrer sur son objet jusqu’à la dévotion. Bien sur il y a un transfert du RVB de la passionnée à la convertie puisque le parcours est aussi initiatique. Le dernier plan sur la rookie après qu’elle ait pris la photo est en décalage RVB. Le sage/raison disparait pour que puisse se faire encore une fois par un truc très christique, le sacrifice, le passage de flambeau. Le jeu de regard et de diffractions ne sert qu’à mettre en scène cette idée, l’apathie se transmet et s’apprend, c’est même à ça que servent les journalistes. Et bien sur que pour traiter d’un pays ou le président prête serment sur la bible, ce n’est pas si con, de traiter les journalistes comme des apôtres. Mais surtout de montrer que les journalistes sont une congrégation sociale comme une autre avec leur croyance, leur tempérament, leur regard qui n’ont pas grand chose à voir avec la vérité ou la réalité, là est la subversion de Civil War.

Si les jeux de longues focales, de diffractions et justement la contamination des regards par les images m’intéressent. Si l’oeil derrière le RVB est fascinant, le ghost in the shell. Il y a un truc que j’aime chez Garland réellement, c’est ce qui trahit que son imaginaire vient des années 80-90 (et qu’il y est un peu bloqué), c’est la dimension « playlist » de son cinéma. Peut-etre que c’est à cause de son éclectisme, ou peut-etre que c’est parce que j’ai des gouts similaires en musique. Il arrive souvent à m’attraper par cet angle. Et c’était le sommet de sa série DEVS. Son coté clippeur, mais de clips contemplatifs. C’est d’ailleurs par la musique qu’existe ces moments de flottements dans son cinéma ou je suis à deux doigts de lui demander d’arreter d’essayer de faire le philosophe à deux balles, et juste de « go with the flow ». Quand je regarde ces oeuvres, j’ai à chaque fois ce fantasme que la facture industrielle hollywoodienne s’arrete brusquement, et qu’il dérive dans la contemplation ou l’abstraction totale. Durant la scène de la foret en feu, je me disais « putain j’aurais bien aimé qu’à partir de là un cinéaste argentin prenne le relais car en fait on s’en fiche de Washington, de la quête, et de tout ça, on a deja vu le charnier, on a plus besoin de voir les ruines ». Mon rêve ne sera jamais réalisé car Alex Garland en tant que bon britannique est atteint du White Man’s Burden. Il a toujours besoin de raconter son truc avec un très grand sérieux comme s’il était Einstein devant l’éclipse, et que finalement il pourrait tester sa théorie. Je le comprends à l’aune de l’état du monde, je comprends moins sa volonté de vouloir en rajouter une couche en tant que cinéaste. La musique le sauve. Elle indique aussi sa grande limite. Si Alex Garland est presque typiquement britannique, c’est qu’il me fait penser à ces groupes qui ont émergé dans les années 80 dans le sillage de Joy Divsion. Comme le groupe de Ian Curtis, ils avaient tous des noms qui rappelaient « les heures les plus sombres » de l’Histoire du XXème siècle. Sauf que leur romantisme mélangé à une sorte de critique sociale confuse les menait toujours à la lisière et parfois compatible à l’imaginaire réactionnaire dont ils se moquaient. En gros, ça faisait des groupes de mecs dont l’esthétique était indissociable des descendants des « heures sombres », et leur anticommunisme typique des années 80, faisait une belle confiture de signaux contradictoires. Parmi ces groupes il y en a un dont j’appréciais beaucoup la musique, c’est Death in June. Et ils avaient le syndrome Garland. Leur romantisme et leur poésie n’existaient que dans l’imaginaire partagé avec les fascistes dont jusqu’à aujourd’hui on ne sait pas s’ils critiquaient réellement quoique ce soit, et surtout ils assumaient des positions racialistes…Garland joue aussi à ça, pas aussi débile qu’eux cependant, entre le retour au féminin sacré de Men, le double monde monstrueux de l’altérité de Annihilation, la femme-robot de l’Eve future dans Ex Machina, la mégalomanie complotiste de DEVS et maintenant la collapsologie eschatologique des témoins de America dans Civil War, ce monsieur ne cadre ses œuvres que dans un imaginaire qui s’il n’était pas celui d’un artiste ferait partie de la rhétorique d’un twittos badge bleu. Et je dois dire que c’est assez fascinant de voir ça, car c’est extrêmement clair de deviner dans quel impasse il est, autant que le RVB ! En ce printemps de singeries, il se peut que les primates les moins nuancés soient dans Civil War. D’ailleurs il me fait penser à cette chanson de Death in June (ah oui l’époque oblige, n’écoutez pas le groupe, c’est pas bien ! Et pour rassurer les lecteurs, je n’ai jamais payé pour écouter leur musique !).

« They’re making the last film

they say it’s the best

And we all helped make it

It’s called the death of the West

the kids from Fame will all be there

Free coca-cola for you!

And all the monkeys from the zoo

Will they be extras too? »

Puisque c’est la mort de l’Ouest, il faut bien le contre-champ de l’Est, de l’Orient. Il est amusant de constater que c’est des ruines du colon pornographe qu’est Danny Boyle que doit s’extirper Dev Patel dans Monkey Man. Danny Boyle dont l’un des scénaristes fut…Alex Garland. Le Monkey Man semble être le cadre de cinéma dans lequel il s’est fait enfermer à cause de Slumdog Millionaire. L’impulsion de Dev Patel et sa rage perceptible dans l’oeuvre à l’incarner et la mettre en scène est compréhensible. S’il singeait le « bon indien pas mort » en Occident pendant une décennie, il vient rappeler que dans la culture de ses parents dont il revendique finalement l’héritage, le singe est un dieu. La prouesse de Monkey Man n’est donc pas seulement d’offrir un contre-champ, mais un contre-cinéma. Par une sorte de miracle dont on pourrait accuser « les dieux du cinéma », Dev Patel parvient à s’inscrire dans l’axe esthétique indo-hongkongais de l’histoire du cinéma. Il épouse la fièvre qui anime les cinéastes indiens à mettre en scène des fresques cinématographiques comme de grandes cérémonies dont la musicalité du montage et l’emphase sur les couleurs/lumière feraient écho à la réalité des cultures indiennes.

On retrouve ce que j’avais appelé le cinéma luciférien ou justement quand il est transposé en Inde, le cinéma diwali. Ce geste qui consiste à traiter les images comme une matière dans un bouillon qui serait le chaos presque cosmique de l’existence pour y faire advenir une transe qui nous reconnecterait à nous meme comme à l’ensemble de ce qui existe. Et Dev Patel à très bien compris cela, quand il mélange les régimes d’images, de téléphones, de types de caméra mais surtout de point de vue jusqu’à l’abstraction. On retourne au fondement d’un cinéma comme religion propre à l’Inde, entre la matière en ébullition et le feu de la lumière des révélations comme des révolutions. Patel est tellement habité par ça, qu’il arrive meme à produire la meme image que Arun Matheswaran dans Captain Miller, celle d’un militaire devant un brasier. Mais là ou il va plus loin que ce qui est permis en Inde, c’est dans son attaque contre le pouvoir en place.

Du RVB au BJP, il y a une autre couleur le orange. Celle que porte les hindous et qui est devenu la marque du parti de Modi. Dans Monkey Man, le cinéaste ne cache pas que c’est de cela dont il s’agit, la fièvre n’est donc pas seulement celle du Monkey Man, c’est aussi la ferveur politique qu’il tente de montrer. Il donne une image à ceux qui n’en ont plus, les hijras. Ce troisième sexe qui est au cœur de la culture hindou, et que pourtant les hindous rejettent aujourd’hui car ils ne pensent plus l’Inde que dans le cadre du colon. Cadre que Dev Patel tente de briser en faisant le cinéma opposé à celui qui l’a fait connaitre avec la même matière. En retournant dans l’imaginaire dans lequel Boyle l’avait enfermé pour l’accepter et l’incarner, ne plus le subir. Hanuman et les hijras c’est tenter par les moyens du cinéma et la grammaire spécifique au cinéma indien de rappeler à ces derniers que la politique dans laquelle s’est engagée le pays va à l’encontre totale de leur croyance, plus grave, de leur cinéma. Pendant un moment le gourou est filmé parle prisme d’une télévision, on aperçoit son image diffracté par la présence des couleurs RVB, l’écran révèle. Il ne s’agit pas des les raisonner (c’est d’ailleurs l’intelligence du truc, ça ne sert à rien de tenter de rationaliser des croyants, il a donc appris leur langage celui dont en tant que indo-britannique, il a hérité sans le vouloir) , il s’agit des les toucher par l’alchimie des images pour qu’une partie de ce pays se rappelle ce qu’il est vraiment.

Tout n’est pas génial, mais on arrive parfois à toucher le cinéma total du Tsui Hark des années 90. Un cinéma impressionniste qui utilise les plans comme des sensations, comme des couleurs au tableau général que dépeint le cinéaste . Le orange est aussi la couleur du feu. Celui de la mort et de la renaissance chez les indiens. C’est ce que Dev Patel met en scène également, sa propre renaissance en retournant à l’Est pour faire ce que les ruines de l’Ouest ne lui permettent plus, d’incarner un corps de cinéma, pas seulement une image, un corps de chair et de sang. La naissance est bien sur affaire d’efforts, de souffle, de larmes, de sang et de douleur. C’est ça d’etre incarné, et c’est la grande réussite qu’un cinéaste puisse offrir à un acteur. Dans le bain de la lie et du stupre au cœur de l’obscénité des jeux de castes et de classes, un acteur nait comme un guerrier qui se battrait contre l’injustice autant que contre ce qu’il pensait être. La fresque qui est le genre favoris des blockbusters indiens trouve également une forme plus fragile mais tout aussi épique. Le grand truc mystique de l’oeuvre n’est pas seulement cette grande messe comme une danse et une transe, c’est que Dev Patel accouche de lui même. Cinéaste et acteur son cheminement en tant que Hanuman est d’avoir eu le courage de se diviser à la tache, pour qu’existe une œuvre qui brille par sa singularité. La vraie beauté de la chose est là, un mec a fait la paix avec son image, son corps et ses actes. Sa croyance dont on ignore si elle est victorieuse au finale devant l’héritage que représente la fresque murale (https://kinotaksim.wordpress.com/…/les-fresques-et-linde/), c’est celle qu’accorde un regard naissant au pouvoir du cinéma. Et c’est ce qu’il manque à Garland dont il est clair qu’il ne croit en rien sauf à ses idéologies mortifères, même pas en lui-même.

la bête immonde de Joseon

Dernière série de 2023, et dernière série avant un moment pour moi. J’avais commencé mon exploration rigoureuse du monde sériel avec le confinement, et puisqu’on est dans la semaine « anniversaire », des quatre ans du confinement, il est temps de conclure cette expérience (oui je vais pas regarder la version US du problème à trois corps ou je sais pas quel truc hype va sortir une plateforme de son chapeau, sauf les anime bien sur). USA, France, Chine, Japon, Thaïlande, Russie, Angleterre, Italie…j’ai vu les productions télévisuelles de beaucoup de régions, de la télévision russe à HBO en Indonésie. Bref, je vais pas me lancer dans une grande étude transversale, en tout cas pas pour le moment. Surtout que j’ai deja trop écrit sur les drama et les télénovélas. Mais je peux au moins dire que la fièvre sérielle, c’est beaucoup de bruits pour beaucoup de conneries, beaucoup de « manjé kochon » comme on dirait en créole. Mais bien heureusement ce n’est pas le cas de Gyeonseong Creature ou la Créature de Kyongsong. Enfin pas totalement.

Comme d’hab le problème avec les productions Netflix, surtout en Corée du Sud, c’est qu’il y a 10-15 ans, ça aurait fait une œuvre de cinéma génial en 2h30. Maintenant on doit se taper un machin de 10h, alors qu’il y a un grand film qui se cache dans les morceaux de tout ça. Il y a quand même truc audacieux d’aborder le sujet de la colonisation japonaise par le prisme très sulfureux des hôpitaux qui étaient en réalité des laboratoires secrets ou les nippons faisaient des expériences pire que les nazis. Malgré le geste pulp avec sa team de marginaux qui va devoir se retrouver au centre d’une révolte voire accompagnée le mouvement résistant d’indépendance coréenne et l’influence des 20 dernières années de jeux vidéo/cinéma d’exploitation (on pense à Resident Evil), il y a quand même une sorte d’équilibre et de rigueur formel. Les gros moyens de la série pour la construction des décors rappellent aussi la démesure transgressive dont pouvait parfois faire preuve une partie des western italiens. En tout cas la subtilité politique de l’entreprise est du même ordre. On construit tout car la destruction matérielle à l’image et symbolique pour le spectateur n’en sera que plus belle. Il n’y a donc aucune subtilité. Sauf que la série arrive à être plus intéressante sur la présence du fascisme nippon que les 10 ans de blockbuster coréens qui tentent de montrer cette meme époque de la Corée. La ou chez Ryo Seung-Wan (Battleship Island) ou chez Choi Dong-hoon (Assassination), les japonais sont juste des monstres de sang froid, dans Gyeonseong ils ne sont pas uniformes.

Il y a trois visages du fascisme nippon. Le militaire qui dirige l’hôpital et dont tous les autres militaires sont des avatars qui n’ont pour seul but de faire régner l’ordre dans le sang et la mort. Le scientifique qui voit là une occasion de se servir des colonisés comme des cobayes à volonté et dont la liberté que lui apporte sa place de tenter toutes les expériences possibles et imaginables, habité par une ferveur religieuse de « faire évoluer l’homme ». Lady Maeda qui est une aristocrate d’une grande famille japonais (l’incarnation meme de la bourgeoisie) et qui voit dans cette affaire un moyen de profiter pour conquérir de nouvelles propriétés, dont l’amour du beau coréen self made man Jang Tsae-tang (oui la question coloniale est aussi une question érotique puisqu’il s’agit de soumettre des corps à une logique raciale qui se confond parfois aux désirs des dominants comme des dominés). Bien sur Lady Maeda fait le lien entre le militaire et scientifique puisqu’on apprend que l’argent pour bâtir l’hôpital vient de ses connexions militaires et que les expériences sont à sa charge. Et tout ça va bien sur s’incarner par des luttes de ressentiments, vengeances, possessions des japonais sur les coréens au sein de l’hôpital qui sert d’espace révélateur dans l’espace colonial, une sorte de lieu micro ou va se jouer le macro de l’impérialisme japonais. La série dans ses moments les plus justes parvient à transmettre les sentiments et les idées qu’elles montrent, surtout dans le moment de l’attaque de l’hôpital sur trois ou quatre épisodes entre l’épisode 04-07. Dans les niveaux et les couloirs de l’hôpital ce sont les soubassements de l’Histoire qui nous sont révélés autant que le dépit, le désespoir et la colère des protagonistes qui tentent de libérer les prisonniers que de transcender leur condition de profiteur dans le même souffle. Il y a un truc qui est juste dans le bordel de ce moment qui dure au moins 3h. Comme j’en avais discuté l’été dernier, le cinéma coréen est la vitrine de la Corée du Sud, les séries sont l’endroit ou le pays lave son linge sale, en famille. Nous sommes donc appelés à nous rappeler que cette période de la Corée du Sud, n’a jamais réellement pris fin. La créature qui donne son titre à la série, la bete immonde qui figure par la plus atroce des carnation le fascisme japonais est en réalité la mère de l’héroine Yoon Chae-ok (bien sur interprétée par la toujours très belle, Han So-hee, d’ailleurs les deux stars de la série sont le symbole de cette génération d’acteurs qui brillent à la télévision depuis 5 ans…Park Seo-Joon et Han So-hee sont les deux visages de la jeunesse coréenne idéalisée, il n’est pas étonnant qu’ils incarnent cette meme jeunesse dans la période la plus sombre de l’histoire récente du pays). La mère de Yoon Chae-ok auquel les militaires japonais ont introduit un parasite, qui l’a transformé en monstre qui tue par des tentacules pénétrantes et par succion. La subtilité est bien absente, c’est donc bien de viol dont il s’agit. Le gendre idéal de la Corée du Sud et la jeune femme rebelle (c’est l’image de Han So-hee dans les médias coréens, car elle fait souvent la polémique) vont venger la mère violée, la mère patrie mais aussi les femmes de conforts, les femmes violées par les soldats de l’armée japonaise. Le linge sale est d’aborder en une série, « les femmes de conforts », les laboratoires secrets (comme le très connu 731 en Mandchourie), les « profiteurs » de la colonisation et la résistance. Et la série réussit ce programme au moins pendant 3h ici et là. Comme dans la séquence ou Tae-sang comprend qu’il doit se sacrifier pour sauver les rescapés de l’hôpital et que le hors-champs nous donne l’impression qu’il est mort, alors que non, il s’est caché pour continuer l’attaque. Car justement le sacrifice est l’arme des japonais, dans la série il n’y qu’un seul sacrifice, celui du père coréen qui va embrasser son échec en rejoignant sa femme devenue un monstre dans la mort. La série montre que la vitalité est toujours du coté coréen. C’est là qu’elle est la plus intéressante, quand elle tisse dans son versant mélodramatique, l’amour, la solidarité et l’amitié qui sont le remède au poison fasciste que les japonais tentent de perfectionner à travers leurs expériences.

Le problème c’est que le héros Jang Tae-tsang, tout comme la rue dans laquelle se déroule la majorité de l’action et sert de microcosme de la Corée de l’époque, est un marchand. C’est un petit boutiquier. Finalement la libération de la Corée se ferait dans la transmutation d’un boutiquier profiteur en boutiquier émancipateur. La bête immonde ne meurt pas. Puisque dans la série sont destructeurs était aussi l’un de ses parents. Joseon est montré comme une rue marchande dont les créateurs de la série ne cachent meme pas l’artificialité et pourquoi devraient-ils le faire ? Le tiraillement de la Corée du Sud à l’aune d’une fiction qui voudrait célébrer l’émancipation ne dépasse pas la séparation qui a suivi. Ce n’est pas un hasard si la série était le blockbuster qui devait conclure l’année 2023, l’année des 70 ans de la fin de la guerre de Corée. La propagande est bien là, la solidarité bien sur, mais sous l’auspice du monde marchand et de la libre entreprise. Le personnage de Jang Tae-tsang n’est devenu un résistant qu’à partir du moment ou son business était menacé. Le voila le héros de la nation…du sud. Le corps de la bête disparait dans les eaux du calcul egoiste, mais le parasite est transmis à la fille, comme garant d’une vitalité nouvelle. La série prend parfois les atours de l’immondice qu’elle pense dénoncer, il n’y a pas un blockbuster coréen à la télévision ou au cinéma qui n’évite cela, car il ne faudrait pas non plus être trop à gauche quand on est aussi adroit avec une caméra dans le pays du matin calme.

Reste quand meme cette vision d’un soldat japonais mutilé, quasiment un homme-tronc à la Ranpo Edogawa, à la Masumura ou à la Wakamatsu, qui demande à son autorité le militaire scientifique de tuer la bête. Il a payé le prix qui lui a permis de comprendre que la bete immonde se nourrit d’abord des enfants qui appliquent sa volonté. Et là, le scientifique japonais fier de lui, se tourne et sourit. Je crois que c’est l’une des scènes les plus justes du cinéma et des séries coréennes récentes sur le fascisme japonais du passé et du présent. Dans la scène le scientifique est au milieu du cadre, on ne peut éviter son visage, pourtant il se retourne pour sourire. On ne discerne son sourire que par les mouvements de son visage. D’ailleurs est-ce réellement un sourire ? C’est là, le fascisme nippon en plein jour ne cache ses ambitions en plein jour que parce qu’il est de dos. Pourtant ceux qui ont vu son visage savent qu’il jubile. Ca me fait penser à une photo de Shinzo Abe il y a quelques années, l’ancien premier ministre posait dans un avion ou le nombre 731 était clairement visible au premier plan le pouce levé. Cela avait provoqué la fureur des médias coréens, chinois et philippins. Le premier ministre n’a jamais eu de compte à rendre sur cette photo, il continuait tranquillement ses sorties le sourire au lèvre. Ainsi a vécu Shinzo Abe, le petit fils de Nobusuke Kishi celui que l’on surnomme en Corée, en Chine et même au Japon, « le boucher de Mandchourie ». Différents visages, le meme parasite inséminé de gré ou de force, le nec plus ultra. « L’hydre japonaise » comme le désignait certaines affiches de propagande française pour appeler les troupes à « défendre » l’Indochine . Le rêve du fascisme nippon à travers ses visages, c’est qu’il jubile non pas du fantasme du pouvoir que lui apporte la bête, mais du fantasme de ne l’avoir jamais perdu et de savoir qu’il perdurera. Et pour le coup, le Japon contrairement à son habitude, n’est pas une exception sur cette question. C’est peut-etre ça la créature de Kyongsong. Si la femme transformée en monstre a un nom coréen, c’est par son nom japonais qu’elle est nommée dans la série, Seishin. Qui signifie en japonais, volonté. Et il semblerait qu’encore une fois…elle triomphe.

Long Day’s Journey Into Night Country

Comme on le pensait, Issa Lopez nous offert l’une des meilleures saisons de la meilleure série de la dernière décennie. Tales from The Loop. En répondant à Fukunaga et Pizzolatto sur à peu près tous les points, elle parvient même parfois à les dépasser. Ce n’est pas une saison miroir, c’est justement une saison polaire qui comble le vide de la polarité inverse à celle de la première saison. Une saison de femmes par une femme dans un genre féminin (gothique) voire féministe. Sauf que Issa lopez dont on reconnait la vision propre aux cultures sudaméricaines n’est pas dans le discours mais dans l’incarnation. Pour que l’on raisonne tout doit d’abord raisonner dans la matière de l’œuvre, la structure narrative, la mise en scène et même les actrices. Elle organise une sorte de grosse boucle qui contiendrait des boucles petites à plusieurs niveaux, certaines doivent cesser d’autres sont inatteignables. Il y a d’abord celle de Jodie Foster qui justement rejoue 30 ans plus tard son personnage de Clarice Starling dans une version brisée, celle qu’aurait pu avoir le personnage de Jonathan Demme si elle évoluait au fil des décennies dans cette police qui la ramène d’abord à son corps pour que puisse exister le corps policier. Il y a le froid polaire qui contraste le bayou de la première saison comme pour englober en une décennie les 4 saisons de la série, comme les 4 saisons des zones tempérées. Il y a ces histoires de luttes amérindiennes, d’exploitations minières, de métissages, de colonisation qui hante les USA comme les personnages et les condamnent à être prisonnier des visions d’un autre temps. Comme pièger dans une usine qui se superpose au monde, la boucle industrielle fait des êtres des entités marchandes qui ne peuvent sortir de la chaine invisible puisque les ouvriers voire les architectes de cette réalité mortifère sont absents du quotidien. Il y a enfin les boucles des relations intimes dans des nœuds quasi-mythologique, tuer le père, composer une famille, accepter la mort comme la vie et plus encore.

Si Issa Lopez peut se permettre de balayer l’ensemble de ces sujets en 6 épisodes, c’est parce qu’avant d’etre une scénariste géniale confirmée, c’est surtout la révélation de son génie de cinéaste. La série commence sur un plan séquence qui sera la boucle, la mécanique qui enclenchera les autres. La cinéaste consciente de son maniérisme le souligne en rappelant que la série s’inscrit plus dans une histoire du cinéma que de la télévision, mais dans une histoire corrompue qui s’est arrêtée aux années 80. Alors que les scientifiques d’une base en Alaska se font poursuivre par une entité qu’ils ne parviennent pas à décrire et que l’on ne voit pas, la télévision de la base se bloque et joue la meme scène de Ferris Bueller en boucle. Issa Lopez elle-même sait qu’elle doit se défaire de cette imaginaire limité. Ainsi sa mise en scène va invoquer Carpenter (nombreuses citations à The Thing comme si finalement c’était la seule chose à sauver des années 80 et à travers lui toute une vision iconoclaste du western), la J-horror (les femmes vengeresse d’outre-tombe sont partagées par les sud-américains comme par les Japonais), Del Toro et le moment gothique hispanophone des années 2000, et bien sur Fukunaga dont elle donne un versant féminin. Hauntologie ? Reverie ? Chamanisme ? tout à la fois, car tout est lié du micro au macro.

Le dernier épisode à ce titre est assez génial. On ouvre des trous pour retrouver la mémoire. Dans une sorte de construction symétrique, les trous de mémoire deviennent des espaces à explorer pour la retrouver. Ils donnent accès à des niveaux comme des dimensions, dans l’espace et le temps, mais aussi dans la conscience. Il se peut que les 6 parties de la saison qui se déroule pendant 15 jours de nuit, correspondent au cycle du sommeil. Plus on s’enfonce, plus les sons et les espaces deviennent poreux. Le sound design qui mélange les voix fantomatiques au vent devient insistant dans cette ultime épisode comme si les sens s’aiguisaient pour nous préparer au réveil qu’est la fin de l’enquête. Deux femmes perdues dans des souvenirs doivent faire le tour de ce qu’elles sont pour se réveiller. Elles ont passé toute une nuit sans savoir, et ce sont les lumières de la nuit qui les réveillent. Issa lopez travaille cette poétique de la nuit, on pourrait meme dire poïétique de la nuit tellement la série semble se rejouer pour déjouer ce que l’on pensait, mais ce qui encore une fois était là depuis le début visible par la lorgnette, le judas, de la grande histoire qui contient toutes les petites. Trou dans les portes de la perception.

L’autre chose passionnante, c’est l’angle fascinant par lequel elle détourne la boucle et les trous au cœur des autres itérations de True Detective. Deja car elle prend la logique de la série à l’envers, là ou commence par une interview (car la série est en réalité un récit rapporté dans la majorité des saisons) les autres, elle conclut par une interview, un rapport. L’autre chose c’est bien sur le rapport des détectives entre eux, si la série met toujours en scène des duo opposées, elle met en scène un duo complémentaire par une étrange démarche. Navajo et Liz sont en réalité mis en scène comme des personnages masculins. C’est là ou s’immiscent deux autres cinéma petit à petit dans la série, celui de Ridley Scott et celui de Cameron. Issa Lopez met en scène ces deux femmes policières comme des hommes policiers. Navajo par exemple reproduit tous les lieux communs du flic désabusé, elle va chez son amant seulement pour le sexe et le réconfort, elle est un père pour sa soeur, et elle se comporte comme une figure protectrice pour les autres femmes. Mais surtout elle est hantée par son passée militaire en Irak et par sa culture amérindienne qu’elle renie jusqu’à ce que son aliénation la pousse dans les gouffres de culpabilité. Liz est également un père de substitution pour son jeune collègue qui souffre d’un père abusif, la chef de la police de la petite ville. Les deux femmes incarnent deux formes de masculinités comme le seul moyen d’exister dans un monde d’hommes celui du corps policiers/militaires mais aussi dans le désert froid d’Alaska comme une négatif des déserts arides de la conquête de l’Ouest. Ce sont les fantômes de la masculinité comme hégémonie culturelle des rapports sociaux aux USA qui rongent ces deux femmes qui pour avoir le malheur de la performer au quotidien en payent le prix, celui de refouler ses faiblesses, ses émotions, ses désirs. Il ne reste que la domination et la frustration qui conditionnent l’ensemble de leur rapport au monde et à la société. Deux femmes qui dans une sorte de mouvement circulaire explorent le temps d’une nuit le spectre de la masculinité comme une impasse infranchissable. De l’autre coté de la nuit, des femmes entres elles, qui n’ont jamais accepté cette ordre du monde luttent à leur tour dans un combat qui a commencé il y a probablement 5eme siècle. Les polarités opposées sont en réalité portées par des corps similaires. Il y a une sorte d’homoérotisme masculin incarné par des femmes. La série va même jusqu’à suggérer la recomposition du duo de détective en une famille nouvelle ou les deux femmes qui ont brisé la boucle, transcendé le cycle se situent au-delà du genre.

Comme toutes les œuvres gothique féminines depuis un siècle voire plus Issa Lopez reconduit les éléments du genre. La subjectivité singulière propre à l’expérience féminine du monde. Au sens de la matière du corps des femmes. Contraintes par des cycles, et donc conscientes de ceux qui dépassent l’horizon coercitif capitaliste. La magnifique scène d’accouchement dans l’épisode 03 (ou 4), mais surtout la scène de l’aurore boréale. Car les lumières étranges d’un tel évènement rappellent surtout que dans ce jeu de motifs, de trous, de cercles, de boucles. Le 1er jour de l’année correspond à la révolution, à la fin du cycle de la terre autour du soleil, et les aurores boréales rappellent que cette dernière est ronde par ses pôles magnétiques. Il suffit de regarder en haut pour découvrir l’évidence du destin commun de l’humanité. Les lâches comme les scientifiques de la base regarde en bas, et tienne bien fort le couvercle qui les protège de la lumière du soleil qui éclaire les crimes nécessaires à la machine capitaliste, comme de son courroux dont ils sont à l’origine. Et l’esthétique incisive de Issa Lopez trouve son acmé quand la preuve ultime s’avère etre la traces glacées d’un doigt coupé, d’une femme mutilée. La preuve était là depuis le début dans le corps des rêveuses d’un autre monde pendant la nuit sans fin. L’enquête était en fait de retrouver l’humanité disparue dans un monde d’ombres et de fantômes.

Bref, au lieu de donner de l’argent à Ari Aster et ses problèmes de bites, il faut donner à Issa Lopez. Del Toro au lieu d’aider ton poter suédois (que j’aime bien), aide Issa Lopez ! Egalement, la série est la preuve finale de ce que je raconte depuis une décennie. Issa Lopez vient de la télénovela mexicaine. Dans les années 2000 c’était l’une des meilleures scénaristes et réalisatrices de la télé méxicaine. Comme je me tue à le dire depuis une décennie, la télénovela souffre dans les pays du nord d’une vision assez raciste. Car vous n’en regardez pas, pourtant vous pensez tous que c’est de la merde pour des raisons que j’ignore. Pour nous qui la regardons et qui regardons aussi ce que vous regardez, on sait très bien qu’on a rien à envier aux séries US ou Européennes. La preuve ultime existe désormais, il suffit de donner les moyens et le budget US à une cinéaste mexicaine qui vient du milieu pour qu’elle donne une leçon de cinéma à la télévision. Et donc c’était la seule série US de 2024 pour moi, je vais pas en regarder d’autres car un moment faut arrêter les conneries !

Et pendant qu’on regardait ça, Chelsea Wolfe a sorti un album ou elle donne le son de son émancipation comme celui des paysages northern gothic de Issa Lopez.

« This world was not designed for us

And I’ve been punished, I’ve been blessed

Surrounded by living ghosts, you see

I thought I had to swallow them before they swallowed me »

L’immortelle jeu avec le feu

Durant la Bête de Bonello, on pense directement à trois choses. Alain Resnais, Leos Carax et l’étrange récurrence du visage de Léa Seydoux, poupée-actrice donc à Satoshi Kon.

D’abord la SF à la Resnais ou disons plus largement dans une vision propre au nouveau roman même dans le ton des dialogues et des situations rappellent le cinéaste. Les jeux avec la matière même du cinéma, l’espace, le son, l’image, la lumière tout peut se contorsionner pour épouser les formes sinueuse de la rêverie. Car ce que l’on oublie de dire avec Resnais, c’est que sa SF n’est pas le double d’un réel fantasmé ou anticipé par une quelconque technologie, c’est souvent un cinéma qui se construit comme un double des rêves ou des souvenirs. Car si c’est deja assez sinueux de faire des doubles d’une situation bien réelle ou d’extrapoler sur des faits historiques ou scientifiques, le vertige des oeuvres de Resnais vient du fait qu’il extrapole par les moyens du cinéma des choses immatérielles, insondables, invérifiables…les rêves ou les souvenirs. Bonello tente cette meme aventure de donner de la matière à la conscience en mouvement, en remous. L’image elle-même est instable. Tout est doublé, mais jamais tout à fait un autre jamais tout à fait le même. C’est meme la vision gothique qui existe dans le cyberpunk (eh oui encore), il n’y a plus que des fantomes dans un monde d’images. Il n’y a que des images dans un monde de fantomes. La chair ne devient qu’un vaisseau des incarnations et des visions, il n’est pas étonnant qu’il y ait donc 3 personnages d’oracles. Les métempsychoses infinies des cyborgs se nourrissent des visions tragiques de leur propre mort qui ne vient jamais. Bien sur, c’est deja en germe chez Henry James. Comme les fantômes robots de Denis Villeneuve sont en germes chez Nabokov dans Feu Pale, livre qui est posé chez le personnage de K au début de Blade Runner 2049. Le meta n’a rien de postmoderne, c’est le point de départ de la modernité, chez Dante ou Cervantes, et comme dans toute bonne mythologie, c’est aussi sa fin, ce sont des oeuvres qui se situent les ruines de la modernité. Les fantômes sont partout, ils font écran, ils se superposent à notre regard. D’ailleurs Léa Seydoux est dans une simulation ? dans une ciné-mulation à la Carax. Elle rejoue tantôt ses rôles de chez Benoit Jacquot (ça tombe bien on va en reparler), tantôt ses rôles de jeunesse (dans le segment aux USA) qu’elle pouvait tenir dans les années 2000 chez Honoré ou Zlotowski. Elle semble piéger dans le labyrinthe du cinéma comme Delphine Seyrig dans l’année dernière à Marienbad. Il faut se rappeler que dans Je t’aime, je t’aime en dehors de l’argument de SF, Resnais se sert surtout de cette excuse pour refaire une romance de jeunesse comme ses camarades de la Nouvelle Vague, et la pousser dans ses retranchements les plus fondamentaux par le montage. Resnais prendrait un Moullet, un Rivette, ou un Truffaut, et ne garderait que les bribes d’une relation dont la mosaïque donnerait par la perspective du temps des souvenirs un paysage en ruine. Pourtant il y a autre chose qui semble traverser l’oeuvre, comme les poupées.

Le prologue laisse penser que Bonello va s’inscrire dans la voie de Holy Motors mais il dévoile en réalité qu’il est beaucoup plus intéressé par Annette. Il en suit d’abord les échos chromatiques, rouge et vert dans Annette, rouge et bleue chez Bonello. Puisque avec Seydoux, blue is the warmest color. Tellement chaud qu’il devient rouge de son propre sang dans l’eau. Plongée dans le liquide amniotique, la Seydoux du futur se rappelle qu’elle n’a jamais quitté le liquide de sa naissance qui la condamne à sa mort mais pourquoi ? Dans Annette lors d’un plan de voiture ou de moto, je ne me rappelle plus, une vision survient dans le ciel. On y voit se jouer les opéras et les tragédies qui mettent toujours en scène le meurtre d’une femme par un homme. Leos Carax dès le début de Annette rend la réalité poreuse pour nous faire ressentir que ce que l’on va voir, on l’a deja vu, on l’a deja vu car c’est la seule chose que l’on voit, c’est partout dans le cinéma, la littérature, l’opéra. Des hommes qui tuent des femmes. On pourrait croire bêtement que Leos Carax assimile tout ça a une vision romantique, à une tragédie quasi-cosmique. Mais non. La seconde partie de Annette nous fait bien comprendre qu’une fois la femme morte, il reste la poupée. Et avec une poupée…on peut faire de l’argent. Bonello redouble de scènes, et appuie avec son dispositif l’analogie, Léa Seydoux est une poupée. D’abord celle du cinéaste qui la manipule comme dans le prologue. Celle de la société qui la manipule comme dans le segment au début du 20eme (car c’est le siècles des images qui déborde). Celle de ses désirs qui sont utilisés contre elle dans le segment du futur car elle n’est pas assez rationnelle. Et celle du regard des hommes qui rêvent de la posséder, de la pénétrer vivante ou morte. En dehors de l’humanité elle n’existe que comme une poupée, et dans sa solitude, elle ne peut discuter qu’avec d’autres poupées. L’émancipation du cadre est impossible car il est démultiplier, tout la cadre, la recadre, la découpe, la morcelle. On pense bien sur à Millenium Actress et Perfect Blue avec lesquelles Bonello semble dialoguer 20 ans plus tard, plus qu’avec Lynch ou Aronofsky. Quand Bonello refait des séquences de Taxi Driver à L.A ou de De Palma. On pense bien sur à Blade Runner dans les séquences d’entretiens. On pense meme à Dreyer quand Seydoux pleure avec des gros plans que le cinéma actuel ne fait plus. En réalité on pense à beaucoup d’œuvres ou le regard masculin est explicitement une cible. Ce n’est donc pas un hasard si l’œuvre sonne aussi juste à l’aune des révélations de Godrèche sur Jacquot et Doillon. Bonello comme Carax et Satoshi Kon a compris ce que les autres voyaient, chez Seydoux, pour mieux le révéler dans la prison des images. C’est d’abord un corps pour eux avant d’etre une personne, un corps qui devient une image, comme les poupées faites de celluloïds, elles semblent réalistes, ce ne sont que des poupées. C’est ce à quoi une partie des images de plus d’un siècle d’images à condamner les femmes. Pourtant ce n’est pas aussi simple. Bonello met aussi en scène le désir de son actrice-personnage.

Elle aime, elle désire pourtant elle est confuse sur son propre état. Comme si le film lui meme luttait contre elle, en coupant ses tentatives de tendresse, de rapprochement. Chaque fois qu’elle tente d’assumer ses désirs, l’oeuvre se tord pour la remettre « à sa place ». L’étrangeté de la scène de sexe du divan après le tremblement de terre montre bien tout ça. La bizarrerie ne vient pas du montage, elle vient des dialogues, durant ce moment Seydoux passe son temps à faire des allusions sexuelles comme des invitations dans un dialogue qui semble anodin et qui semble ne plus l’etre une fois sur le divan. « I’m so glad you come inside » dit-elle dans sa grande maison vide des hauteurs de L.A, comme dans une production porno. D’ailleurs tout l’enjeu de la séquence est de savoir est-ce que quelqu’un va pénétrer la maison. La résistance est une chance, et une malédiction pour celle qui l’incarne, la somme des chiffres de l’appartement à L.A et de la chambre du futur pour les visions est 7. Le sacré est ironique dans les équations sommaires des différentes formes de tombeaux comme de société. Le revers des images jouent contre elle même lorsqu’elle veut s’émanciper, même lorsqu’elle est deja émancipée. Les vlogs que fait le personnage de Louis à Los Angeles sont en réalité des réinterprétations des vlogs de Eliott Rodger qui est l’un des étendards des « incels », ces individus qui ont construit un discours de haine des femmes. Mais qui en ont surtout fait toute une imagerie qui s’est répandu partout meme chez les gens qui les combattent. Que ce soit l’utilisation des termes « pilled » (sortie de Matrix), le fait de noter les individus, et tous les discours qui sont à l’origine de meme que vous utilisez parfois sans vous en rendre compte. Bonello met en scène le désordre pas si désordonné des images d’internet. D’ailleurs l’idée la plus bête et en même temps assez pertinente, c’est qu’un moment le personnage cherche des informations sur internet et peu importe le site ou elle cherche, les vidéos sur lesquelles elle tombe sont des extraits de Trash Humpers de Harmony Korine. Et il faut saluer que Bonello sait très bien que l’imagerie de Korine est aussi une forte matrice d’une partie d’internet pour le meilleur et pour le pire. Il n’y aurait rien que le cinéma n’aurait pas deja fait de toute façon, les images tournent en boucle peu importe l’écran. D’ailleurs il y a d’autres images qui sont évoquées, et que Bonello (qui pour le coup est l’un des cinéastes les plus au courant de ce qui se passe chez la jeunesse en terme de musique, d’esthétique et autre…) semble avoir pris de biais. Si Léa Seydoux est comme une poupée du futur, c’est qu’elle est deja dépossédée de son corps et de son image. L’œuvre commence sur un fond vert ou elle doit faire semblant de jouer. Les amateurs de jeu vidéo ont deja vu cette scène, dans les vidéos promo ou autres de Death Stranding. Le corps de Léa Seydoux est deja manipulable depuis que Kojima l’a capturé pour son jeu. Elle est d’ailleurs l’égérie (avec Elle Fanning), du prochain Death Stranding (https://www.youtube.com/watch?v=4NSjsZcojMM). Elle existe deja dans un ailleurs qu’elle ne contrôle plus, et dont même sa doublure numérique est condamnée à servir les fantasmes des joueurs qui sont à l’origine de la propagation des idées incels. Il est impossible de s’échapper de l’enfer des images car désormais les images se sont superposés à la réalité dans une angoisse Borgesienne. L’angle de Bonello se révèle beaucoup plus intéressant que le Chiha. La Bete n’est donc pas la niaiserie du temps qui passe, mais bien le monstre que nous alimentons et qui s’incarne par des avatars qui s’appellent parfois Doillon, parfois Weinstein, parfois Jacquot mais parfois un anonyme d’internet nourri aux visions des corps les plus déshumanisées ou parfois un ministre que le pouvoir temporaire rend intouchable. Sa cible est toujours la meme, et le zoom perçant de Bonello nous rappelle comme dans Les chambres rouges que l’on perd son âme dans le royaume des spectres. On devient aveugle à s’habituer aux images abjectes, aveugle à en pleurer.

je lisais le texte des Nouvelles du Front cinématographique (Saad Chakali & Alexia Roux) ici : https://www.facebook.com/photo?fbid=892288449570166&set=a.249307120534972

Et je remarque qu’à aucun moment n’est commentée de front l’esthétique propre à internet ou à l’ordinateur par laquelle commence l’œuvre. Peut-etre dans la critique publicitaire, peut-etre dans la contamination du fond vert, peut-etre dans celle de remake de Lynch ou de Cronenberg (qui comme par hasard n’ont jamais abordé de front cette esthétique, puisqu’ils ont arrêté une partie de leur cinéma au même moment ou l’internet devenait « une culture »). D’ailleurs Cronenberg quand il fait Maps to The Star fait un remake de Wild Palms du meme scénariste Bruce Wagner, sauf qu’il évacue comme par hasard, toute la partie sur la réalité virtuelle et internet présente dans Wild Palms (il y a meme un plan dans la série de Stone faite à l’époque avec écrit Maps to The Star…) et Existenz ne visait pas si juste que ça. Il y a un truc que je reconnais à Bonello, et que justement les gens que ça dépasse ou ne touche pas appelle « dandysme », c’est qu’il est toujours juste sur la culture qui travaille la jeunesse contemporaine depuis Nocturama. Et qu’il tente d’incorporer la grammaire qui vient de cette culture dans son cinéma avec plus ou moins de réussite. Probablement grâce à ses filles (ou sa fille ?), il est au courant des évolutions esthétiques et même des révolutions esthétiques des la dernière décennie (ce qui était aussi le cas de Lynch qui met Rammstein dans Lost Highway, autre « dandy »). Par exemple dans Nocturama, il était étonnant d’entendre que l’une des premières chansons que jouent les jeunes dans le centre commercial est I Dont Like de Chief Keef. Deux choses sur cette chanson, quand elle est apparue sur les internets en 2012, ce sont les internautes qui en font un succès car à l’époque la drill de Chicago était un rap underground beaucoup trop violent pour passer à la télé et pas encore assez influent pour passer à la radio. Et surtout c’était le fait de rappeurs et producteurs qui n’avaient même pas encore la vingtaine à l’époque. L’autre chose, c’est que ça a tout simplement révolutionné l’esthétique de la musique rap, ça a changé le cours de l’histoire de cette musique. Et c’était deja notable à l’époque non pas par le grand public, mais pas les auditeurs amateurs de rap. Étonnant donc dans un film de révolte de voir le son de révolté voire de barbare qui a changé l’esthétique de la musique underground comme pop, alors meme que l’on comprenait à peine l’étendu de ce changement. Surtout dans un film français. Difficile de ne pas voir qu’au moins sur ce plan, il visait juste, une justesse qu’il était facile d’ignorer pour un public qui n’avait aucune connexion avec la jeunesse de son temps.

Mais revenons à La Bete. L’œuvre démarre littéralement sur un cri de Léa Seydoux qui devient un glitch. Et c’est sur ce glitch que s’écrit le titre du film. Dans mon texte précédent je parle de Cervantes, car justement c’est ce dont il est question la porosité de la fiction sur le réel, la disparition d’une frontière. Bonello vous donne l’impression qu’il tente de dialoguer avec Lynch ou Cronenberg, effectivement dans une certaine mesure La Bete donne l’apparence de tout ça. On pourrait croire qu’il fait « comme si ». C’est si vous oubliez que tout ce que l’on vous montre est soumis au prisme d’une machine. En réalité il dialogue plus avec Satoshi Kon, Mamoru Oshii ou Les Wachwoski. Il y a un coté un peu ironique de lire le texte des Nouvelles du front sur Facebook, alors que justement le film semble « attaquer » autre chose sur leur propre domaine, l’interface. Truc dont personne ne parle, alors que c’est LE SUJET des gens de la Sillicon Valley. Ce pourquoi vous n’avez pas l’impression que vous regardez des images d’un ordinateur c’est juste qu’elles sont directement envoyés dans le cerveau de Seydoux. En gros l’interface a disparu ou elle s’est superposée à l’ensemble de la réalité donc aux images de cinéma. C’est bien le reve capitaliste ultime des gens de la Sillicon Valley, une interface tellement intuitive qu’elle briserait la frontière entre l’homme et la machine. C’est d’ailleurs la fièvre qui emporte les réseaux depuis quelques jours avec le nouveau joujou de Apple. Sauf que l’interface mixe tout à tout les niveaux. Sur Facebook, il y a une petite décennie, on pouvait voir en scrollant quelqu’un prendre un coup de couteau, les résultats du football, les nouvelles d’une connaissance du lycée et une image voire une séquence dans chef-d’oeuvre du cinéma, disons par exemple celle d’un film de Lynch. Tout ça en quelques secondes. Ce que les gens qui sont restés sur cette plateforme n’ont pas remarqué ou qui ne font pas l’examen de leur rapport à cette dernière, c’est que l’interface les a plié à ses règles, en gros elle vous avait habitué à considérer tout ça comme normal. Et toutes les interfaces servent à ça, il serait bien présomptueux de croire que vous n’y êtes pas sujets. Bonello tente cela également, en réalité il travaille tout ça depuis Nocturama mais selon moi il parvient ici à toucher l’impasse des machines. Les recadrages et décadrages fonctionnent comme des fenêtres sur un écran d’ordinateur. Les images sont découpés car comme le corps de Léa Seydoux, elles doivent obéir à l’esthétique de l’interface. On pourrait aller un peu loin dans ce que fait Bonello de tout ça.

De la meme manière qu’il y a 20 ans les Wachowski utilisaient la grammaire propre à la jeune culture internet, par exemple lorsque Neo doit prendre un « cookie » chez l’Oracle (personnage récurrant dans La Bete également), Bonello s’inscrit dans ça. Entre temps, le cinéma s’est chargé de pousser tout ça plus loin avec notamment Unfriended et surtout Unfriended : Dark Web qui sont des œuvres beaucoup plus intéressantes que ce que l’on croit puisque justement elles dramatisent l’interface, et si vous répondez au drame c’est que vous reconnaissez soit votre habitude face à cette dernière, soit son caractère intuitif, en gros vous pensez et ressentez les choses comme l’ordinateur vous appris à le faire. Chez Bonello ça se traduit à plusieurs niveaux. Par exemple dans le segment du début du XXeme siècle, il y a une inondation à Paris. Si justement on ne comprend pas que c’est dans un programme alors, on pourrait se dire que c’est une traduction romantique du débordement des sentiments du personnage. Dans la société muselée de l’époque surtout pour les femmes, les éléments eux-mêmes appellent l’amour des personnages. Mais on peut également se dire que dans le programme dans lequel est Léa Seydoux, ses émotions « flood » le programme. Et que justement si le flux des images s’arrêtent à ce moment pour laisser place à des photos, comme si c’était une fenêtre de chargement, c’est qu’elle a flood la machine qui n’est pas censé accepter cette passion. On pourrait même dire qu’elle a DDoS la simulation de l’intérieure. DDoS qui signifie Distributed Denial of Service. C’est quand on flood, on inonde un serveur de requêtes jusqu’à ce qu’il crash. Si le serveur plante c’est justement car il ne peut pas répondre aux requêtes qui sont trop nombreuses ou trop complexes. Comme par exemple de demander à une machine de comprendre le tiraillement amoureux ou la confusion au coeur d’un adultère. La machine est dans le déni, victime du flood, le serveur crash et les gens dans la simulation meurt. Le serveur cet endroit ou tout est stocké, tout est manufacturé…comme une usine de poupées.

Une autre séquence se joue comme ça. Quand le Louis incel débarque dans la maison, et avant ça dans l’oeuvre, il infuse son esthétique de vlog. Je m’arrête un peu sur ça, le « lore » incel comme on le dit de nos jours sur internet doit beaucoup au cinéma (je vous conseille de rechercher le meme « litterally me ») ou justement à la vision offensive des Wachowski, car devenir un Incel ou un néo fasciste des internets, c’est devenir « redpilled ». Et si vous pensez que c’est marginal, vous vous trompez car cette partie d’internet a fait la campagne de Trump en 2016 avec le plan de Steve Bannon (qui avait appris à « manipuler la jeunesse » de internet quand il gérait des trucs de jeux vidéo à Hong-Kong) d’utiliser les codes de ces gens pour les rallier à la cause. C’est de cette porosité dont il s’agit. Louis incel introduit un système. Pour tenter de chasser l’intru, le corps étranger, voire le virus. Seydoux va dans une panic room, mais dans le programme ça semble surtout etre une backdoor (porte dérobée) sur internet ou du moins sur les machines. Les backdoors sont les failles de logiciels dans lesquels ont peut s’immiscer pour les pirater de l’intérieur. Ce que Seydoux tente de faire, elle tente d’empêcher sa mort, en « raisonnant » l’incel ce qui ne correspond pas aux programmes. Et donc le programme fait ce que n’importe quel utilisateur d’ordinateur attend qu’il fasse, il crashe. C’est une erreur système. Tu as beau refaire la manipulation autant de fois que tu veux, par l’angle que tu veux, tu ne peux pas déjouer le programme. La grammaire du cinéma de Bonello va se plier à la grammaire d’internet à ce moment, c’est l’horreur des images de l’époque. Il n’y a pas de « en meme temps » puisqu’il n’y a pas de choses à hierarchiser, à catégoriser ou à comparer, tout défile pareil sur votre écran d’ordinateur ou de portable. Je rejoins que c’est un terrible constat, mais je crois que le film également.

Comme disait Julien Abadie à la sortie du dernier Matrix, Bonello tente un film de « Hacoeur ». Je rejoins au final la vision des Nouvelles du front sur l’impasse finale. Sauf que je ne crois pas que ce soit de la collapsologie ou autre, car toute l’oeuvre montre que le personnage de Seydoux tente de sortir de la machine et qu’elle n’y arrive pas. Le monde ne s’effondre pas, ni la société, ni le capitalisme dans La Bete. C’est à ce niveau que meme Bonello avoue être « soumis » comme nous tous avec son QR code qui justement choque puisqu’il appuie que tout ça n’était qu’un programme (c’est d’ailleurs ce que faisait les Wachowski, le film valait autant comme une œuvre de cinéma que comme un happening dans l’industrie hollywoodienne de l’époque, ce n’est donc pas très à la mode ou ce que font par exemple les cinéastes derrière les différentes oeuvres omnibus V/H/S depuis une décennie), une interface. Il est le versant pessimiste des Wachowski. Et je vois plus son geste comme celui d’un musicien qui tenterait de saisir quelque chose de l’époque par sa musique comme une texture du monde à un instant T, comme un bluesman qui aurait pactisé avec des forces qui le dépasse pour produire des chansons qu’il espère vont toucher le plus de monde à travers les peines prosaïques d’exister dans cette configuration du monde, dans ce programme , plus qu’un cinéaste qui a des grandes ambitions de nous montrer une quelconque fin du monde ou de la suggérer. Justement le fait de dire qu’il est bloqué dans les années 90-2000 puis après de dire qu’il est à la mode, rappelle une partie de la musique pop et indé actuelle. La Bete serait plus une chanson mélancolique sur la dépression inhérente aux propisitions de vie du monde occidental qu’un grand tract apocalyptique. Eh oui ce n’est pas une vision sur laquelle on peut construire quelque chose, mais je ne pense pas que le cinéma de Bonello ait jamais eu cette ambition, cinéma dont l’une des plus belles séquences reste pour moi celle de Helmut Berger jouant un Saint-Laurent vieux qui regarde les Damnés de Visconti. Un cinéaste qui s’est approprié les zombies et Damso dans la meme oeuvre me semble etre au fait d’un certain blues de l’époque. Le blues diffuse la douleur comme une expérience esthétique qui nous rappelle que l’on a vécu, que l’on va vivre, et que l’expérience meme de la musique temoigne de notre vitalité malgré tout. Les larmes aussi.

Après à noter que je suis un grand amateur du cinéma de Robbe-Grillet je l’admets donc ceci explique peut-etre cela ! Dans ce cas désolé pour ce désagrément.

Les ballades mélancoliques des sauroctones numériques

« When men start mutilating their favorite girls

Then something scary has been let loose among us

But it feel like an explosion

That smoke, that sheet, indescribable

Too much blood! » – Blood in my Eyes – Atari Teenage Riot

L’année commence à peine et le cinéma luciférien est deja de retour avec les chambres rouges. Deja Pascal Plante investi un sous-genre qui ne dit pas son nom, et que je trouve passionnant, depuis une vingtaine voire une trentaine d’années celui des « sorcières » du numérique ou de manière moins cryptique celui des cinéastes qui questionnent l’omniprésence des écrans dans nos vies à travers des tribulations de femmes indépendantes qui se découvrent dépendante à ce nouveau pouvoir. C’est un peu plus complexe. Mais pour éclaircir je dirais que c’est la veine du cinéma de Olivier Assayas qui m’intéresse le plus, Irma Vep, Demonlover, Boarding Gate, Sils Maria et Personal Shopper. Et elle existe aussi chez Soderbergh (Girlfriend Experience, Kimi, Paranoïa…), chez Fincher (Panic Room, Millenium, Gone Girl…), et probablement chez deux ou trois cinéastes japonais (Kiyoshi Kurosawa, Kazuyoshi Kumakiri, Tsukamoto…).

La variation de Pascal Plante, c’est qu’au lieu d’utiliser le versant mécanique de cette nouvelle réalité qu’aime utiliser les cinéastes US, il utilise plus le versant « magique » qui bien sur s’inscrit dans l’héritage de Kenneth Anger, et donc qui le rapproche de Assayas ou des cinéastes nippons. Le premier truc, c’est que les noms révèlent tout de suite la démarche, l’IA personnel s’appelle Guenièvre, le tueur Ludovic CHEVALIER, et la protagoniste Kelly-Anne se fait appeler sur internet, The Lady of Shalott (et pour double/lier le mot à l’image son fond d’écran est le tableau éponyme de John Atkinson Grimshaw). Oui le gothique et le cyberpunk sont deux faces d’une meme pièce, oui ils contiennent en eux tous les codes des autres genres. Il n’y a pas plus évident et c’est pourtant le truc assez malin du cinéaste, Les chambres rouges cache à peine etre une adaptation de la légende de la Dame de Shalott. C’est qu’il dérive la question de l’aliénation évidente vers autre chose par une infusion subtile de la logique cyberpunk. Je n’ai de cesse de le dire le cyberpunk est le genre qui a montré par la fusion que la SF et l’Heroic Fantasy était deux faces d’une meme pièce, pire, le genre nous indiquait dès le début que internet, du moins les mondes numériques rejoueraient des logiques magiques, féodales et de fantasy. Mais que les symboles seraient confus, inversés, déterritorialisés. C’est la ou brille le cinéaste dans sa mise en scène de la violence comme une infusion par le regard, l’écran est poreux parce que la lumière qui s’en diffuse est une onde. Elle marque au-delà de la conscience, c’est le pouvoir des images. Et c’est ce pouvoir qui est sulfureux quand on regarde ou on est regardé.

Le personnage de Kelly-anne est montré comme une sorcière, ses deux écrans comme une boule magique lui donne la capacité de mettre deux images en simultané et d’effectuer une opération de montage qui lui révèlerait ce que cache le réel par une troisième image qu’elle seule connait, une intuition, une vision. Il y a un plan ou un travelling se fait d’un écran à l’autre et sa tête vient lier les deux écrans en obstruant la frontière. C’est bien le pouvoir des sorcières, la magie c’est la performativité du langage, mais quand le langage devient image alors ces dernières ont les meme propriétés pour ceux qui savent les maitriser. La sorcière à l’aide de son ordinateur maitrise bien sur les deux, les mots et les images car sur internet, les images sont des mots, tout est programme, tout est code, tout est chiffre, tout est langage, tout est donc magie. Dans les oeuvres cyberpunk les hacker occupent la meme place que les sorciers dans l’heroic fantasy. Dans les oeuvres de cyberpunk, les images sont des illusions dont on ne peut se défaire car elle passe d’un cerveau à l’autre, tout le monde est connecté. Le ricochet des images est même éprouvée physiquement par le squash. L’appartement de Kelly-Anne est vide, seule son ordinateur magique avec sa partenaire spirituelle existe pour elle. La vie de sorcière est bien solitaire.

Dans le jeu de symétries, de ricochets et de miroirs propres aux figures mathématiques qui font la réalité numérique, les opposés se confondent. Ludovic Chevalier le démon de la chambre rouge, est en réalité le nom du dragon qui capture et tue les jeunes filles pour de l’or. Mais ça va plus loin, la polysémie propre au cyberpunk existe en réseaux. Chambre rouge en anglais se dit red room, red room est bien sur l’homophone de Redrum qui renvoie à Shining de Kubrick qui lui meme renvoie à tout un tas d’évocations labyrinthiques dont le vertige borgesien provoque l’effroi réel. Difficile pour la sorcière Kelly-anne de « Overlook » ce qui est désormais son quotidien. L’internet s’est bâti en utilisant les images de cinéma comme un langage à travers les memes mais à travers tout un tas de choses en rhizomes. Le truc c’est justement la porosité de tout ça dans la conscience, comment les images et les sons des mondes numériques commencent à gratter le réel qui n’existe finalement que par la subjectivité d’une conscience. C’est bien la paranoïa ou la schizophrénie propre à tout ça qu’évoque Pascal Plante, une génération élevée par des machines ne devient pas réellement une génération de machines mais plus une nouvelle approche poreuse de la réalité. C’est ce qu’explore Assayas dans les oeuvres sur le sujet, le désir que l’on projette dans l’écran est renvoyé puissance 1000 par le réseau ou tordu, corrompu, dévoyé avec la meme intensité. Et si on désire le pire ? C’est dans cette zone diffuse que Pascal Plante explore les diffractions, les mirages, bref les images qui piègent sa sorcière Kelly-Anne dans ses propres sortilèges. Car la sorcellerie a toujours un prix, c’est ce que vous dises toutes les histoires, on paye souvent d’une partie de son ame pour un morceau de « vérité ». Pourtant dans le jeu de miroirs et de reflets, c’est la sorcière qui soumet aujourd’hui à la question, l’exécuteur des hautes oeuvres revenu de la géhenne. La mala fama, elle, n’épargne personne les ricochets provoquent des ondes, de choc, comme une thérapie négative.

Il va jusqu’à plonger son héroïne dans les affres de la plus profonde expérience d’internet, le gangstalking et l’addiction. Pour les jeunes qui ont grandi dans le réseau, le parcours de Kelly-Anne est terriblement évident, mais la vraie peur c’est qu’il est familier. Car si vous pensez que ce sont des légendes urbaines, alors vous avez choisi une bien belle fiction pour dormir la nuit. N’importe quel jeune de moins de 30 ans sait que ce que Plante aborde est réel mais bien plus commun que ce que l’on croit, si internet aujourd’hui se résume à quelques grandes enseignes ce n’était pas toujours le cas. Et il y a bien des dragons, des princesses et des princes mutilés et j’en passe que des gens voudraient n’avoir jamais croisé du regard dans leur écran. Car comme pour l’appartement de Kelly-Anne, si on peut voir tout le monde, c’est que tout le monde nous voit, et que l’omniprésence des écrans comme des caméra pourrait bien piéger votre image à jamais, lorsque vous passerez de vie à trépas. Et dire qu’il y a quelques temps des gens se moquaient du fait que les amérindiens ou les peuples autochtones n’aimaient pas les photos car elles capturaient l’âme. La grande ironie c’est de se rendre compte qu’ils avaient raison.

« l’absolu de la conscience est l’absolu de I’impuissance, et l’intensité de la passion, la chaleur du vide, dans cette redondance

de résonance. C’est que la subjectivation constitue essentiellement des procès linéaires finis, tels que I’un se termine avant

qu’un autre ne commence : ainsi pour un cogito toujours recommencé, pour une passion ou une revendication toujours reprises.

Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amour passion poursuit sa propre fin, attirés par un trou noir, et tous

les trous noirs résonnant ensemble. » – Deleuze & Guattari, Mille Plateaux

reflets exprès

La séquence qui m’a le plus intéressé, c’est celle de la réminiscence. En gros ils introduisent une drogue dans le clone-robot de Jun Chow pour que ça déclenche un souvenir réel de la vraie Jun Chow. Sauf que cyberpunk oblige, Périn trouve un moyen de tordre le truc. Le souvenir est en fait une séquence en réalité virtuelle car Jun Chow servait de cerveau à une ferme de code, en gros son souvenir est celui d’un code sur un écran qui se substitut à la réalité. Ça cristallise bien le jeu de réflexion qu’il y dans toute la mise en scène de Périn. Tout se réfléchit jusqu’à n’apparaitre que comme du code, comme un programme.

Dans deux séquences « clés », il y a une affaire de miroirs ou au moins de surface réfléchissante. Quand Carlos et Aline retrouvent Jun Chow dans le club, Aline parvient à prévoir l’attaque car la lumière de la lame du robot tueur se réfléchit sur la joue de Jun Chow avant qu’elle ne puisse apercevoir la forme de la tueuse sur une statuette métallique réfléchissante. L’autre scène, c’est à la fin quand Carlos retourne chez lui pour déchainer sa frustration, il va frapper le nouveau mari de sa femme quand soudain il voit son reflet dans le miroir, et par une sorte de déclic abandonne son humanité autant que l’ensemble du genre humain pour rejoindre les robots. Les miroirs révèlent le cœur des situations, la vérité d’un réel qui s’est évaporé sous les écrans et les lumières.
D’ailleurs dans l’introduction, la raison pour laquelle Jun Chow échappe au tueur, c’est parce que le bain est trop opaque pour laisser passer la lumière. Bref, il y a tout un délire sur ça. Surtout que c’est de l’animation.

Et le dernier truc, c’est qu’il y a un raccord similaire ou du moins un jeu de montage et d’analogie qui rappelle celui de The Wandering Earth 2 sur le meme sujet. En gros la lumière qui symbolise la conscience/vie des robots se transforment en astre puis en feu des réacteurs de la navette qui va les emmener dans un ailleurs loin des humains. Il y a le meme raccord entre la lumière de l’IA et le feu dans l’oeuvre de Frant Gwo. La meme année deux cinéastes ont la meme intuition que le feu d’une navette qui organise la fuite de l’humanité ou d’une forme de l’humanité est lié à l’existence des IA comme une forme consciente de vie. Ainsi va le pouvoir prospectif du cinéma !

« Voilà donc la vraie nature de ce mystère invisible qui
nous effraie par sa profondeur et qui se dérobe avec tant de
souplesse à nos recherches dès que nous le voulons interroger.
Or, cette faculté protéenne d’adaptation, qui est l’essence »
même de l’astral, puisqu’elle se manifeste par du mouvement, est-elle de la vie ? L’astral est-il donc un être vivant,
ou une immense collectivité d’individus vivants ? L’analogie oblige à répondre par l’affirmative.
[…]
Que les proportions gigantesques de ces individualités occultes
passent nos ordinaires conceptions, que ce qui nous apparaît comme un milieu inconscient soit en réalité un individu doué de corps, d’âme et d’esprit, c’est ce dont une méditation plus profonde nous convaincra, c’est d’un tel sublime spectacle que le miroir magique peut nous rendre témoin. » – Paul Sedir, les miroirs magiques

 » In the course of its recent history this word has been
inflated by Hegel into the cosmic medium of transaction – the super-heated lubricant of global eventuation – and then trafficked to the edge of worthlessness by the culture succeeding him, before finally succumbing to an irreparable marginalization by the scientific advances of experimental and behavioral psychology, neurology, neuroanatomy, cognitive science, cybernetics, artificial
intelligence, until it becomes a sentimentalism, a vague
peripheraIized metaphor, a joke … a cheap target one
might think. There are those who remain loyal enough
to the canonical discourses of Western philosophy to
argue that logocentrism is secreted in the implementary
terminology of information, digitality, program, software,
and control. But as for spirit! – that can only be parody
or nostalgia. Who could still use such a word without
humor or disdain? Spirit is less a misleading or dangerous
word than a ridiculous one; a Coelecanth of a word. Yet
it persists: the mark of a clownish incompetence at death. » – Fanged Noumena, Nick Land