méristème

Coutume en costume et autres singeries.



« L’homme le fait, le singe l’imite » disait-on quand j’étais au lycée. Mais il imite quoi ? dans les trois œuvres avec des sujets simiesques sorties en un mois, il est clair que d’invoquer un singer permet d’imiter un genre sans totalement le faire. Dans le langage de la mimétique qui devient memetique, quelque chose est perdue dans la traduction. Les singes n’arrivent jamais tout à fait à faire ce qu’ils pensent faire, mais ce n’est pas grave, ils font autre chose. Si Dev Patel singeait un film d’action typique des années 2010, il capture un moment vrai de l’Inde avec des images factices. Adam Wingard imite les films Godzilla et King Kong des années 60-70, mais fait en réalité un stoner movie qui parodie un film d’heroic fantasy ou appelons-le comme il a du l’appeler pour les financiers « un film d’aventure ». Et le Royaume de la planète des singes de Wes Ball refait un western, mais on se retrouve avec un parcours biblique qui joue avec les codes du western. La mimésis se veut fidèle à l’objet, l’imitation accepte et assume l’ensemble des différences face aux originaux. Elle n’est pas contrefaçon, aucune de ces œuvres refusent le détour qu’elles ont pris par contraintes ou par variations. Pourtant des éléments des originaux transparaissent, cette nuit américaine numérique chez Wes Ball quand les singes rebelles et la jeune femme vont escalader durant la nuit. Etrange choix de faire advenir ce bleu reconnaissable des western à l’heure des jeux sur le noir de la photo numérique chez Matt Reeves par exemple. Ou ce combat dans l’ascenseur typique des chorégraphies des années 2010 chez Dev Patel. Ne pas accepter sa forme simiesque, c’est se contraindre à un hommage qui malencontreusement devient mauvais pastiche. Dans la fameuse blague « l’homme le fait, le singe l’imite », l’implicite c’est que le singe ne peut jamais faire l’homme aussi bien que l’homme. C’est bien présomptueux.

Nous serions proches à 99% des êtres simiesques. le 1% est un pas de coté, un décalage. Il nous permet de nous regarder de biais. Chez Wes Ball il y a tout un jeu sur ça qui se base sur le fait que les singes ont la parole mais pas l’écriture, tragédie de l’imitation. Le « héros » se nomme Noa, quand la jeune femme humaine arrive, ils l’appellent Nova. Ce qui sépare les deux, c’est le V de l’éVolution. Mais c’est aussi que V est un signe qui si on le regarde de biais devient > ou <, et le signe supérieur ou inférieur est ce qui se joue dans le l’évolution autant pour les singes de l’œuvre que pour les humains. Car si Wes Ball s’inscrit dans une tradition plastique et symbolique du Western il en assume l’histoire conflictuelle de l’origine, des images de Griffith aussi bien que celles ambiguës de la saga qu’il perpétue. La jeune femme humaine, Mae est donc bien raciste (https://www.youtube.com/watch?v=e2FksC4r0a0), pardon, spéciste dans ce cas. C’est fou comment un pas de coté peut faire passer de la race à l’espèce, tu parles d’un biais dans un angle ! Pourtant les coutures qu’effectuent Wes Ball autant que Adam Wingard en tissant dans des mythes connues, reconnues et épuisées, c’est le retour d’un saint-patron. Si l’union des espèces comme l’union des classes/castes est impossible, meme chez Dev Patel, c’est pour mettre en avant le retour d’un élu. On ne pourrait accuser d’un quelconque progressisme une industrie ou le regard de singes qui ont désormais accès au langage rend les femmes mutiques. Au début Mae ne peut pas parler comme la jeune fille indigène chez Kong, comme la femme fatale dans Monkey Man. Les hommes peuvent se regarder en singes, les femmes restent des corps mutiques donc elles n’ont pas besoin d’exister dans cette configuration. Le singe au cinéma est un homme qui se regarde comme un corps de cinéma. Un corps burlesque, la femme est surtout un corps érotique qui est donc regardé par un singe. Le cinéma simiesque joue de toutes ces oppositions comme des farces, car après tout, le « vrai combat » est ailleurs. Et que la femme toujours fatale ne peut que mentir ou trahir, c’était déjà le cas dans naissance d’une nation. « Monkey strong together ».

Depuis quelques années, il y a un meme qui circule, « Return to monke ». L’implicite de cette blague est un appel à la nature face à la société industrielle, la blague réside surtout dans le fait que ce retour n’existe que sur internet qui serait l’anti-nature. Bref. En réalité, le soi-disant anarchisme ou primitivisme qui est le sous-entendu explicite de cette blague se traduit dans l’imaginaire occidental par un éternel retour aux meme mythes à la con qui se sont cristallisés à la période romaine. En gros l’ancien testament, le nouveau et l’empire romain. Si je suis parfois impressionné par le Royaume de la planète des singes d’une images à l’autre, je peux passer de la fascination à un rejet de cet imaginaire biblique qui ne se cache meme pas. Déjà les derniers plans du troisième ressemble à une brochure d’un truc prosélyte des Mormons ou jenesaisquoi. Il faut dire que Noa + faux prophète/roi corrompu + déluge. Ca fait un peu beaucoup pour un simplet comme moi qui aime voir des singes imiter des cowboys. C’est d’ailleurs mon grand plaisir avec cette saga, car pour ma part je vois surtout un animal qui chevauche un animal. Le 1% est un fossé burlesque assez rigolo. Car si ce retour mythologique m’énerve en Occident, je suis client de sa version orientale quand Dev Patel devient l’avatar de Hanuman pour affronter un autre type de 1%. Il se peut que des gens voient des singes comme des dieux, et je respecte ces gens, il se peut que des gens voient des singes comme des John Wayne en puissance, et ils me font rire. Mais de ce rire vient aussi ma fascination pour tout ça. Car le singe est bien sur l’acteur. Ceux qui imitent les mouvements simiesques par la motion capture chez Wes Ball ou probablement Adam Wingard, et Dev Patel sur qui j’ai déjà écrit tout ça. Il y a une sorte d’immanence burlesque dans le corps simiesque qui parvient toujours à me faire redécouvrir un mouvement qui est pourtant humain à la base. Comme de monter à cheval ou plus simplement de se regarder. L’expression du corps des singes joue une double humanité, celle des acteurs sous le costume et celle des codes sociaux qu’ils répliquent comme une coutume. C’est là ou me touche le royaume de la planète des singes autant que Monkey Man.

Le singe imite avec justesse et devient un miroir. C’est la beauté de la démarche. Il y a meme une scène qui est un miroir à la fameuse séquence de la parole, le « non » du premier. Pour se libérer, cette fois les singes doivent dire adieu au langage. Parfois de revisiter cette mythologie très occidentale, c’est constater que le miroir des singes en révèle la mélancolie. Ces femmes que l’on pensait opprimer dans des rôles sans paroles deviennent les passeuses d’un après ou la tension d’un avant. Les prisonnières d’un désert passé ou en devenir. Si la bouffonnerie de Adam Wingard m’amuse parfois, la cruauté mélancolique des collisions et des destins antagonistes face à la marche de l’histoire chez Patel autant que chez Ball parvient à toucher au-delà des genres qu’ils imitent. Dans le regard du singe l’homme se diffracte dans ce qu’il aurait du être, et ce qu’il peut choisir d’être. Le 1% est le pas de coté qui permet le choix en dehors des cycles qui eux se jouent à l’infini, pour les briser ou les épouser. Ces œuvres simiesques qui ont remplacé les collants et les capes de superhéros qui occupaient habituellement la période depuis plus d’une décennie nous permettent d’entrevoir un futur du ciné US. Un futur psychédélique à la Kong, un futur vers l’Est chez Patel, et un futur numérique de Ball. Peut-être que les singes réapprennent à parler aux cinéastes US qui peinent à mettre un plan après l’autre, un cinéma au-delà du langage. Dans le même temps est sortie une œuvre qui pour le coup est une singerie. En deçà du langage, une grimace.

The Fall Guy de David Leitch est l’un des films simiesques du printemps. Ryan Gosling joue des propriétés des singes, endurance, force et agilité. Un acteur qui imite un cascadeur qui joue un acteur. Toute l’oeuvre est d’ailleurs aussi basique qu’une parade amoureuse sur National Geo. Gosling veut impressionner son amoureuse, la séduction répond à l’appel du printemps. Leitch, lui, singe une oeuvre des années 70. Pourtant dans l’artificialité assumée des terres malades australiennes, difficile pour nous de reconnaitre ces macaques comme nos semblables. C’est la différence entre les animaux qui subissent le cirque et adorent y participer en meme temps, et les autres en quête d’un ailleurs pour tous, d’une image commune. Le cirque de Leitch est plein de tours, aucun ne parvient à émuler un semblant d’humanité. Devant le spectacle imbécile des singeries du désert, difficile de ressentir une quelconque émotion humaine. Finalement, les imitateurs n’étaient pas les humains qui s’habillaient en singes, ce sont les singes qui portaient des costumes humains. Une bien belle chute pour tous les gens impliqués, le spectateur compris. Le temps perdu est sans trucage, l’argent gâché sans doublure. Les singes numériques sont préférables !

« Les BACqueux té-ma parce que les ients-cli ne tomberont jamais sur messagerie
Eh, poto, démarre dans la jungle, j’y suis H24, j’y fais des singeries
La rue, j’la dévale à toute allure avec du Gucci comme Mitch
J’me promène dans les beaux quartiers avec le seum qui fait peur aux riches »

Comme ils disent dans le Royaume de la planète des singes, « les symboles ont un sens » ou quelque chose comme ça

le regard érectile des boules invisibles

Bon je suis en retard pour le match, mais c’est quand meme un putain de match. Pour ne pas perdre de temps, y a deux ou trois plans sur lesquelles se construisent tout le dispositif. Bien sur le premier travelling avec la musique de Reznor qui nous révèle Zendaya au milieu du match. Elle est littéralement la ligne, mais aussi la césure, la limite. L’autre quelques minutes plus tard est encore celui de Zendaya qui doit choisir entre les deux images de publicité pour la représenter avec son mari-joueur sur le batiment. Elle a le choix entre la voiture bleue (qui est la couleur de son ancien amant, l’autre joueur dans le flash-back d’il y a 13, il y a aussi tout un jeu sur le bleu/rouge), et l’autre ou elle est avec le joueur actuel. Elle doit choisir entre deux produits de luxe pour y investir. Le regard bourgeois est vorace. Toujours plus de corps, toujours plus d’images, il faut diviser les plans et les corps (sociaux) pour mieux régner, pour mieux jouir. Et le dernier quelques secondes plus tard quand elle discute avec son mari, c’est bien sur quand elle se lève et qu’il réalise que le match à l’écran est stoppé. Après avoir conclu leur accord, elle part, et relance le match à la télé. Mais c’est aussi elle qui leurre le spectateur sur ce qu’il croit voir, sur ce qu’il est venu voir. On croit dans ses yeux voir une romance gay refoulé, en réalité, on ne voit que le fantasme qu’elle veut imposer aux deux jeunes hommes, et avec lequel Guadagnigno joue avec le spectateur.

Le truc c’est qu’il approche le sujet comme l’aurait fait les cinéastes italiens des années 60-70s, on ne peut dissocier les dimensions d’un corps quand notre regard est pris dans le voile du désir (et puis quand meme ce truc de toujours fumer des cigarettes, c’est un truc des années 60). Le pauvre brun et le riche blond ne sont que des pions d’un jeu socio-libidinal qui a pour sacro-saint mantra, la performance (bien sur les jeunes sont contents, ils sont leurrés car le blond et la brune sont conjugués au masculin, il en faut peu pour détourner un regard libidinal, par contre très bonne utilisation de Blood Orange durant les bisous ). On performe la sexualité, on performe la masculinité, on performe l’amour, le couple et tout ce qu’il faut pour continuer à investir en son propre plaisir. Le jeu de regard qui transforme petit à petit l’œuvre, s’il est pris par cet angle qui confond affect et domination sociale typique d’un cinéma des années 60-70s que Guadagnigno chérie, il ne peut s’empêcher d’incarner son propre regard par le baroque de la plasticité propre aux expérimentations et aux élans romantiques de l’esthétique des années 80-90s (c’est là que c’est étendu l’imaginaire au cinéma aussi bien que dans le clip et dans la pub d’un érotisme sans sexe ou d’un impératif libidinal comme une condition nécessaire de ventes ou de possessions d’un produit). On reconnait durant la scène de tempête l’influence hongkongaise, on reconnait aussi l’érotisme publicitaire des années 80 dont Tony Scott fut l’un des grands représentant. Mais surtout on reconnait la perspective d’épouser un regard qui fusionne à la performance qu’il prétend marier. Comme dans les films de Mann ou de Scott. Comme dans beaucoup de films sur le sport automobile ou sur les méchas (oui désolé de vous faire remarquer ça ici lol, ce sont deux faces d’une meme pièce). Il y a petit à petit cette dissociation du regard qui va épouser celui de machines voire le mouvement des abstractions qu’il tente de capturer jusqu’à voir à la place de la balle. Au centre du jeu des analogies et des métaphores que filent le cinéaste tout au long de l’oeuvre, le t-shirt « I Told Ya », le damier sur le sol de la fête d’il y a 13 ans puis dans la chambre d’hôtel, la raquette pénis, et j’en passe, il y a surtout un jeu d’anthropophagie. En tant que bon cinéaste italien, Guadagnigno ramène les ogres et les ogresses, dans le sport le plus bourgeois de tous, personne n’est étonné que l’érotisme soit un cannibalisme. Les corps sont marqués, mordus par la passion et l’épuisement de n’être que des images.

Alors on peut noter les 5-6 scènes de repas ou du moins à table qui ponctuent l’œuvre. Ce qui sépare ceux qui ont de ceux qui n’ont pas, ceux qui sont « tout de ceux qui ne sont riens », c’est la faim. On mange, étrangement la configuration de la table ressemble à celle d’un court de tennis. La balle devient mot, et l’émotion n’est qu’un état passager que le joueur doit apprendre à maitriser s’il veut continuer à jouer. Le score de Reznor nous le rappelle, il ne faut pas tomber dans le piège du regard adverse, toujours et encore, le match continue. Jusqu’à la grande scène de sexe de cette année qui sont les 10 dernières minutes de l’oeuvre, on peut se demander, qui jouit réellement de cet érotisme endolori ? Toujours le même, le voyeur. Celui qui agence les corps comme des images à son bon vouloir. Le cinéma une partie de Tennis ? Guadagnigno fait des films américains mais se rappellent bien qu’il vient de cette fameuse « modernité » cinématographique qui a commencé à la fin d’une oeuvre qui se terminait par une partie de tennis sans balle. Le plus fou, c’est que plusieurs fois dans l’oeuvre quand la balle fonce sur la caméra du chef op de Weerasethakul (Sayombhu Mukdeeprom), on réalise que comme dans Blow Up ou comme dans les œuvres du cinéastes thaïlandais, elle n’existe pas. Il reste les mouvements de va-et-vient de pantins désarticulés par leur propre reflet. Et un bien étrange orgasme de performeurs, de challengers !

Les organes politiques de la matière bucolique

Dans la fleur de buriti autant que l’ombre du feu, il y a une approche similaire. Un truc que j’apprécie particulièrement, c’est l’espèce de simultanéité des mouvements au sein d’un meme temps voire d’un meme plan. La première séquence de Buriti, expose bien le dispositif, un chaman est en pleine cérémonie, et le son de son chant nous sert d’unité temporelle pendant que le montage va lier différentes situations qui ont lieu en meme temps. Une femme enceinte en travail, des enfants qui chassent. Et le mouvement des du feu. Deja le premier plan souligne tout le truc, le feu devient cendres et les cendres lumineuses flottantes rejoignent les étoiles. Au milieu le bol du chamane qui atteste de la liaison entre les mondes. Les deux cinéastes font pas seulement une oeuvre sur les amérindiens, ils font un oeuvre depuis la vision du monde des amérindiens à partir de l’expérience sensible de leur rapport au monde. En gros, ce qu’on nous fait ressentir c’est le fameux « un est tout, et tout est un » ou pour le dire autrement l’unité du réel voire l’inextricabilité de la matière.

Ils traduisent ça au cinéma par la simultanéité des mouvements et des actions. Il y a rarement un plan qui ne contiendrait qu’une seule dimension ou deux. Au contraire ils tentent de capturer trois voire quatre dimension en superposant deux temporalités dans une seule image. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est par un jeu de texture. Que j’ai appelé pour m’amuser « intertexturalité ». Certains agencements de la matière rappellent d’autres agencements à d’autres époques ou dans d’autres espaces. D’abord le plus évident c’est le son. Souvent différents types de sons viennent se superposer mais en meme temps différents moyens de productions sonores. Le téléphone, les animaux, la parole. Dans une sorte de bouillons de stimulations, il n’y a pas pourtant pas de confusion chez les amérindiens. Et surtout je salue les cinéastes qui réussissent à rendre compte de la réalité de la jungle, il y a beaucoup mais alors beaucoup de bruits, tout le temps. Et surtout la nuit. Ces bruits en plus de constamment nous rappeler que l’humanité n’est qu’une des formes de la vie sur cette planète, permet aussi de faire une liaison organique entre les époques et les espaces. C’est une sorte de constante. Mais c’est aussi la réalité matérielle de l’expérience de la jungle sur laquelle se construit la mystique amérindienne. Il y a des sons qui existent dont on nos sens sont témoins sont pour autant avoir la certitude de l’existence des organismes qui les produisent. Nous sommes donc sensibles à des choses dont l’existence ne nous est pas explicite. Entre les mouvements perceptibles (et pourtant bouillonnant) et les mouvements imperceptibles que le cinéma peut se permettre de figurer (les esprits), nous sommes au milieu car nos sens témoignent malgré nous de ce qui est, de ce qui a été, et peut-etre meme de ce qui sera.

Il y a la vie qu’on capte par nos sensations et la vie que l’on capte par l’intuition de la première, la vie du présent qui contient des niveaux dans l’espace et la vie suggérée qui contient les mouvements du temps. Le truc qui figure le mieux cela est bien sur la fumée, c’est la texture qui semble la plus évidente car dans l’oeuvre, elle signale les cycles et les mouvements organiques du vivant mais également les profondeurs de la pensée. Plus simplement elle sert aussi de rimes quand on passe du présent au passé sans pour autant signifier quoique ce soit. C’est juste une matière qui lie deux images, deux moments auquel on prescrit un sens mais qui existe dans le quotidien des amérindiens sans avoir plus. C’est notre regard qui réagence la manière à l’aune d’une intuition pour lui donner un sens. L’autre chose c’est que dans cette logique « interxtexturelle », les cinéastes insistent aussi sur justement les ornements et les costumes avec lesquelles les amérindiens se recouvrent pour les cérémonies. Ils soumettent eux-meme leur corps aux variations des textures de manière symbolique. Ils superposent eux-meme des couleurs, des baumes, des plumes sur le corps, pour s’inscrire dans ce monde organique le temps des cérémonies. Les cinéastes nous montrent qu’ils sont parfaitement conscients de l’expérience de superposition de textures à laquelle ils sont sujets car c’est que traduit les codes de leur cérémonies comme eux ont tenté de le faire avec le son et l’image. Leur lutte se joue justement dans la préservation de cette équilibre de la matière autant pour eux (ils disent ici et là qu’il faut plus d’enfants pour que le village prospère), que pour le reste du monde (le combat écologique est pour eux un combat pour l’équilibre de ce qui peut etre exploité/transformé et les choses qui ne devraient pas l’etre). C’est un combat qui se joue sur plusieurs fronts en simultanée, celui de la lutte armée/politique (comme les enfants chasseurs), celui de la procréation (les femmes enceintes de l’oeuvre), et celui plus fragile de la conservation de leur culture. Car si le bouillons des stimulations sensibles qu’est la vie dans la jungle peut paraitre difficile pour le corps occidentaux, l’aliénation insidieuse du mode de vie occidentale est un poison dont le remède semble pour l’instant être une affaire de culture, de rapport à son propre territoire.

C’est peut-etre pour ça que Tsukamoto montre la guerre comme une sorte d’épidémie. Elle toucherait le corps de la jeune femme prostitué, elle toucherait l’esprit du soldat vengeur, et pour les cas les plus critiques elle séparerait les deux avec les soldats fous. Tsukamoto joue lui aussi des révélations de la matière. La maison de prostitué semble aussi pourrie que nous le suggère la maladie sexuellement transmissible dont elle semble atteinte. Un plan sur le soldat qui tient le pistolet près d’une rivière s’échappe du cadrage de l’homme fasciné, meme s’il semble en accord avec « la nature », son esprit est deja dans un ailleurs mortifère. Tsukamoto nous le montre dans cette ballade décadrée, cet homme est toujours en mouvement, il est nulle part. Le plus fascinant c’est comment l’homme derrière Vital ou Nightmare Detective joue sur la matière meme qu’est la lumière, il travaille les ombres et la nuit comme si c’était un nouvel espace. Lui qui a deja exploré les tréfonds de l’esprit, réussit par touche à montrer la réalité de la guerre comme celle d’un corps malade dont la déliquescence serait explicite dans la pourriture d’une maison, le crane ouvert d’un petit garçon, et l’immense ombre qui unit un petit garçon aux adultes qui ont deja sombré dans le gouffre du succès de la société industrielle. Puisque le titre du film en Japonais est Hokage. Bizarrement c’est aussi le titre français, l’ombre du feu. Sauf qu’entre le feu des amérindiens d’Amazonie qui lie le vivant terrestre aux cycles cosmiques et celui des armes des soldats japonais de la seconde guerre mondiale qui détruit ceux qui le touche, il y a un fossé, un gouffre, un charnier, qui est le sujet insurmontable de notre époque qu’il faudra pourtant bien surmonter. Mais il faudrait deja être conscient des symptômes comme des sons et des images qui se superposent à vos quotidiens, et que pour le pire, on fait semblant d’ignorer en préférant se lover dans les maladies imaginées des imaginaires malades.

Dans le reflet du soleil levant sur la lame, des illusions


Je crois que ça fait un petit mois que la rétro Misumi a commencé à la cinémathèque. Je n’ai pas revu ce que je connaissais deja (le sabre, la lame diabolique, les Baby Cart…), j’ai juste vu les inédits et les trucs qu’il est plus souhaitable de voir sur grand écran. Il y a donc des trucs assez fascinants chez le cinéaste, dont il serait mieux, je crois, de parler avec deux œuvres. La première est l’une des meilleures choses que l’on ait vu, Un flic hors-la-loi (1973) et l’autre est une œuvre plus simple mais pas moins dense, La rivière des larmes (1967). Entre les deux il faut aussi parler du chef d’oeuvre, le passage du grand bouddha en deux parties (1960). Bref.

Dans un flic hors-la-loi, boite de prod oblige, Misumi ramène tout son casting des Baby Cart et des films de samurai des années 60. C’est son avant dernier film avant sa mort d’épuisement. Il fait une sorte de polar hard-boiled selon les codes du genre, mais de quel genre ? Car deja des les premières minutes il rend évident quelque chose ( qui pour certains semble etre à chaque fois une découverte de la roue), les polar hard-boiled sont juste la suite des films de samurai. C’est le meme genre. Pas seulement au Japon, aux USA également, Clint Eastwood et Charles Bronson dans les années 70 ont rendu ça évident (pour le Western). Et meme à Hong-Kong ou il y a une porosité évidente dans la mise en scène de ces genres qui n’en sont qu’un notamment chez Tsui Hark (si Time and Tide est si fou, c’est parce qu’il filme le monde urbain comme un wuxia…). D’ailleurs dans Crazy Kung-Fu de Stephen Chow, c’est l’un des premiers plans du film, un homme vient s’écraser contre une insigne la brisant en deux. C’est un plan de films d’art martiaux (souvent un des disciple porte le gros morceau de bois rectangulaire avec le nom de son monastère/clan) ou de wuxia, sauf que l’insigne qu’il vient de briser n’est pas celle d’un clan de rebelles ou d’un groupe adverse, c’est celle de la police. Stephen Chow nous dit en deux plans que dans le monde qu’il dépeint, la police n’est qu’une mafia parmi les mafias. Un gang parmi les gangs. C’est aussi ce que fait Misumi en une phrase seulement de la part du policier qui croise des gangsters dans la rue. Ils lui demandent « de quel clan tu es ? » et il répond « celui de la fleur de cerisier », car c’est l’insigne qu’il y a sur l’attirail des policiers au Japon. Mais c’est aussi…le premier plan du film. Misumi à partir de cette altercation va développer tout un jeu de reflets, de miroirs, de compositions qui découpent une partie de l’espace. Tout nous montre que les policiers et les yakuza font partie du meme monde. C’est justement pour ça qu’ils s’affrontent, la justice ou la loi n’ont rien à voir dans tout ça (en Chine on appelle ça le « Jiang Hu » pour désigner le monde des marginaux en parallèle de la société institutionnelle). C’était deja le cas dans les films de samurai.

Il y a aussi tout un jeu de barreaux et de blocages. Je ne sais pas trop quelle ville est filmée, mais Misumi trouve toujours un moyen d’emprisonner les corps dans le cadre aussi bien les policiers que les yakuza. Dans un plan assez impressionnant par exemple ou on voit des femmes de yakuza arrivées dans un bâtiment depuis un escalier puis la camera suit leur mouvement jusqu’à nous montrer que lorsqu’elles montent les marches, l’espace se restreint autour d’elles. L’autre idée fabuleuse sur la porosité des deux groupes est bien sur la scène de l’interrogatoire, en plus de jouer sur une absurdité propre à l’exploitation (sur laquelle je reviendrai), elle ramène les deux personnages opposés au meme groupe quand leur tenue ne nous permet plus de les différencier. Les deux portent des kimono pour faire du Judo. Il n’y a plus de policiers ni de bandits, seulement des hommes qui s’affrontent pour les valeurs qu’ils ont choisi de défendre jusqu’à l’absurdité tragique de tout ça. Pourtant Misumi ne se contente pas de cette maestria qui aurait deja rempli le contrat d’avoir un film d’exploitation fait par un grand cinéaste. Il va un peu plus loin.

C’est là, je crois, le cœur de l’art de Misumi. Le policier « héroique » trouve la piste d’une des femmes de yakuza. Il va chez elle l’interroger. En parallèle nous est montré sans qu’on le comprenne vraiment le kidnapping de la femme du policier par une scène qui se conclut sur un insert, un gros plan, sur le pied de la femme de flic qui perd une de ses chaussures en étant forcer de rentrer dans une voiture. Puis le policier dans la convention hard-boiled va commencer à « torturer » la femme yakuza, en l’attachant avec ses menottes et un fil à une lumière ou un truc comme ça chez elle. Ce qui la rend vulnérable mais surtout qui pour le public japonais est évidement une scène de shibari (de bondage comme on dit en France). La scène prend donc une dimension érotique juste par ce jeu d’attaches. Le policier pourtant ne semble pas suivre l’érotisme que nous indique la mise en scène de Misumi. Il interroge seulement la jeune femme assis à l’autre bout de la pièce en ne la regardant meme pas. Cette posture érotique est donc destinée à l’oeil du spectateur. Misumi révèle donc que comme tous les grands cinéastes, sa maitrise réside dans la capacité à créer des images que l’on ne voit pas. Donc à travailler le hors-champs. Car une fois que nous avons assister à cette scène, le policier reçoit un appel et le chef des yakuza lui indique qu’ils ont sa femme en otage. Il va au QG des Yakuza. Pendant qu’il se fait tabasser après avoir accepté l’humiliation de quitter l’enquête en échange de la liberté de sa femme, Misumi réitère avec ses inserts étranges. Alors que le policier se fait rouer de coups dans toute la pièce par le gang, la scène est rythmée par des gros plans sur le chef des yakuza qui se fait masser les pieds avant qu’on lui mette presque au ralenti des chaussettes dans un geste d’une sensualité bizarre. Le policier humilié retourne chez lui la gueule en sang et apprend au téléphone que sa femme lui sera rendu. En réalité, elle sera retrouvée morte et l’autopsie révélera que pendant ce temps elle a été violé. Tout l’érotisme et la violence que Misumi nous a montré durant ces 15 minutes étaient les images du hors-champ ou se déroulait la véritable violence, celle d’un viol. Si le spectateur n’en a peut-etre pas conscience, ses yeux ont vu cette accumulation d’analogie, d’inserts, de symboles qui lui ont fait comprendre le caractère sordide de la tournure des évènements sans lui montrer la moindre image. Et comme pour le « gang des fleurs de cerisiers » au début du film, il suffit d’une phrase pour connecter les images entre elles. Misumi va plus loin encore (d’ailleurs il avait deja tenté cette alchimie étrange dans plusieurs Baby Cart), car si la tension est montée à son paroxysme dans l’ignominie, la violence comme la métaphore sexuelle que le cinéaste travaille depuis une 20aines de minute doit se relâcher. Le policier tel Ogami Itto, après tout, les deux personnages sont le meme corps de Shintaro Katsu va tuer le gang de yakuza dans une folie meurtrière. Sauf que le tir sur le chef des Yakuza va libérer une gerbe de sang, après tant de préliminaires, une éjaculation rouge sang. Sauf que le rouge n’est pas seulement celui du sang. Qu’est-ce que le gang des fleurs de cerisiers…? A quelle autorité la police obéit-elle si c’est un gang ? C’est la ou le film épouse les fondements les plus troubles du polar hard-boiled au Japon. Le policier pour justifier son éjaculation au couleur du drapeau, va justement lui rendre hommage en disant qu’il ne va pas faire appel à sa condamnation car « après tout, je suis flic ». Il est flic dans un pays ou la peine de mort est légale. C’est tout le pays qui trouve son plaisir dans les réparations et les vengeances ou la porosité des liquides font que le rouge prend le pas sur le blanc. Le Japon est justement le sujet en filigrane de Misumi qui en a incarné les différents codes de son cinéma. C’est parce que le pays porte lui meme cette ambivalence, cette dualité. Le pays est lui meme diffracté dans des niveaux de réalité absurde ou finalement se retrouvent les plus honteux dénominateurs communs. Le viol et la vengeance. Et dans ces deux sujets, s’en cachent deux autres, les femmes et les enfants. Les hors-champs de ces histoires d’hommes.

Ce n’est pourtant pas si simple. Dans le mélodrame, La rivière des larmes (1967), Misumi avait deja résolu cette schizophrénie nippone. Deux femmes, deux sœurs tiennent une sorte de maison de geisha avec leur père ou l’une apprend la musique et l’autre du divertissement. Leur frère comme un mouton noir ne revient à la maison familiale que pour demander de l’argent. Va se cristalliser la tension au sein de la maison du devenir de cette relation familiale qui est troublée par la nécessité économique du frère voyou. On suit donc les tribulations des deux jeunes femmes qui veulent aider le foyer et en meme temps s’émanciper. Le drame réside dans le sacrifice que doit faire la plus grande, littéralement se vendre à un prétendant pour régler l’ensemble des dettes. La encore va se jouer une autre facette de l’art de Misumi qui contrairement à la virtuosité de ses films de Yakuza, va connaitre une descendance esthétique. Quand la grande soeur donne l’argent à son frère, au second plan derrière elle on aperçoit la pluie. Elle est surcadrée dans une petite fenetre et la longue focale meme si elle accentue le détachement du reste du cadre du visage de la jeune femme, nous permet quand meme de voir la pluie. Puis le plan d’après est celui ou elle est en paix d’avoir aidé son frère et les deux sont dans un plan d’ensemble dans la chambre. Derrière eux une grande fenêtre ou on aperçoit encore la pluie. Sauf que meme si les deux corps sont cadrés presque à égalité, seule la tete de la jeune femme se retrouve au niveau de la fenêtre donc avec la pluie derrière elle. Pendant le dialogue elle se dit contente d’avoir pu aider en sacrifiant sa liberté, en réalité, ces deux plans nous indiquent que non. Elle pleure à l’intérieur. Elle est la seule cadrée dans la pluie, et on comprend qu’elle doit retenir ses larmes. Mais encore une fois Misumi va plus loin. La grande soeur trouve du réconfort chez un homme qui est vu comme un don juan. Alors que cet homme lui avoue qu’il est intéressé par elle dans la meme pièce ou a eu lieu la discussion avec son frère (ou une pièce similaire). Le second plan de la fenetre ne nous laisse voir que du blanc. Pas le ciel, pas une autre maison, pas des nuages. Juste du blanc. Il y a des plans similaires dans un autre chef d’oeuvre qui est Tuer (1962) mais aussi dans le passage du grand bouddha quand le héros ténébreux devient aveugle et que le monde autour de lui n’est plus que du noir. Bref, toute cette grammaire est désormais assez commune dans l’animation. Sauf que dans cette scène la jeune femme révèle pourquoi cette étrange bizarrerie, elle dit « je suis contente que vous m’aimiez car j’ai revé de ce moment et j’ai beaucoup prié ». Misumi nous montre que nous serions peut-etre dans un fantasme que les deux personnages partagent. Et surtout le plan d’après cette séquence est celui du jeune homme qui ferme la fenêtre pour s’adonner à des ébats, de dehors. On découvre alors qu’il y avait un lac dehors et le ciel. Ils étaient donc bien dans un moment hors de l’espace réel, hors du temps. Mais dans la logique d’accumulation presque inconsciente, Misumi continue de travailler ce que le spectateur voit sans le comprendre directement.

A la fin, la grande soeur décide de tuer son frère. Alors qu’on pensait etre dans un mélodrame, on se retrouve encore avec des réflexes de Yakuza. Elle va acheter une lame pour tuer son frère et se suicider. Sauf que comme pour un flic hors-la-loi ce qui va etre tranché n’est pas seulement la peau du frère qui aura finalement une blessure au bras. Quand elle l’attaque elle coupe le lien invisible, poreux, qui les unit. Elle coupe littéralement son frère hors de sa famille. Et c’est son mari don juan aveugle à sa detresse qui va ensuite dans un mouvement en insert, récupérer la lame au sol avant de la recouvrir d’un tissu. Puis va lui meme recouvrir sa femme en la prenant dans ses bras comme si la conjuration de la lame rejoignait l’étreinte. Et pour la première fois, alors qu’on nous a montré qu’il faisait beau, elle pleure. Avant que la dernière séquence nous montre sa soeur habillée pour son mariage, et au second plan, des fleurs rayonnantes dans le jardin. La lame dans les mains de ses femmes devient un outil d’émancipation. Toute cette esthétique du mélodrame et des femmes entres elles vient bien sur de Mizoguchi, mais les jeux avec les formes propre à l’exploitation de codes ont permis à Misumi de pousser son esthétique jusqu’à suggérer par touche un décalage romantique sur la réalité. Choses que Hideo Gosha portera à des sommets impressionnants avec ses films de femmes yakuza ou de femmes de yakuza deux décennies plus tard . Comme dans un flic hors-la-loi toute cette mécanique semble simple, pourtant elle est tellement fluide que la musicalité à l’œuvre la rend invisible aux spectateurs qui ne feraient pas attention à ce qu’on leur montre. Misumi fait du cinéma comme une chanteuse d’Enka ferait de la musique. Si on retrouve les codes des genres qu’on vient voir, il y ajoute une dimension métaphysique et tragique qui va au-delà de la commande.

D’ailleurs dans la rivière des larmes un truc m’interpelle. La grande soeur dit un moment « je ne pensais pas qu’une femme moche comme moi attirerait votre attention » (un truc comme ça). Ce n’est pas une situation singulière à l’œuvre de Misumi pourtant je crois que l’heroine du passage du grand bouddha dit quelque chose de similaire. Ce qui est amusant avec cette situation, c’est qu’elle dit ça avec le meilleur maquillage, la meilleure lumière, le meilleur cadre possible. Et surtout ce sont des actrices qui sont spécialement choisies pour leur beauté. Pas seulement dans le cinéma japonais. On peut dire ça du cinéma de l’age d’or hollywoodien également. Ce que je veux dire par là, c’est que ces situations pour un spectateur de 2024 révèlent que ces oeuvres se développent dans un interstice qui ne serait ni une diégèse mimétique à notre réalité, ni une volonté de « réalisme ». Car meme dans une diégèse réaliste n’importe quel débile du village serait frappé par la beauté de ces femmes surtout un étranger. Et le spectateur, lui, vient en partie pour ça. Quand elles appuient sur le fait qu’elles sont « laides », je pense que c’est la le coeur de l’exploitation. On sait qu’on « joue » avec des codes qui ne sont meme pas cohérents entre eux. C’est toute la poésie de la chose dont Misumi se saisit pleinement, c’est un cinéma de l’entre-deux, ni celui des grands cinéastes qui sont plombés par une sorte de fidélité ou de rigueur narrative, ni celui totalement dégénéré des années 70 ou l’on peut faire ce qu’on veut tant qu’on suit les points clés d’une commande. Il est bien dans cet entre-deux qui s’appuie sur les qualités industrielles des studio mais se permet une folie, une outrance esthétique qui est celle des cinéastes qui ne pensent pas créer « une oeuvre ». C’est ce qui fait que les Zatoichi et les Baby Cart sont hypnotisant, on ne sait jamais comment on est passé d’une situation « plausible » aux gouffres de violences, de feux et de furies. Si ce n’est pas une incantation d’insert abstraits, de regards, et de lames dont le reflet nous éblouit tellement que l’on hallucinerait. Dans Tuer, l’homo-érotisme est tellement subtil qu’on a besoin de bien regarder pour réaliser qu’un homme s’est fait tuer avec une branche de fleurs (on retrouvera des traces de ça dans Tabou de Oshima). C’est ça qui fait la force du chef d’oeuvre du passage du grand bouddha. On est encore dans ces jeux de dualités sauf que cette fois, cette fois ce ne sont pas les reflets qui vont incarner ça à l’écran, c’est la lumière elle-même qui va sculpter les compositions de Misumi et séparer les éléments pour nous en faire ressentir les sensations et comprendre le sens. C’est la lumière qui nous indique que le personnage de Raizo Ichikawa ne vit que par le sabre, il est à l’image, coupé en deux, son corps dans l’ombre, et son sabre dans la lumière. Il n’existe que par la lame au point de perdre la vue et de ne voir qu’à travers les coups qu’il porte avec celle-ci. Misumi va développer ces formes jusqu’à une folie abstraite ou on a l’impression qu’ils se battent dans des paysages mentaux. C’est d’ailleurs ça que tentera de pousser à l’extreme Sogo Ishii dans Gojoe. Un cinéma qui trouverait son cœur dans les sensations pures que provoquent en nous la poésie d’un langage qui serait tellement abouti que l’on serait dégouté d’entendre des mots pour amoindrir la profondeur de ce monde de ténèbres, ce monde d’images. L’art de Misumi serait celui qu’il partage avec les figures qu’il a mis en scène, sa caméra serait la lame qui séparerait la lumière de l’ombre, le blanc du rouge et son montage reconfigurerait une réalité ou se retrouverait les fils et les pères, les sœurs et les fleurs pour mieux ausculter le pays pour lequel il s’est sacrifié. On retrouve quand meme Kaneto Shindo (Tuer) ou Teinosuke Kinugasa (Le passage du grand bouddha) voire Tanizaki aux scenario des œuvres de Misumi. Peut-etre que le vrai artiste qui s’est ouvert le ventre à en mourir pour que son pays se regarde en face ce n’est pas Mishima, le dernier samouraï-artiste serait Kenji Misumi. Comme ses figures, il est mort en silence en imprimant la rétine de ceux qui ont eu la chance de le voir vivant. Ainsi va la vie…et la mort, dans le gang des cinéastes !

Les échos des amants fantômes du bloc

Pour les gens qui écoutent des trucs. Je conseille fortement le nouvel album de Mirèle, Мрак привет/Mrak privet (qui veut dire « bonjour les ténèbres »). Et celui d’un son ancien copain, Daniel Shake, VENTUSHAKE 3. Oui ce sont des russes, plus handicapant pour la configuration actuelle Mirèle est israelo-russe (eh oui, c’est fou la vie !). Bref. En réalité entre 2016-2019, les deux formaient un duo incroyable qui s’appelle Мы/My et qui pour les amateurs de pop mélancolique était l’un des grands trucs de la fin des années 2010 pour la jeunesse « connectée ». La force de Мы, c’est que l’histoire d’amour au coeur du groupe était aussi une histoire d’amour de la musique. Pour la faire courte Daniel Shake (Daniil Shayhinurov) rencontre Mirèle (Eva Lea Gurari qui se faisait appeler Eva Krauze) à travers les reprises qu’elle fait sur VK. Il ajoute sa voix sur l’une des reprises, elle adore. Ils tombent amoureux et forment le groupe. Les 3 albums qu’ils vont faire durant cette période sont géniaux car ils ont ce truc rare d’arriver à capturer le romantisme, la mélancolie, l’onirisme et la langueur propre à la jeunesse, mais surtout à transformer en musique leur passion amoureuse. Mais surtout leur son correspond à celui de la « jeunesse connectée » et leur propre vision de ce que l’on appelait en meme temps aux USA, « l’emo rap » ou « le cloud rap ». Ce qui était fascinant à l’époque (car c’était y a pas si longtemps mais je vous jure que c’était un autre paysage musical), c’est que pour les gens pris disons entre deux « générations » (meme si j’aime pas ce terme qui est fainéant), et qui avait suivi la vague originelle de Cloud Rap au début des années 2010 (car justement c’était « notre » apport), il y avait une sorte de fougue à suivre des gens plus jeunes que nous qui avaient digéré les trucs qu’on avait à peine écouter et populariser (de Lana Del Rey et The Weeknd à Lil Uzi Vert). Car à l’époque de leur succès, ils ont 16-18 ans. Il faut aussi dire qu’en Russie et plus particulièrement à Saint-Pétersbourg, il y a une nouvelle vague de rappeurs qui répond à celle des « emo rappeurs ». Le truc c’est que dans la diffusion de la musique par internet on oublie parfois qu’il y a des spécificités culturelles qui font que des artistes résonnent parfois plus dans certains pays que dans le leur. Et c’était par exemple le cas de Lil Peep qui avait une grosse fanbase russophone, mais surtout du son du producteur Charlie Shuffler, qui mélangeait des guitares aux accents folk ou indie avec des basses ou des samples de rap (par exemple ma préférée https://www.youtube.com/watch?v=RhxVEtjjeo8 ). Ce son en particulier à beaucoup influencer la scène russe (les rappeurs autour dans et autour du label Dead Dynasty qui en plus avaient des liens avec la France). Et Мы c’était la digestion à la fois d’une tendance spécifique aux cultures russes (les chansons folks, gothiques, ballades. Je crois qu’il existe un axe russo-coréen pour ce délire mais comme les occidentaux sont pas au courant on doit faire comme si ça existe pas) et ce nouveau son « cloud », avec des ritournelles imparables propre aux passions adolescentes qui touchaient au-delà de la langue. Rarement la musique de l’époque avait touché aussi justement les sensations des passions ardentes du printemps de la vie. On peut le dire aussi plus grossièrement, ils étaient beaux, ils faisaient de la bonne musique, et ils avaient l’imagerie la plus « cool » pour l’époque (un peu comme My Little Airport pour le monde chinois). Et c’était peut-etre beaucoup trop juste.

Vers 2018-2019, le groupe se sépare car les passions adolescentes aussi fiévreuses soient-elles, ne sont pas éternelles. Et surtout à cause d’un fait divers ou un jeune moscovite a assassiné sa copine en disant qu’il avait suivi les paroles du plus gros hit de Мы, la magnifique chanson Возможно https://www.youtube.com/watch?v=9Sku0smH98U (qui signifie « peut-etre » et en gros dans les paroles ils disent que « peut-etre que je devrais te tuer pour que tu ne vives plus rien en dehors de ce qu’on a vécu blablabla »), la romance adolescente est devenue noire, et de cette obscurité qui était à la base une dérive poétique de deux amants dans la force de l’age s’est greffé un sordide fait divers. Si Daniel Shake a continué le groupe en solo avant de trouver une nouvelle muse, Mirèle a rompu avec le groupe et aussi son esthétique. Elle a sorti deux albums qui tentaient des tas de trucs avec des producteurs de partout, on retrouve meme des français dont le gros producteur star du rap français de la meme période, Myth Syzer (à qui on doit ce classique qui cristallise bien le son, l’ambiance et l’esthétique de la période https://www.youtube.com/watch?v=NCV2YZOffJM ).

On pensait qu’elle avait un peu fini avec ce son mélancolique, sauf que surprise surprise, elle revient avec l’album Мрак привет qui renoue avec le son de Мы. On retrouve les sonorités emo, new wave, gothique et folk hanté du groupe mais aussi la vision plus club qu’a développé la jeune femme avec des sonorités 2-step. Et c’est super bien. On retrouve meme l’influence de la folk et de la pop soviétique qu’adore les jeunes russes qui sont nés dans les années 2000 (comme quoi, il faut avouer que tout le monde regrette l’URSS, les cinéphiles, les musiciens…On ne sait pas à quel point ce qu’on a est précieux jusqu’à ce qu’on l’ait perdu lol !). L’autre truc c’est que l’album renoue avec ces textures plus sombres qui ont fait le succès de la jeune femme en duo. Je ne sais pas si c’est à cause de la période qui est propice à l’expression de telles émotions en Russie. Mais ça fait mouche.

Concernant Daniel Shake, son album qui est sortie deux semaines avant celui de Mirèle ramène aussi le délire de leur groupe. Sauf que lui brille par son gout des samples et des mélanges de textures (https://www.youtube.com/watch?v=PEK3BgK5Zyo) qui était typique du son de l’époque. Il y avait d’ailleurs une chanson incroyable ou il samplait gangsta paradise qui a disparu des plateformes (l’album entier je crois), probablement car c’était celui de la rupture. Le plus fascinant c’est qu’il va lui même conjurer la chanson Возможно en la samplant sur le dernier track de l’album, et en chantant cette fois tout seul. Mais en rajoutant la nouvelle mélodie de sa nouvelle muse par-dessus, ainsi vont les amours. Les spectres des reverb et les échos des voix fantomatiques des amants perdus. Peut-etre meme que depuis le début les deux artistes étaient hantés par leur futur tragique. Bref. Je conseille les deux albums. Et en particulier de rattraper les anciens albums de Мы entre 2017-2019.

Mirèle en solo n’était pas une artiste pour laquelle j’avais des attentes puisque je suis un gros fan de l’ange électronique Kedr Livanskiy toujours à l’avant-garde ou je suis plus fascinée par la sorcière Polnalyubvi qui a une sorte d’aura éthérée de chanteuse soviétique réincarnée (en réalité elle s’inscrit dans un délire scandinave de chanteuse-pretresse). Son retour et son apport au son génial dont elle était la voix est donc magnifique. Petit digression de suivre ces artistes depuis près 8-9 ans pour certains sur les réseaux, c’est aussi de réaliser qu’il y a un autre monde dont le public occidental ignore tout. Par exemple l’année dernière Kedr Livanskiy était en tournée mondiale, et le monde pour elle en tant qu’artiste russe en 2023 c’était les pays du moyen-orient, les pays d’Asie (surtout l’Inde et l’Indonésie) et des fois des pays d’Amérique latine. Je me rappelle que avant la K-pop devienne un marché aux USA, c’était aussi la meme pour les coréens. Il existe donc deja un monde alternatif qui se passe très bien des réseaux occidentaux, alors qu’il fabrique des célébrités mondiales. Le plus fou reste le parcours de modèles comme Angelina Danilova ou Dasha Taran dont je pense les jeunes femmes des pays asiatiques connaissent bien, alors qu’elles sont ignorées dans nos contrés (si je parle de mode, c’est parce que en dehors de Burger King, l’une des premières boites ou « institutions » qui est venu colonisé l’imaginaire russe en s’installant à Moscou à la chute de l’URSS, c’est Vogue. Et c’est aussi l’une des boites qui a quitté le pays en 2022). Bref. Je conseille quand meme de commencer par la musique !

Géologie des idéologies

Dans Occupied City, il y a deux mouvements au sein de l’œuvre qui ont une sorte d’effet hypnotique.

Le premier est le plus évident, celui des échos, des résonances et des correspondances. Parfois, la voix et l’image s’accordent, par des hasard comme lorsqu’une femme tombe à vélo et qu’on nous dit que quelqu’un s’est fait tabasser dans la meme rue durant l’occupation nazie. Ou par des jeux d’analogie de textures, de mouvements, de symboles. Lorsqu’on nous dit que des résistants se sont fait fusiller par rang de dix, et que l’image/son capte un marteau-piqueur. Dans la durée cela crée un jeu de réseaux assez vertigineux qui serait une grande opération plastique, on reconnait le cinéaste plasticien.

L’autre c’est l’accumulation des faits et des preuves. On pense parfois à Franssou Prenant, et des fois à Peter Mettler. Comme si les noms, les situations et les agrégats d’anecdotes autant que les lieux à notre époque étaient une sorte d’énumération scientifique. Le vertige devient celui de la connaissance elle-même, de ce que peut restituer le cinéma de l’horreur mais aussi plus simplement de l’histoire. La démarche anthropologique croise une démarche presque géologique, on nous dicte littéralement en détail la composition des sédiments qui ont fait les charniers sur lesquels s’est construit l’Europe. Cela est couplée au jeu d’échos que j’ai cité qui figure une transversale des colonialismes, des luttes, et des espaces dans lesquels se jouent et se rejouent incessamment les actions signifiantes aussi bien qu’insignifiantes. La vie dans les tourments du présent et les fragments de l’histoire. L’œuvre devient l’observation des morceaux d’une roche sédimentaire, des couches (aussi bien horizontales que verticales) qui la constitue et des temps géologiques comme géopolitiques qui ont modifié sa matière. On reconnait le cinéaste scientifique.

Les deux cinéastes sont Steve McQueen depuis le début de sa carrière, qui de l’esclavage au nazisme tente de capturer par la restitution d’un temps, d’une époque et d’une durée, les chocs des espaces sur les corps des individus comme sur les corps sociaux.

Le retour du Kamishibai

J’avais bien aimé Inunaki (Le village oublié), mais je m’attendais pas à ce que Jukai (la foret des suicides) soit aussi génial. Si Shimizu fut l’un des architectes du genre J-horror, qui s’est avéré bien plus qu’un genre mais une manière d’approcher l’ensemble des nouvelles images (internet, vidéo…) et des captations, c’est étonnant qu’il soit plus de 25 ans après ses débuts l’un des cinéastes qui continue de pousser le truc. Il faut aussi signaler que ce n’est pas non plus si extraordinaire car les cinéastes qui viennent de la vague J-horror sont assez conscients de la littérature (aussi bien critique que universitaire) que ça a engendré et ne cachent plus les expérimentations qui ont lieu depuis les débuts, puisqu’ils savent qu’ils sont « compris ». Si Kiyoshi Kurosawa n’hésite pas à discuter de tout ça, les cinéastes plus jeunes comme Eisuke Naito par exemple sont également conscients de la chose et meme de la lignée dans laquelle ils s’inscrivent (comme il expliquait ici: https://eastasia.fr/…/kinotayo-2023-entretien-avec…/). Tout ça pour dire qu’aujourd’hui on se retrouve avec une sorte de grammaire de la J-horror extrêmement fluide et intuitive que les cinéastes poussent à des degrés poétiques abstraits. Et c’est de ça dont il est question dans Jukai qui va explorer la psyché de jeunes femmes qui sombrent dans la folie des contaminations suicidaires.

Ce qui provoque une immense joie de mon coté, c’est de retrouver tous ces jeux de reflets, de captations, de lumières et d’ombres. Bref. De retrouver ce langage ou l’on sait qui est quoi en deux plans. Et ou s’organise une sorte de tourbillon ou petit à petit tout se dérobe sous les pieds des personnages. Oui l’un des grands trucs de la J-horror c’est que le Japon n’ayant pas de christianisme morale débile ne verse pas dans la rédemption. Une fois que tu es maudit, tu meurs, peu importe ce que tu tentes de faire. Il y a aussi bien sur l’héritage lovecraftien (tout ça est dans Fantomes du cinéma japonais de toute façon, lisez le !) de suivre une descente dans la folie. Mais Shimizu qui parmi les cinéastes qui ont construit la vague est le petit malin, le Wes Craven du truc, base son oeuvre sur la tendance. A la fin des années 2010, il y avait une mode sur le youtube nippon des « Death Spot ». En gros les youtubeurs/streamers allaient dans des endroits parfois profondément dans la campagne ou des fantômes/entités étaient censés apparaitre à des heures précises. Chose marrante, ils rejouaient des scènes des œuvres des films des créateurs de la J-horror sans le savoir. Car la J-horror a démarré par l’adaptation en téléfilm des témoignages d’anonymes pour des émissions de télévisions dans Scary True Stories. Il y a donc une sorte de cycle que Shimizu ne fait que réactiver pour les nouvelles générations. De la légende urbaine au cinéma puis du cinéma à la légende urbaine de youtube puis de youtube au cinéma. Le mouvement de contamination, de viralité maudit qui est au cœur des œuvres est aussi au cœur de leur production, la J-horror est un genre « méta » par essence. C’est pour ça que ce fut le genre préféré de vos cinéastes préférés (d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui les américains ne s’en sont jamais remis, Hérédité pompe du Kiyoshi Kurosawa, ou le film Lights Out sortie il y a quelques années est un sous-Norio Tsuruta). La J-horror c’est souvent l’horreur même qui git au cœur de la fabrication des images, puisqu’une fois qu’une chose est fixée dans le temps par la caméra, elle n’existe plus. Tragédie des dispositifs. Jukai commence avec une sorte de youtubeuse qui se perd dans la foret des suicides et Shimizu utilise la forme de la captation de youtube pour initier un jeu de niveaux de réalités et de porosités qui est le propre du genre. Il y a meme une image de V-tubeur, comme quoi Shimizu est bien au courant du niveau de délire dans lequel est la jeunesse de notre temps. Il y a meme une voyance propre au grand cinéaste puisqu’un plan avec des images qui pullulent sur un écran d’ordinateur ressemble étrangement au clip de Bring Me The Horizon sortie deux ans plus tard qui recyclait des images connues « horrifiques » de l’internet des années 2000…(https://www.youtube.com/watch?v=3Nt37RGbVjo)

Mais l’idée géniale de cette intro est double. Si le spectateur voit la youtubeuse comme s’il était spectateur devant son ordi, c’est parce que l’héroine est en train de regarder le live. Sans le savoir nous sommes plongés dans la conscience de la jeune femme, nous sommes piégés dans la subjectivité de son regard. Dès lors, Shimizu va utiliser l’ensemble du potentiel de la grammaire du genre pour nous faire ressentir le malaise de la jeune femme qui plus que d’etre seulement repliée sur elle-même est malade. Il organise l’oeuvre avec des ellipses qui nous font nous questionner à chaque fois sur le lieu ou nous sommes et ce que nous regardons. Sauf que ce que nous regardons est aussi teinté du fantastique propre à une vision gothique féminine, les souvenirs se mélangent à la tristesse et à la monstruosité incarnée de ce qui ne peut etre dit. Bref, toutes les grandes oeuvres de J-horror sont souvent des mélodrames cachés sous des couches de fantastique ou des fables fatalistes qui épousent la folie comme un exutoire des passions tristes à tous les niveaux. Et Jukai arrive habilement à jouer sur les deux terrains, car ce n’est pas seulement les visions d’une jeune femme, c’est aussi le regard que lui renvoie sa sœur. Shimizu parvient à concorder ce truc avec une aisance assez impressionnante. Le truc avec ces cinéastes des origines du genre, c’est qu’ils ont désormais une sorte de force tranquille quand ils retournent au genre qui parvient à nous hypnotiser par les niveaux d’artifices assumés. Je pense à l’ombre des arbres et feuilles dans la chambre de l’héroine qui nous semble naturel, et dont petit à petit alors qu’on les voit depuis le début sont en fait une vision de la jeune femme. Ou le fait que les fantômes nous sont introduits à travers des écrans avant qu’on puisse les voir. Ou qu’un long travelling de la fenetre d’une soeur à l’autre nous révèle qu’elles sont toutes les deux piégées dans un cadre, celui du deuil de leur mère qui est celle qui se déplace d’une pièce à l’autre que nous sommes les seuls à voir. Mais je crois que c’est surtout ce truc propre à cette vague de cinéastes, d’assumer que le monde du cinéma n’est qu’un double de la conscience ou que la caméra donnerait à voir par les yeux de l’esprit qui provoque cette euphorie paradoxale pour ma part. Car l’autre truc avec les oeuvres de J-horror c’est qu’elles ne font jamais réellement peur durant le visionnage. C’est surtout l’odeur d’angoisse qu’elles laissent une fois le générique terminée qui nous signale leur réussite. Difficile à enlever comme celle des cadavres, l’odeur de cette angoisse nous rappelle par les sensations que la mort est un voyage du pire au néant. L’idée n’a jamais été de capturer l’au-delà, mais de donner une image de l’étrange banalité de la mort. Et c’est ça qui est terrifiant. C’est aussi un peu ça Jukai.

Encore une fois, c’est génial Ushikubi de Shimizu. Il s’ancre une autre fois dans la réalité des pratiques youtube de la jeunesse pour s’engouffrer dans un monde de visions et d’illusions (d’ailleurs si vous voulez voir ce que font réellement les japonais sur youtube: https://www.youtube.com/@kuroshiro_channel/videos ou https://www.youtube.com/@OCCULTSWEEPERS/videos ). La variation c’est que l’on quitte le monde du gothique féminin pour retourner aux légendes rurales burlesques et monstrueuses. Shimizu revigore le genre en créant meme de nouveaux symboles dans son réseaux d’oeuvres qui sont une alternative à la femme en rouge. Il propose en plus des introductions youtube, le garçon messager de la mort qui s’essuie la bouche. Ce qui est logique puisque c’est lui qui est derrière la figure de Toshio.

Mais sa manière de revitaliser le genre est aussi beaucoup plus profonde dans les ramifications de l’œuvre. Il synthétise le cinéma rigolo de Koji Shiraishi dans la première heure (puisque ce dernier était le cinéaste dominant de la J-horror durant les années 2010) avec ses jeunes qui enquêtent dans le fin fond du Japon. Puis synthétise celui de Mari Asato dans la deuxième heure puisqu’elle était aussi la figure innovante du genre durant cette période en ramenant des motifs occidentaux (dans Bilocation avec ses doppelgänger par exemple dont Ushibuki s’inspire mais aussi l’internat de jeunes filles dans Gekijouban Zero, d’ailleurs je conseille vivement ce dernier qui est l’un des grands films gothique des 20 dernières années). Le truc c’est comme Asato, les formes numériques que va utiliser Shimizu ne lui font pas transcender le genre, au contraire elles lui font retourner aux origines pre-cinéma de la J-horror. Au manga et à la photographie. Le premier aspect est par le choix des actrices. Bien sur pour avoir le budget qui lui permet de tenter tout ça, il lui faut des talento (ainsi va l’industrie nippone depuis 15 ans) cad des acteurs qui sont reconnus d’abord comme des figures publiques type modèle ou chanteur ou idol. Dans Inunaki c’était Ayaka Miyoshi (que j’étais très content de voir puisqu’elle a débuté dans Sakura Gakuin, qui était un groupe d’idols dont BABYMETAL était à l’origine une sub-unit…), dans Ushibuki c’est Koki (que je suis aussi content de voir lol) qui pour le coup fait partie de la nouvelle génération de modèles japonais (oui ça a l’air étrange quand je le dis comme ça, mais quand on suit le cinéma japonais et le monde artistico-médiatique nippon mainstream il est très facile de savoir qui est qui, qui fait quoi et même qu’elles sont les actrices qui vont soudainement apparaitre à Cannes bientôt…). Si il y a des raisons économiques l’effet que provoque la présence de ces figures est aussi de ramener le public de jeunes filles car Shimizu rappelle justement que c’est de là que vient de cinéma. Les magazines pour jeunes filles dans les années 80 ont été la matrice de la J-horror. Et le plus célèbre Gekkan Halloween faisait justement la synthèse entre ce monde de modèles/chanteuses/idols et les manga d’horreurs (je rappelle au passage que Tomie a été publié à l’origine dans Gekkan Halloween). Bref, la trilogie de Shimizu réinscrit l’horreur dans un imaginaire populaire typiquement féminin au Japon. D’un plan à l’autre on peut meme penser aux couvertures de Gekkan Halloween (que je vous conseille aussi de regarder car elles sont géniale, et ça vous fera relativiser sur le fait qu’en meme temps en France, Ségolène Royale cassait les couilles à tout le monde car des têtes explosaient dans Hokuto no Ken pendant que les filles japonaises collectionnaient des magazines avec des couvertures qui ressemblent à l’affiche de Evil Dead lol). Et en parlant de photographie, l’autre truc c’est bien sur le traitement de la photo.

Pour différencier les périodes car l’oeuvre se déroule sur deux temporalités, Shimizu utilise le potentiel du numérique sur la nature meme de la lumière avec une sorte de flou gaussien. Ce qui a aussi l’effet de rappeler la photographie argentique, et plus précisément celle qui est utilisée pou de la faible exposition (genre 800iso ou plus) ou celle typique du 120mm. C’est deja ce que faisait Mari Asato dans Gekijouban Zero, qu’elle justifiait par la présence d’un petit garçon photographe qui justement utilisait du 120mm. Sauf que Shimizu n’a pas besoin de justifier, c’est le spectateur lui meme qui est soumis à ces degrés de réalités comme différents degrés de photographies. Ce qui évoque meme les origines de la photographie spirite du genre.

Tout est donc caché puis révélé dans un coin de l’image, dans un mouvement de caméra, dans un reflet, dans la réflexion de la lumière sur la pupille. Encore une fois la maitrise du cinéaste à nous plonger d’un plan à l’autre dans la folie comme dans différentes dimensions est démente. Il utilise pleinement la plasticité fantasmagorique de la captation et des effets numériques alors meme que le genre c’était construit dans le bruit et le flou approximatif de l’esthétique propre à la vidéo et la VHS. Tout le délire de viralité prend donc une autre ampleur quand meme le numérique peut émuler l’argentique et qu’il peut se faire corrompre à l’aune de son artificialité. Il y a aussi ce truc de portable qui s’exprime tout seul pour dire « possession », chose qui en plus d’etre une bonne idée et juste dans la banalité de cette dernière, qui n’a jamais eu son smartphone soudainement lui parler pour lui demander de répéter un mot qu’il n’a jamais dit ? Bref. Magnifique trilogie. Je ne sais pas s’il y en aura un autre, mais le retour de Shimizu me permet aussi de constater le manque totale d’idées dans le panorama de la production fantastique mondiale que je me tape depuis des années dans les festivals parisiens. En dehors des espagnols et des sud-américains, il semblerait que les japonais soient les seuls à continuer de voir le cinéma d’horreur comme une sorte de cinéma au cube ou l’on pourrait tout tenter pour figurer les impasses abyssales de la raison. Shimizu est de retour, et il me semble en vérifiant ici et là, que la J-horror également. C’est peut-etre le moment pour tout le monde de jeter un œil aux tribulations des filles aux longs cheveux noirs.

Le retour au monde rural dans la trilogie comme un monde de fantasmes et de traditions archaïques est aussi bien pertinent quand les jeunes japonais qui aujourd’hui retournent à la campagne pensaient la meme chose de l’aliénation de la ville il y a 20 ans. Il semblerait que les fantômes japonais n’aient pas grand chose à voir avec l’espace qui les fait naitre, et tout à voir avec le regard des aliénés sur ce dit espace. Que ce soit la ville ou la campagne, ils ne peuvent jamais fuir le trou noir au fond de leur regard. Shimizu et Hamaguchi font le même constat !

French Theory

Maintenant que le temps est un peu passé. On peut revenir sur les deux grands trucs de l’animation française de la fin de l’année dernière et du début de cette année. Et comme la vie est bien faite, une œuvre se termine et l’autre commence. Wakfu d’un coté et le Collège Noir de l’autre. Truc intéressant, les deux œuvres s’inscrivent dans un mouvement qui a été initié il y a 20 ans. Ou du moins font écho à tout ça.

Ankama est une boite de jeux vidéo de Roubaix qui en 2004 révolutionne tout avec son MMO, Dofus. Je vais pas digresser sur Dofus car c’est un truc incontournable de l’époque, et qu’on y a joué à l’époque autant qu’à WoW (car oui dans le jeu vidéo la France n’a jamais été en retard, au contraire le pays fut pendant au moins une décennie à l’avant-garde de l’industrie avec les Japonais, et si on me demande, c’était génial). Mais la boite de Roubaix comprend qu’ils ont crée une émulation en France sur laquelle il faut construire, elle se lance dans le développement d’un univers multimédia comme c’était la mode de le faire à l’époque aux US, mais surtout au Japon depuis une vingtaine d’années. Les gens de Ankama construisent un univers, ils font surtout des BD, puis des manga, puis d’autres jeux qui vont nourrir d’autres BD, et d’autres manga. Jusqu’à l’apogée du truc selon moi qui est la série Wakfu en 2009.

Wakfu est une continuité de l’univers de Dofus dans une variation mythologique de ce premier. En gros, le monde des douze (qui est la planète ou tout se déroule peu importe la version de l’univers) plus loin dans le futur à connu des ravages et devient une version archaïque de ce que l’on connait dans Dofus. Ca permet aux gens de Ankama et notamment à Tot (qui est en charge de la narration de l’ensemble de l’univers transmédia depuis 20 ans puisqu’il est l’un des fondateurs de la boite, et que le « An » de Ankama vient de son prénom Anthony) de revenir à une esthétique et des structures narratives d’heroic fantasy et de mythologies. Car si Dofus était un MMORPG, et que la partie RP descend bien sur des jeux de roles dont l’héroic fantasy est la matrice, l’univers de Dofus est un syncrétisme entre la pop culture japonaise (anime et manga), la pop culture US (cinéma et comic book), et la pop culture française (BD et littérature qui remonte jusqu’à Chrétien de Troyes). Wakfu permet donc de rendre tout ça plus clair, une sorte de table rase construit sur les ossements de Dofus mais dont la chair serait celle d’une mythologie nouvelle.

Bref. Au début Wakfu était un jeu, que je n’aimais pas trop car j’ai passé beaucoup de temps sur la beta à faire des conneries et une fois que le vrai jeu est sortie, je dois avouer que j’en avais rien à faire car il laissait une liberté au joueur qu’il était difficile d’incarner par des actions concrètes puisqu’on était en majorité des abrutis de 13-15 ans. L’innovation de Wakfu en tant que MMORPG était de laisser les joueurs prendre soin du jeu comme un écosystème pour les sensibiliser sur la réalité de « la nature » mais aussi sur l’écologie. Il y avait donc aussi toute une dimension politique au sein du jeu pour élire des gens qui devaient gérer des ressources ou des lieux pour que justement les écosystèmes qui nous permettent de jouer puissent se renouveler avec une logique de saisons, d’intempéries etc…. Pour ma part je n’ai assisté qu’à des discussions interminables, des disputes entre faction, et la disparition de monstres basiques (ils avaient littéralement éteint des espèces dans le jeu à force de les tuer partout pour avoir de l’expérience) qui rendait la progression dans le jeu impossible en tant que débutant (oui c’était beaucoup trop réaliste). Et la dernière fois que j’ai entendu parler du jeu c’est quand un ami me disait qu’ils avaient réussi à mettre tout le monde d’accord pour construire une tour géante sur un des serveurs. Quelle ironie que même dans un monde virtuel en pleine genèse, les gens se mettent d’accord pour faire la Tour de Babel. Et comme dans le récit biblique, beh les gens qui gèrent le serveur ont stoppé ce projet fou (je tiens à ajouter que Wakfu n’était pas le seul jeu a tenté cette logique d’écosystème en temps réel, il y en avait aussi d’autres qui faisaient ça pour d’autres choses comme la guerre. Je me souviens qu’un serveur du MMO Warhammer avait du etre reboot car l’une des deux factions du jeu avaient dominé le QG de l’autre, ce qui rendait la vie pour les joueurs dominés impossible puisqu’ils se faisaient défoncer au coeur de leur propre territoire sans possibilité de devenir plus fort ou de construire des alliances. Ils jouaient littéralement sous occupation… Un peu trop réaliste ?). Mais l’anime Wakfu a tout de suite accroché les gens qui gravitaient autour de cet univers mais aussi les amateurs d’animation dans le monde, dont moi pour le coup. Bien sur j’étais deja un lecteur des manga Dofus et j’étais deja versé dans tout ça. Mais la réussite était surtout une réussite esthétique.

On assistait pour la première fois en animation en 2009-2010 à ce qui nous rendait fou en BD durant les années 2000, ce syncrétisme entre des formes japonaises, une efficacité narrative du comic book et cette distance parfois comique parfois mélancolique de la BD française. C’était un miracle. Bon je ne suis pas pas un fervent défenseur de la narration de toute façon, donc ce qui m’a frappé, c’est quand un ami m’a montré le combat de Nox et et Grougaloragran. Ce qui était frappant, c’est d’abord le chara design, il me semblait familier mais pourtant singulier. On reconnaissait du Akira Toriyama, on reconnaissait du Kishimoto, on reconnaissait du Kurumada mais c’était un peu tout à la fois. Pareil dans l’esthétique global et les couleurs, on reconnaissait les jeux de contrastes propre à la BD et au comic book mais sans vraiment dire exactement ou était la référence. Et disons que c’était ça l’art populaire de la France, c’était un art de mélanges, un art créole. Et il n’y avait personne au niveau de Ankama pour porter ces mélanges à un tel niveau. Ça restait enfantin comme la BD populaire des années 2000, tout en épousant parfois la violence propre à l’animation japonaise ou les situations de dilemme propre aux grandes figures de comics. Et surtout la première saison reposait autant sur la quete du héros, Yugo dont le pouvoir est de faire des portails pour se téléporter que des l’antagoniste Noximilien l’horloger dont le pouvoir consistait à stopper ou jouer avec le temps. En gros c’était l’espace contre le temps. C’est le matériau parfait pour exploiter le potentiel plastique de l’animation, et c’est ce qui s’est passé. Près de 15 ans plus tard, la série se termine avec une 4eme saison fascinante.

Il faut aussi dire qu’entre-temps Ankama est aussi devenue une boite de production de cinéma d’animation. Et que depuis le début de l’anime, il y a des collaborations avec de studio ou des animateurs japonais. Mais surtout c’est devenu une sorte de trésor caché pour les connaisseurs car des noms reconnus du milieu sont passés par Ankama. Le plus connu est Santiago Montiel (d’ailleurs Montiel est argentin, et je rappelle les liens des argentins avec la BD française mais surtout s’il y autant de bons dessinateurs argentins c’est parce qu’il ne faut pas oublier qu’il y a deux populations qui ont immigré massivement en Argentine, les allemands au début du XXeme siècle, mais surtout…Les italiens !) qui a même travaillé justement sur, L’Ile de Giovanni de de Mizuho Nishikubo. La saison 4 et ultime saison de Wakfu est donc un moyen pour Ankama de conclure pour la première fois un arc narratif en 20 ans (car en dehors des manga one-shot sur l’origine des personnages aucune histoire ne prend jamais fin puisqu’elles passent d’un art à l’autre, d’une forme à l’autre, du JV à la BD au cinéma dans un ballet infini), et de marquer le lien de deux décennies entre les créateurs, leur création et les spectateurs/lecteurs/joueurs. Car depuis la saison 3 Wakfu en animation est une oeuvre de passion pour tous les gens qui se sont impliqués des deux cotés de l’écran des 2 premières saisons, ce n’est pas avec cette dernière que Ankama prospère, ils font meme des crowdfunding pour la produire, ce fut pareil pour cette ultime saison. Ce ne sont pas des œuvres « rentables » ou voulues par la télévision ou meme les plateformes dans le catalogue de la boite pourtant ils vont continuer de la pousser et nous aussi. Ca reste des traces d’amour. Et c’est de ça dont il s’agit dans cette saison 4. L’amour filial, l’amour fraternel, l’amour de soi, l’abnégation, le partage, la solidarité. Si la saison 3 reprenait la structure de Saint-Seiya, la saison 4 retourne à ce mélange qui avait fait le succès de la première. Beaucoup de mystères, beaucoup de mystiques, on nous demande surtout de croire à ce que l’on voit pas à ce que l’on nous dit, car ce que l’on nous dit n’est qu’une partie de tout ce qu’il a à dire.

Encore une fois la réussite vient du miroir entre Yugo et l’antagoniste Torros Mordal. Mais comme pour la première de la cohérence esthétique qui ne joue plus sur la fluidité de l’animation comme pour la première saison mais sur le vide entre deux images que propose le montage. Il y avait bien sur avant ça l’OAV Orropo ou Ankama et sa team sortaient les muscles pour montrer que s’ils voulaient refaire des combats beaucoup plus fous ils pourraient (ils vont meme jusqu’à une abstraction qui est devenue le propre de la production actuelle chez Jujutsu Kaisen ou Demon Slayer voire DBS Broly), c’est donc un choix probablement économique mais aussi esthetico-symbolique de ne pas reproduire l’explosion des formes de la première saison ni du tout venant de la production actuelle. Il retourne aussi à un univers d’heroic fantasy, Toross Mordal est un roi pécheur (et une allégorie de notre système puisque encore une fois Ankama pousse toujours les considérations écologiques) qui vit sur une planète désertique avec son armée de nécrome, ils ne sont guidés par une seule chose, la faim. Et ils consomment le Wakfu qui est cette énergie vitale présente en toute chose (comme dans toutes les mythologies anciennes genre Qi, Ashé, Mana, Prana…), ce qui va provoquer une guerre des mondes. Similaire à toutes les situations de guerre dont sont friands les amateurs de Heroic Fantasy ou des armés vont s’unir pour combattre une menace commune blablablabla. Si l’ensemble des choix esthétique de l’opposition entre le violet et le bleu, de la prolifération des portails, des points de vues, des dimensions incarnent bien ce dont il s’agit dans une logique kaléidoscopique d’ouvrir les portes de la perception de chacun des personnages pour le meilleur et le pire. Cette esthétique rappelle surtout que Wakfu vient d’un MMORPG, vient d’un jeu dont les personnages sont des archétypes de Jdr entre l’héritage de Tolkien et de DnD. L’animation qui utilise une technique de « marionnettes » (en gros ils ont des mouvements pré-enregistrés que les corps peuvent faire, ce qui rend plus fluide le mouvement des corps mais limite les mouvements pour ne pas avoir à tout redessiné), rappelle celle des personnages de jeux vidéo. Il y a donc ce mouvement étrange qu’une série qui commençait sur un héritage japonais se termine en rappelant qu’elle n’est qu’un avatar d’un jeu vidéo qui revendique lui un héritage occidental. Ce glissement de l’un à l’autre est justement une affaire de collage, de montage. Ainsi s’applique à al dernière saison à recoller des morceaux d’une oeuvre qui dépasse la chair de sa forme et dont l’esprit existe déborde sur d’autres arts. Il y a un débordement que le tweet de Tot à la sortie de l’ultime épisode atteste. C’est ça qui était aussi fou à suivre durant cette ultime saison, on avait l’impression que tout était possible car le montage contenait un trou noir dont notre œil ne pouvait échapper tant il nous dévoilait les mondes possibles. Mais surtout le nouveau personnage de Nora joue son émancipation et sa libération en un cut. Elle dont le frère dragon était prisonnier de l’emprise de la faim, le libère et fusionne avec lui en un seul cut, comme si finalement c’était l’oeil du spectateur lui meme qui en alliant un espace à l’autre leur autorisait enfin la réunion tant espéré. Et cette triste réunion est en réalité mortifère car on les voit à peine réunis qu’ils vont se sacrifier et être condamné à errer dans l’espace dans une sorte de placenta glacé, car justement la fluidité de l’animation, ses propriétés aqueuses prennent fin avec la dernière image fixe d’une fraternité scellée à jamais dans le cosmos, dans la légende. Belle image de fin pour 20 ans d’aventure, ou finalement la mythologie de Ankama est celle d’une passion fraternelle partagée, gravé dans le marbre ambré des œufs qui contiennent encore des mystères pour des générations. Car si le Wakfu est une énergie, les Dofus sont des œufs aux propriétés magiques.

L’aventure commence par contre dans le Collège Noir. Pour le coup je n’ai pas lu la BD. Mais comme pour Wakfu ce qui m’a poussé à regarder le dessin anime, ce sont les chara design qui me rappelle les BD de ma jeunesse, et l’étonnante fluidité de la mise en scène. Et quand je parle des BD de ma jeunesse je parle de Tcho!. Pour les plus vieux ils ne savent pas ce que c’était et pour les plus jeunes ils ne lisent pas de BD de toute façon, mais Tcho! pour nous dans les années 2000, était un peu notre petit Métal Hurlant. Il y avait tous les auteurs les plus populaires et certains des meilleurs de leur génération selon nous, des gens comme Boulet, Tebo, Zep (qui est à l’origine du magazine), Gobi, Supiot, Téhem, Nob, Julien Neel. Et comme je l’ai dit il y avait ce mélange des styles et des genres typiques des années 2000. Mais aussi une porosité qui faisait qu’on passait comme si de rien était de Tcho! aux productions BD Ankama, notamment à travers des gens comme Julien Neel mais aussi un mec comme Run et son Mutafukaz qui est le symbole parfait de cette époque. Bref. Le Collège Noir me rappelle tout ça et ce n’est pas un hasard puisque Ulysse Malassagne , auteur de la BD, qui a 5 ans de plus que moi a commencé dans Tcho!. L’autre chose plus étonnante c’est que l’anime comme la BD semble se dérouler à la fin des années 90 et au début des années 2000. Et je dois avouer que c’est étonnant de voir une oeuvre abordée cette période qui correspond à notre jeunesse comme si c’était un souvenir d’il y a très longtemps.

Mais c’était il y a plus de 20 ans…Et que ce qu’il y montre avec cette colonie de vacances de cassos, la mono un peu punk un peu zadiste, puis cette omniprésence d’un imaginaire magico-esotérique qui vient à la fois du Japon mais aussi de la littérature jeunesse et des légendes locales arrive parfaitement à capter cette ambiance. Je me sens un peu comme un vieux monsieur du Midwest que j’avais rencontré dans un macdo à Hong-kong et qui m’avait raconté sa jeunesse avant de découvrir l’Europe, ce qui m’avait fait penser à Stand By Me ou IT. Je n’irais pas jusqu’à dire que ma jeunesse est comme le Collège Noir mais il capte quelque chose de cette époque de très juste. Et surtout il y a tout un tas de références au Seigneur des anneaux et aux légendes du cantal qui rajoutent à la justesse de l’enfance, la justesse d’un imaginaire enfantin de l’époque. Je pense aussi qu’un mec avait réalisé un trailer du seigneur des anneaux entièrement dans le Cantal et ça fonctionnait bien, comme quoi, ça fonctionne partout. C’est comme nous plus jeune quand on souriait car il y a une rivière en Guyane qui s’appelle La Comté qui correspond aussi à un lieu ou justement vit un petit peuple car ce sont les immigrés de l’ex-Indochine…Bref le jeu d’échos des enfants est infini ! C’est ce à quoi joue l’anime le Collège Noir avec sa sorcière dont la tete rappelle Baba Yaga de Miyazaki. Ses personnages dont chacun aucune une fonction typique de JdR (encore une fois), du guerrier au sorcier. Et comme pour Wakfu, les japonais sont aussi impliqués à l’animation de tout ça. Le maillage culturel se reconduit encore une fois. Alors que des gens peu regardant penseraient voir un bon portrait de « la France profonde », on a les mystères du Cantal avec une esthétique qui lorgne vers Ghibli, des dessins typique des années 2000, et des références à Tolkien.

Pourtant la scène qui m’a le plus marqué est la seule franco-française du truc car elle joue avec un héritage que personne n’assume et laisse dangereusement à la marge, ce qui sur internet est devenu le centre. Dans le dernier ou l’avant dernier épisode, les deux jeunes filles vont dans une bibliothèque cachée et l’une d’entre elle qui incarne la figure de mage peut lancer des boules de feu. Soudain elles font tomber un livre dans lequel s’extirpe un personnage qui tente de leur bloquer la route. Ce personnage n’est pas une création de Massalagne, c’est Eliphas Levi. Cette grande figure de l’occultisme français apparait comme une menace dans un dessin animé pour enfant. Alors qu’on pensait etre dans une sorte de quête du graal pour les jeunes on se retrouve etre en réalité devant une contre-initiation beaucoup plus sombre. Ainsi se justifie la cruauté des contes et les flirts avec la mort depuis le début de l’anime. Il s’agit comme dans les oeuvres de King pour des enfants de découvrir un cadavre mais surtout les raisons qui ont fait passer leur ami de vie à trépas. La présence de Eliphas Levi ramène soudainement cette dimension « réaliste » de la magie comme une pratique qui vient conjurer les maux de l’âme plus que comme un émerveillement. Et sans la nommer Ulysse Massalagne rend hommage à l’œuvre qui plane sur la sienne, celle qui a recouvert d’un voile les années 2000, Harry Potter. C’est aussi la bascule du premier Harry Potter quand la présence de Nicolas Flamel, alchimiste français et sa pierre philosophale, donne une autre dimension à l’œuvre qui n’est plus celle de l’initiation au monde magique, mais celle de l’initiation à réalité du monde matériel par la mort. La pertinence du Collège Noir est d’etre parvenu à accorder cette esthétique d’une époque et de cette dernière vu par les yeux des enfants qui y vivaient mais surtout de cristalliser les changements profonds de la fin de ce monde comme celui de l’enfance. Il suffit d’un été pour comprendre le poids de la mort et des responsabilités de la vie pour que le monde qui nous paraissait si enchanté ne le soit plus. Le Collège Noir est le collège négatif, celui qui se fait en dehors de l’école, celui qui complète l’éducation face à la réalité du monde qui à cette age n’est qu’un conglomérat ésotérique d’attitudes, de codes et d’expressions.

Wakfu comme le Collège Noir s’inscrivent dans le meme geste qui a participé à créer cette nouvelle culture française qui a fait du pays des lumières, le second pays du manga et le second pays de la K-pop. Dans les creux et au cœur de ces œuvres se forment pourtant des imaginaires beaucoup plus complexes que ce qu’il n’y parait, et perpétue un rapport au temps, à l’existence et à la mort qui n’a rien à voir avec les productions industriels quelconques que ce sont censés représenter les émanations des genres au question au cinéma ou autre. C’est bien du vertige du temps perdu, du temps retrouvé et du temps sculpté dont il est question. Celui qui fait écho à tous les espaces et les imaginaires de notre conscience.

les cordes accords discordants

La sortie du dernier album de Sum 41 et le disband du groupe permet de discuter un peu de tout un genre et une scène dont tous les jeunes des années 90-2000 connaissent des chansons. D’abord, je dois signaler que Heaven x Hell, l’ultime album du groupe est pas mal, c’est meme l’un des meilleurs trucs depuis 15-17 ans. Et surtout le groupe assume leur singularité en découpant l’album en deux pour rappeler une dernière fois ce qu’est leur son. Car contrairement à d’autres groupes de la meme époque, et avec la meme « aura », le son de Sum 41 a toujours été reconnaissable. Entre les pastiches, les conneries et la mélancolie de Blink-182 et les anti-systèmes dans le système Green Day, il y avait surtout une différence de sons. Si Green Day vient réellement de la scène punk californienne comme elle s’est développée depuis le début des années 80 et a donc le son attribué à cette dernière dans Dookie (leur premier grand album) qui va petit à petit se diluer dans une version pop puis parfois folk à mesure que leur présence sur MTV va se renforcer. Et que Blink a celui du mix qu’a apporté la culture skate, donc des attitudes de « rappeurs » parfois au micro mais surtout un mélange entre le rock de surfeur, le punk mélo de Californie et les sonorités emo du Midwest. Sum 41 est un groupe du Canada, ils ne s’inscrivent donc pas vraiment dans les mouvements des deux autres groupes mais ont absorbé les expérimentations du grand groupe de punk de la fin des années 90, Refused.

L’influence de Refused est gigantesque pourtant le groupe n’est dans aucune conversation lorsqu’on parle de l’évolution du punk. C’est le groupe qui a fait le syncrétisme entre le son minimaliste et les revendications complexes de groupes comme Minor Threat ou les Dead Kennedys, le hardcore à la Black Flag ou Misfits, et un son métal que l’on ose pas nommer comme tel. Et Sum 41, comme beaucoup de groupes qui ont émergé à la fin des années 90 doit un peu tout à l’album « The Shape of Punk to Come » de Refused. Et je pourrais meme aller plus loin en disant que y a tout un tas de groupes très connues des années 2000 qui doivent tout à simplement à la chanson New Noise de Refused. Meme dans l’imagerie, car Refused sont des suédois avec une approche très intellectuelle de la musique (je vais pas faire une digression sur ça, mais l’enseignement de la musique en Suède dans la deuxième partie du XXème siècle est un choix politique assez conséquent qui explique en partie pourquoi toute la pop depuis 20 ans voire plus est écrite/composée/produite par des suédois même quand elle est chantée par des américains, des anglais ou récemment…des coréens. D’ailleurs il y aurait beaucoup à dire sur la domination des deux industries coréennes et suédoises dans la musique mondiale car elles viennent de choix politiques et ont été supporté par les gouvernements respectifs des deux pays dans des époques et pour des raisons différentes) et ce sont des mecs qui pouvaient ressembler d’un clip à l’autre soit à des clodo soit à des ingénieurs. Et je crois que ça définit bien ce qu’ils ont apporté. Sum 41 dans tout ça a épuré la chose et n’a gardé que l’énergie du punk mais a surtout ramené beaucoup de métal avec leur guitariste Dave Baksh. C’était plus difficile à percevoir en dehors des solo (car oui, il n’y pas d’emphase sur les solos chez Green Day ou Blink, c’est un truc qui vient du métal) , dans l’album All Killer no Filler en 2001 qui a un peu niqué l’image du groupe dans l’œuf.

All Killer No Filler qui est associé à toute une époque et une imagerie entre American Pie et Jackass n’est pas réellement représentatif du groupe. Oui c’est marrant, oui il y a des riffs catchy, oui il a des refrains imparables…Mais le reste de la discographie c’est pas ça. La ou Sum 41 a gagné la « cred » punk, c’est quand leur son métal autorisait organiquement des « longues » ballades inspirée des power ballad des années 80 de groupes comme Metallica a introduire du blues dans le punk. Contrairement à ce que disent les imbéciles et les ignorants, le métal ne vient pas de la musique classique (d’ailleurs on connait l’idéologie puante qui veut forcer cette idée), mais c’est juste du Blues au carré. Du blues électrifié par une culture pop hantée (que ce soit les grandes références bibliques de Metallica dans Creeping Death ou celles à Lovecraft chez Iron Maiden), mais en réalité les grandes mélodies du métal ne servent qu’à incarner par le son des ambitions mythologiques sur trois accords qui font ressentir une souffrance ou une mélancolie comparable à celle de John Lee Hooker ou de Robert Johnson. C’est cette mélancolie dont s’est nourri le son de Sum 41. Et aux revendications punk ce sont rajoutés les expériences de la réalité.

En 2005, le groupe part au Congo pour aider un documentaire sur les enfants dans les pays en guerre (la fameuse guerre du Congo qui 20 ans après est toujours dans nos oreilles sauf qu’aujourd’hui les rappeurs en parlent plus que les rockeurs, personne n’est étonné !) ils sont pris au coeur du conflit et des affrontements, et doivent évacuer le pays. Bref. Ils nomment leur album Chuck en hommage au mec qui les a aidé à évacuer. Sauf que là ou le son punk portait parfois des attributs métal, c’est désormais le son plus lourd du métal qui parfois prendra le dynamisme et l’énergie du punk. Mais c’est surtout la ou le groupe se démarque des contemporains des USA, car les textes changent et il ne s’agit plus d’accuser un pouvoir au loin, ou une abstraction, mais tout le monde. Et le groupe qui avant ça était un groupe « pour » les marginaux devient un groupe « contre » la norme. L’audace était de reprendre les grandes power ballad des années 80 qui souvent étaient des chansons d’amour, pour en faire des chansons de désamour de l’impérialisme et du capitalisme en son coeur. Mais en gardant la verve et un certain cynisme punk, donc pas besoin de faire de la grande métaphore, un slogan peut aussi être une bonne chanson. Il y a 20 ans ça donnait « We’re All to Blame », « Pieces », « No Reason ». Le No Future avait une autre ampleur quand ça venait ds mecs qui avaient vraiment vu ce que c’était que de ne pas avoir de futur dans les armes et le sang, comme l’incarnait bien la cover de l’album Chuck.

Puis après Screaming Bloody Murder en 2011, j’ai lâché l’affaire (meme si les albums d’avant était toujours bien) car le départ de Dave Baksh avait niqué le syncrétisme qui faisait la singularité du groupe et que les déboires de la vie privée de Derrick Whembley (drogues, divorce de Avril Lavigne) semblait empiéter sur le son du groupe. 20 ans plus tard on se retrouve avec Heaven x Hell, en réalité c’est plus eux qui ont retrouvé leur son car l’écoute de l’album j’avais l’impression de reconnaitre ce qu’aurait du etre le son du groupe à la fin des années 2000. C’est plaisant que le son du groupe soit toujours aussi familier, meme si la rage d’il y a 20 ans c’est scindé en deux parties. Un Heaven punk festif et un Hell métal désespéré. Pour le coup les deux sonorités sont tellement dissociés qu’ils se permettent même de revenir à un son qui existait il y a 20 ans mais qui n’était pas forcément le leur, comme dans « Stranger in these time », « Rise up » ou « You Wanted War ». Néanmoins il se produit ce truc bizarre ou pendant les 6 premieres tracks on a l’impression d’être dans une faille spatio-temporel en 2004, et c’est peut-etre l’un des grands compliments qu’on puisse faire de reconnaitre que si génie il y avait, alors ils ont réussi à le ressusciter le temps de plusieurs chansons, ce qui est un exploit en soi pour un groupe avec 25 ans de carrière. Oui, les mecs qui faisaient du skate dans des piscines et foutaient le bordel dans les supérettes ont des enfants qui l’ont l’age qu’ils avaient quand ils ont commencé !
Bref. Pas mal. Vraiment pas mal pour le groupe qui initiait au concept de classe, lorsque je me demandais pourquoi l’album d’après « Chuck » s’appelle « Underclass Hero ». Ils gardent leur titre de Underclass Hero.

Et digression. J’ai aussi écouté le remaster de Fallen de Evanescence, je n’étais pas un grand fan du groupe car ça me faisait marrer qu’ils jouent les « vampires », alors que c’est un groupe chrétien à la base (oui c’est comme ça). Mais j’appréciais certaines chansons parce que j’ai des oreilles et que j’aimais bien que le groupe (comme d’autres à l’époque) ait un public transversal car pour nous il n’y avait pas d’oppositions « wesh vs rockeurs » (puisque c’est en réalité une opposition raciste lol), et des gens qui écoutent toute la journée du dancehall, du rap ou du zouk puissent réciter My Immortal ou Bring Me To Life garantissaient de grands moments d’euphorie de collégiens/lycéens. Bref. Le truc que j’ai réalisé avec toutes ces réécoutes, c’est que la hype vintage des jeunes de tiktok envers ces groupes ou cette période d’une esthétique du rock/punk/métal était foireuse car dans les chansons qu’ils font pour enclencher un revival comme celle-ci https://www.youtube.com/watch?v=ZJXM4mCDL8I . Un problème subsiste. Contrairement à la mythologie punk des 70s. Les groupes de cette période sont irréprochables techniquement et surtout ont des productions de fou. Jusqu’à aujourd’hui la qualité (l’ingénierie) est frappante. Les voix sont claires, les textures sont palpables et l’ensemble des sons sont présents de manière distincts. On était pas seulement matrixé par la forte impression que renvoyait ces gens, mais surtout parce que l’expérience même de leur musique était assez profonde par la qualité de la production. Je me moque un peu de Evanscence, mais c’était du « blockbuster » du genre pas seulement parce qu’ils étaient chez une major à un moment mais aussi car la cohérence esthétique de leur son du chant au mix ne reproduisait pas une formule mais lui donnait vie. Dans une sorte de mariage étrange entre l’efficacité de la pop industrielle depuis un demi-siècle et un dévoilement intime d’une noirceur hypnotisante (la meme opération avait deja été faite au cinéma une décennie avant avec un Tim Burton par exemple ou un David Fincher). C’est pour ça que aujourd’hui Deftones connait une sorte de retour par les jeunes de tiktok. On nous proposait pas seulement une chanson, mais une dimension sonore qui aurait la couleur et les textures d’une part mystérieuse de l’auditeur mais surtout de l’artiste. Et je dis tout ça en tant que fan ultime de Michelle Branch !

les corps abominables

Dans les tribulations industrielles de la production hollywoodienne, les œuvres sortent par pack ou par paires thématiques de nos jours. On a même plus besoin d’attendre le succès d’une œuvre phare pour en avoir les variations. Le thème de « l’anamnèse feministo-new age » du début de l’année (Argylle, Poor Things, Madame Web…j’en parlais ici: https://kinotaksim.wordpress.com/…/linternationale…/), « le cycle des singeries » qui a lieu en ce moment (Monkey Man, Kong x Godzilla, La planète des singes) et puis « House of Psychotic Women » pour citer une critique canadienne qui avait une hype sur les internets il y a une décennie (Immaculée, The First Omen). On peut donc s’amuser à confronter les œuvres en temps réel voire d’une séance à l’autre comme dans un festival qui ne dirait pas son nom. Une partie de mon parcours cinéphile venant de la branche Schroeter-Polanski-Borowczyk-Argento-Zulawski-Bunuel, il va sans dire que je suis beaucoup plus attentif au dernier thème. Meme si j’aurais l’occasion de revenir sur le cycle des singeries car je dois promouvoir mon idée que la collaboration indo-chinoise doit se faire dans une saga Hanuman x Sun Wukong. Bref.

Immaculée n’était pas mal dans l’organisation du méta-discours autour de son actrice, son corps principal, Sydney Sweeney. Meme les spectateurs peu regardant avait très bien compris que l’œuvre produite par l’actrice était à la fois un véhicule de promotion de son spectre de jeu mais aussi une « déclaration » sur son corps et l’aliénation qui en découle depuis son succès dans Euphoria. Il y avait une justesse dans l’esthétique viscérale que mettait en scène Michael Mohan et dans le jusqu’au boutisme de la démarche. On était presque dans ces œuvres des années 70 qui ont fait les grandes heures de l’hystérie sur pellicule. Le presque vient justement du regard beaucoup trop propre sur l’institution religieuse, certes elle est condamnée par le tournant gothique de la situation mais elle est d’abord montrée et filmée comme une suite de jolies tableaux dont la lumière rendrait justice à toute une école de peinture italienne. C’était là, la grande faiblesse de Immaculée, on veut montrer « du sale » mais en faisant du jolie cinéma. Ce n’est pas une contradiction insurmontable, c’est qu’elle n’est pas assez extrême car le regard sur le couvent est beaucoup trop sympa. Je ne sais pas si c’est parce que la société est beaucoup plus séculaire qu’à l’époque des cinéastes que j’ai cité, mais il est évident que les gens derrière Immaculée n’ont pas compris que la dévotion est deja en soi, une folie, une aliénation. Que même la vie des petites nonnes comme des gentilles mamies que l’on croise dans la rue est vertigineuse car leur foi a littéralement tordu leur perception au point qu’elles choisissent une vie de réclusion et de répétitions jusqu’à leur mort. Il me semble que Immaculée oublie justement que personne ne va dans un couvent pour s’émanciper, c’est le contraire. Et ce n’est pas non plus un espace de « sororité » malgré les appellations de « sœur » comme la première partie de l’œuvre voudrait le montrer par une sorte de joliesse superficielle. Je parle de ma connaissance de la chose ayant grandi dans l’un des deux seuls départements français ou l’église et l’état n’étaient pas séparés (https://www.senat.fr/leg/ppl14-329.html). Mais surtout, il suffit de regarder la fièvre religieuse qui a lieu dans toute l’Amérique pour comprendre que l’œuvre faibli dans sa vision propre de ce que sont « les sacrifices » à l’aune d’une vocation. Sydney Sweeney porte le tout par les temps longs que lui accorde le cinéaste mais aussi la production dont je rappelle elle fait partie. Une actrice qui voulait s’émanciper se retrouve prisonnière du cadre symbolique qu’elle avait choisi pour mettre en scène son émancipation, car oui, Sydney Sweeney vient d’une famille du Midwest, elle ne pouvait pas totalement « cracher » sur l’aliénation au cœur de sa culture.

C’est là ou se loge la réussite de The First Omen qui est aussi un portrait d’actrice en filigrane. Cette fois c’est Nell Tiger Free. Mon admiration pour cette dernière est deja acquise puisqu’elle est apparue dans les images des cinéastes qui poursuivent ce cinéma des années 60-70. Chez NWR dans sa série Too Old To Die Young, et bien sur chez Shyamalan dans Servant ou elle jouait deja le rôle d’une « sorcière ». Quand elle incarne finalement cette figure au cinéma, devant la caméra de Arkasha Stevenson (qui a réalisé des épisodes de Channel Zero et de Légion, des séries géniales, justement sur le traitement de la psyché), bien sur que le résultat s’avère beaucoup plus fou que le geste promotionnel de Sydney Sweeney. D’ailleurs les deux œuvres ont plusieurs séquences en commun, mais la plus marquante est celle d’un accouchement en plan-séquence debout. Si celui de Immaculée se joue en gros plan sur le visage de sa star, celui de The First Omen se joue sur le corps et les dislocation des mouvements de son actrice-sorcière qui rappelle Isabelle Adjani dans Possession. C’est dans cette différence que se joue l’appréciation des deux œuvres, car Nell Tiger Free est bien un corps dévoué dans l’œuvre, c’est une actrice. Elle ne contrôle rien, elle n’a rien à défendre, elle incarne seulement le rôle d’une exaltée qui ignore l’étendu de sa propre démence. D’ailleurs le tout est assez malin pour construire sur la persona que l’actrice a construite durant les différentes saisons de la série de Shyamalan. Entre la naïveté dangereuse d’une religieuse du midwest, et la beauté vénéneuse des jeunes femmes conscientes de leur pouvoir de séduction (c’était l’un des grands trucs de The Neon Demon, sauf qu’ici point de néons, juste le démon…). Elle devient justement prisonnière des différents type de regard qui ne sont pas seulement sexuels. Ce que Immaculée oublie, c’est que l’immaculée conception dans la liturgie chrétienne n’est pas la naissance du christ, c’est la naissance de la Vierge Marie qui vient elle-même d’une mère sans père. C’est dans la rectification des origines monstrueuses de cette croyance que peut se déployer la folie de Arkasha Stevenson. Dans des ellipses qui confondent visions et réalité, c’est l’imaginaire chrétien qui est replié sur lui même. Ce n’est pas la petite sororité bien rangée de Immaculée qui cacherait des actes innommables, c’est l’ensemble du couvent qui est montré comme différent degré de la même folie. Dont bien sur la plus souterraine, celle de la catabase, révélerait le plan ignoble de contrôle de l’Église non pas seulement sur le corps des femmes, mais sur les mères comme sur les fils comme un Bene Gesserit. L’œuvre joue bien avec cette idée de niveau par le truc tout con de construire dans les interstices d’un cut. Le saut logique d’une image à l’autre incarne la fièvre au cœur de la dévotion jusqu’à la folie totale. Et puis pour une année avec différents plans de vulves, il faut saluer le plus audacieux car il ouvre l’œuvre. Une vulve sculptée dans le crane d’un prêtre corrompu, et c’est seulement le début. Je dois aussi dire que mon appréciation est décuplée car il y avait un mec au premier rang de la salle 1 de l’UGC des Halles qui était extatique durant la plongée des 30 dernières minutes, on dirait qu’il était affecté physiquement par la musique et les images, il enlevait sa veste, la remettait, enlevait son chapeau, changeait de positions. Il semblait autant possédé par l’œuvre que l’actrice à l’écran. C’est génial.

Il y a aussi toute cette symbolique qui vient tout droit du cinéma que j’aime. Les visions d’araignées, les cheveux de Nell Tiger Free, le chaos politico-social qui existe dedans comme dehors, et évidemment, Rome. Et les longs regards de l’actrice qui monte d’un cran dans l’intensité fanatique dont elle devient la marionnette. Je dois aussi rajouter que j’aime bien la saga de base. Parce que avec l’Exorciste, ce sont probablement les deux « saga » les plus connus car elles ont le plus résonné dans ce territoire dont l’ombre du Vatican assombri toujours les esprits qu’est l’Amérique (du Sud au Nord). Donc les gens regardaient ces œuvres religieusement, et la peur qu’ils éprouvaient quand j’étais plus jeune devant les deux étaient tellement profonde qu’elle me laissait songeur sur les possibilités du cinéma. Pour ma part, je voyais cette arrivée de l’antéchrist comme une sorte de shonen. Et c’était évident car le meme cinéaste qui a fabriqué la figure de Damien, est celui qui a fabriqué au cinéma, celle de Superman. Ce n’était pas deux faces d’une même pièce pour moi, c’était littéralement la même chose dans deux imaginaires différents. Les uns disent Kwisatz Haderach, et les autres disent Abomination.