Mois: septembre 2023

Millennium Actress – 00 min à 06 min 46

Clément : Ma première réflexion sur le film de Satoshi Kon se porte sur une impression sismique. Dès la première scène d’immersion dans le cosmos, le démarrage d’une fusée devient le déclencheur de fiction et du programme narratif et esthétique du film. On se rend alors compte que cette scène est elle-même issue d’une fiction et que l’actrice va être le fruit d’une quête d’une recherche éperdue d’un visage aux milles masques, d’une persona insaisissable à travers une longue mise en abyme de films, d’époques, de blocs spatiaux-temporels retraçant sa vie d’actrice à l’ère classique. Cette première mise en abyme est alors interrompue par une secousses sismiques vécue par le journaliste qui décide d’interviewer cette fameuse actrice désormais au crépuscule de sa vie.

On traverse alors le faisceau lumineux du siècle dernier, donnant presque l’impression de regarder à travers la vitre d’une cabine de projection. S’ouvre à nous une vie d’actrice sous forme de multivers foisonnant défilant sous nos yeux telle une frise d’images qui caches des zones d’ombres dans ses plis.

Parce que oui, ce qui est en fait le sel ce sont bien les écarts, les interstices, ces zones de vides entre deux « plaques filmiques » où les mondes co-existent, intercommuniquent et/ou basculent dans l’abime de l’oubli, du traumatisme. Les multiples zones de tension deviennent les lieux d’illusions entre ce que l’actrice a vécu et le subterfuge de l’image actorale qu’elle laisse à la postérité, de la projection de sa persona. Le film est donc une longue faille tellurique d’images tourbillonnantes. Un maelstrom d’images qui se déchirent dans cette zone sismique où se frottent et s’entrechoquent les mondes, les points de vue, faisant muter la rétrospective de l’histoire d’une actrice en celle d’un mirage/naufrage fantomatique. Le spectateur adopte ici quasiment la posture de témoin, voire même d’historien face au récit éclaté autobiographique de l’actrice. Il s’agit de recomposer un puzzle, un atlas d’images-signes, ces indices tombés dans la faille de l’oubli. Warburg le dit d’ailleurs, l’historien en iconologie adopte un rôle similaire du « sismographe », errant toujours au bord des failles de l’image, en abordant les notions de force, de flou et de rupture avec notre conception de l’image. Warburg entend par cette image sismique que « l’historien n’est pas seulement un simple descripteur des mouvements visibles mais qu’il est surtout un inscripteur et transmetteur des mouvements invisibles. »[1]

A mon avis, il s’agit toujours de ça dans Millenium Actress. De mouvements invisibles qui se cachent sous les multiples couches (sédimentaires) du cinéma, du temps mais aussi sous les multiples couches/masques du visage de l’actrice, figure protéiforme d’élection.

Kephren : Je te suis dans l’idée sismique à l’œuvre dans ce premier segment. D’ailleurs ce n’est pas tant que je suis, c’est que nous tous happés par la béance que provoque cette ouverture sismique. Et bien sûr, je constate également cette idée de puzzle, fragments et maelstrom. Ce qui me pousse à penser qu’en plus d’être sismographe, nous sommes aussi dès les premiers minutes des archéologues.

Le séisme est le plus souvent, le fait d’un déplacement d’une plaque tectonique sur une autre, d’un débordement de la matière de planète sur un autre plan. Dans ce cas, c’est la fiction qui déborde sur le réel par le cut que provoque le séisme. Dès lors, les deux journalistes que nous suivons sont dans un monde à l’interstice. Entre le cinéma et son double (le réel). S’installe alors un jeu de résonnance dans le montage et dans les compositions. Avant de partir du bureau, ils rembobinent la cassette du film qu’ils regardaient. Dans l’écran on voit que les différentes vies, les différentes incarnations de l’actrice se rembobinent aussi. Puis dans le trajet qui va les mener à la maison de Fujiwara, le montage alterné va nous montrer des images que l’on apercevait furtivement dans l’écran, dans le réel. Du moins ces images se superposent à des lieux réels que voient les deux journalistes comme des échos. Ce sont des souvenirs pour les personnages, c’est pour ça qu’ils peuvent confondre ces images avec la réalité, pour nous spectateur ce sont des visions du futur.

Dans la béance qu’ouvre le film, comme tu le dis bien, s’applique une logique de pli. La structure cyclique propre à un objet replié est déjà visible, les premières images que l’on voit seront les dernières. Les souvenirs et les visions sont indissociables depuis que les plaques ne sont plus à leur place. Comme pour le personnage du journaliste nous ressentons le fait que la fiction contient en elle une expérience bien réelle, cette dernière est déjà la matière de l’œuvre. Mais il faut la retrouver, il faut la reconstituer. Pour être un « inscripteur des mouvements invisibles » il faut déjà retrouver les morceaux, le ruines des choses que l’on pouvait voir. Satoshi Kon continue son analogie sismique quand les deux journalistes s’arrêtent près d’un studio de cinéma en ruines. D’ailleurs il y a une sorte de rime des fragments, rime des ruines, d’abord la contre-plongée qui devient plongée dans un mouvement du ciel vers la terre pour nous montrer les ruines du studio. Et plus tard dans la maison, la plongée sur la table de Fujiwara ou l’on peut voir les magazines avec des images d’elle à toutes les époques. Du ciel des souvenirs et des images à la matière de la terre du temps. Ils sont à ce moment conscients tout comme le spectateur que leur mission sera d’arpenter des images comme des ruines de souvenirs d’une femme mais aussi de l’art dont elle est l’ultime incarnation, le cinéma. On pourrait dire que Satoshi Kon verse un peu dans le discours apocalyptique qu’il y avait sur le cinéma à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, peut-être l’une des périodes les plus fiévreuses sur la soi-disant « mort » du cinéma. Cependant, cette béance révèle autre chose sur notre relation au cinéma à travers les actrices que Kon ne craint pas d’exposer maintenant que tout est en ruine.

Dans l’une des mes interviews préférés de cinéaste, celle de Leos Carax aux Inrocks avec Pascal Bertin en 1991, le cinéaste dit ceci : « […]  A partir du moment où on découvre Lilian Gish dans un Vidor, on va la voir dans un Griffith ; puis on va voir d’autres Griffith sans Lilian Gish, etc. J’ai voyagé très vite à l’intérieur des vieux films comme ça, tout seul. ». Le cinéaste révèle que sa passion pour les figures féminines sur grand écran l’a transformé en cinéphile. Et dans un effet de pli, en cinéaste. La béance dans laquelle il entrait était la salle de cinéma avec comme guide un fantasme comme l’image d’une femme. C’est presque la dimension érotique du pouvoir de l’image qui a guidé le jeune Leos Carax. Mais Millenium Actress va dès ses premières minutes beaucoup plus loin. Avant qu’intervienne le séisme, l’on voit une image du cosmos puis une fleur de lotus qui s’ouvre. Dans la symbolique bouddhiste, le lotus blanc est associé au monde de l’esprit, à l’éveil. Mais Satoshi Kon ajoute une fusée qui va sortir de cette fleur. Et la citation à 2001 de Kubrick est évidente. L’ensemble de ces éléments nous font ressentir que la béance du séisme est aussi une fente. Comme le lotus, la fente est une analogie au sexe féminin. Il faut retourner dans la matrice de toutes les images, comme dans un mouvement de naissance rembobiné. C’est aussi le symbole de ce que représente l’actrice pour ces journalistes, cet émoi érotique premier. Car dans l’interstice des grandes images évocatrices, c’est aussi leur ombre qu’il va falloir explorer, leur intimité. Celle du corps de cette femme qui est désormais indissociable de tout cela. Après tout le journaliste « rougit » quand Fujiwara fait son entré dans la pièce en même temps qu’on lui rappelle qu’il y a eu un séisme. Cet espace intime est aussi, lotus oblige, un espace sacré.

Avant d’entrer dans la maison de Fujiwara. Les deux journalistes passent un petit tunnel. Tout comme moi, tu connais les rudiments et les bases du fonctionnement du Shinto et du Bouddhisme, surtout le syncrétisme que les Japonais en ont fait. Et il y a une logique de pureté et de sacré dans des espaces définis par des portes ou des passages. Avant d’accéder à la maison de Fujiwara, un plan nous montre les deux hommes avancés vers le petit tunnel avec au premier une statue de Jizo. On rencontre beaucoup de ce genre de statuts aux abords des routes au Japon car elles sont censées protéger les voyageurs, mais ce que l’on sait moins, c’est que comme les Torii, elles peuvent parfois signaler l’entrée d’un espace profane à un espace sacré. Parfois même, nous signifier que l’on entre dans un monde d’esprit. Satoshi Kon marque le coup, il ne montre pas le passage en seul plan. Il les montre avancer vers le tunnel de dos. Il coupe. Puis nous les montre dans le tunnel de face. Et coupe une dernière fois pour qu’on épouse leur point de vue ou l’on voit la maison depuis le tunnel. Ces coupures dans un espace aussi étroit renforcent l’idée qu’entre ces plans, c’est quelque chose d’invisible qui a reconstitué l’espace. On pense au Voyage de Chihiro, Fujiwara serait-elle une Yubaba ? Et le tunnel humide, ne fait que nous conforter dans l’idée que s’il y a bien des remous, ce sont également des remous intérieurs, ceux des passions érotiques. Ces dernières lorsqu’elles vont s’entrechoquer comme notre œil sur la lumière de l’écran peuvent révéler des figures comme des divinités personnelles. Il fallait bien monter une pente buissonnière probablement dans une montagne, résultat du mouvement des forces tectoniques pour arriver à la maison de Fujiwara. Si la symbolique bouddhiste et shinto de Kon est évidente, son gout pour la chrétienté également. Sismographe, archéologue et désormais pèlerin des passions lumineuses d’une matrice en ruine. Ainsi nous pénétrons de notre regard, l’antre Millenium Actress.


[1] Christian Palmiéri, Op.cit., p.33.

Dans la lunette

Dans le gang des bois du temple, il y a des trucs fascinants sur l’espace et le regard. Je crois que pour amorcer la dernière partie plus silencieuse et abstraite, il y a un plan de la brume dans des arbres. Cet espèce de brouillard dans une grammaire un peu gothique, figure le trouble à venir, que le regard qui était pourtant clair sur les évènements va se brouiller. L’œuvre démarre en confondant le panoramique que fait la caméra sur cette cité, avec le regard de Monsieur Pons. Dont on nous apprends plus tard que de « regarder » fut au centre de son activité professionnelle, et donc de sa vie puisqu’il était tireur d’élite à l’armée. C’est meme inscrit sur son corps puisqu’il me semble que le personnage semble avoir une pupille plus grande que l’autre. Le parallèle avec le cinéaste lui-même est assez évident. L’économie de plans, de dialogues et la justesse de Ameur-Zaimeche fait de lui le sniper dont l’objectif dans l’objectif serait de désigner la cible réelle. La singularité du regard dans celle de la solitude du marginale, le bloc, comme un seul œil celui du viseur. On pense à Mann, on pense à Hawks. Sauf qu’il y a le brouillard, qui révèle que les intrications économiques dans lesquels sont pris ces banlieusards ne mènent nulle part. Il rend même évident l’héritage du Western quand Bébé dit à sa fille « viens lire les histoires de cowboys et d’indiens ». Mais aussi de chevalerie puisque Monsieur Pons, si on épouse son regard est peut-etre celui regarde la croix au dessus de la chanteuse à l’enterrement de sa mère au début film, avec un zoom. Perce le voile. Ce trouble va jusqu’aux peintures que le prince veut acheter. Jusqu’au club enfumé. Pourtant le regard de Monsieur Pons comme celui de Ameur-Zaimeche est clair, tellement qu’il zoom sur le visage de son tireur qui punirait par son œil révélateur. Le capitalisme, qu’ils s’incarnent par les figures urbaines occidentales ou d’autres, cachés, comme les princes des déserts, ne peut pas être affronté de biais, il faut le regarder droit dans les yeux. Ce n’est que comme ça que l’on peut « nettoyer » le cadre, comme Monsieur Pons qui lorsqu’il sort de chez lui ramasse les ordures devant son bâtiment. On ne fait pas d’omelette sans casser des yeux lol.

J’ai aussi regardé la saison 2 de Gangs of London, la série produite par Gareth Evans. Si elle est juste comme le film de Ameur-Zaimeche, c’est dans une démarche similaire mais exacerbée à l’extrême. Si le burlesque qui est au centre de l’esthétique de Evans est hérité du cinéma HK, dans le contexte d’une oeuvre sur les groupes criminels britanniques comme des organisations féodales, il permet d’éviter l’abstraction. Tout est toujours incarné, car tout se règle dans la destruction matérielle des corps de ses ennemis, de ses amis ou de sa famille. Si Evans et les réalisateurs sur le coup tiennent sa ligne de mettre en scène les affrontements par des chorégraphies sophistiquées, c’est parce qu’il nous montre que la violence presque cannibale au coeur du capitalisme londonien (donc des origines), est quelque chose de physique. Ce n’est pas un combat de territoires, de chiffres, ou de possessions. Ce sont surtout des gens qui vont de leurs mains réduire à néant l’existence d’autres gens et que cela n’est pas une activité de montage, donc d’interstice comme ce serait le cas chez beaucoup de cinéastes US dont Scorsese. La violence n’est pas une explosion soudaine, c’est au contraire la norme. C’est ce qui est intéressant dans Gangs of London comment l’esthétique de Evans qui pourtant est spectaculaire, nous fait ressentir les mécaniques des jeux de pouvoir comme des événements viscéraux. Et en ce sens, personne n’est sauvable, encore une fois, on est pas chez les ricains. Tout le monde est pourri, ce n’est pas pour autant qu’ils n’ont pas des vies, mais avoir des enfants ou des familles ne fait que mettre en évidence l’affliction qu’est la recherche de puissance dans un tel système. Les corps sont réduits à l’état de matière, et chaque mouvement stratégique est montré comme une diffusion de la putréfaction que propagent ces gens. Et ça atteint des sommets car justement, dans l’adrénaline, les douleurs, les drogues, les PTSD, le manque de sommeil et j’en passe qui affectent ces corps de manières quotidiennes, la réalité n’est plus clair. Plus ils s’enfoncent dans ce système et plus leur perception du monde est altérée par les éléments qui le composent. Dans l’épisode 04-05, la cheffe du gang des kurdes (qui est montrée comme marginale au monde des gangs londoniens car leur activité sert une cause « noble ») se retrouve prisonnière du chef des gangs indo-pakistanais comme rançon de la mort de son fils. Alors qu’elle parvient à s’échapper par le fait que contrairement aux autres, ce n’est pas une gangster, mais une guerrière, une personne qui revient de la « vraie guerre », elle entreprend un combat contre l’homme d’affaire. Elle est sous l’effet d’une drogue qu’on lui a administré pour la torturer. Alors que le combat pour la survie a lieu entre les deux corps, on épouse durant l’affrontement le point de vue des deux. A un moment charnière, la femme étrangle l’homme, sauf qu’il fait de meme. Dans l’absurdité de la scène, on ne sait plus qui regarde qui. On ne sait plus ou notre regard se situe. Et c’est là, la grande victoire du capitalisme, c’est qu’il parvient à rendre trouble le regard des gens qui en sont les acteurs. Le brouillard de la violence, des substances, des regrets et des rêves déchus vient corrompre l’image, et le cadre n’est plus qu’un espace trouble ou l’on tue pendant qu’on meurt. Et le vainqueur de cette cérémonie macabre est toujours hors-champ.

Une saison dans les saisons coréennes

Durant ces 3 derniers mois, j’ai regardé quelques séries coréennes, quelques dramas. Si c’est une habitude de rattraper les productions télés en été et en hiver, je dois dire qu’il y avait beaucoup à rattraper du coté coréen. J’ai donc regardé plus de trucs que d’habitude car il y avait plus de trucs que d’habitude. Black Knight, The Glory, Bloodhounds, Mask Girl, et Celebrity…Et il faut avouer que d’en regarder à cette fréquence m’a fait remarquer quelques trucs sur des tendances productions en Corée mais surtout sur l’imaginaire coréen plus général. Avant de discuter de ça, je dois quand meme dire que j’ai un gout pour les dramas qui vient du fait que j’ai grandi avec des télénovélas et que pour les gens du « sud » (Amérique du Sud, Afrique, Asie du Sud, Moyen-Orient…), les dramas ont cette qualité que ce sont des versions plus aboutis de nos séries locales. Mais je connais aussi le poids social de ces productions dans le quotidien des gens qui les suivent s’en trop se poser de questions, ce sont souvent les bases de l’imaginaire social commun. Comment les gens se voient et comment ils veulent qu’on les voit. En gros ce sont les meme enjeux avec la particularité de la culture coréenne, mais surtout avec plus de budgets et de meilleurs techniciens. C’est d’ailleurs pour ça qu’avant que Netflix et les autres plateformes en fassent une part essentielle de leur production, on en regardait deja à travers les sites de fansub ou de torrent dédiés. Car je le rappelle, la culture pop coréenne a été diffusé par la diaspora chinoise puis reprise par les « minorités » des différents pays d’occidents, que ce soit les noirs ou les arabes des cités que les provinciaux blancs isolés des villes périphériques. Jusqu’à aujourd’hui c’est très facilement vérifiable dans les « dance crew » de K-pop, qui viennent soient de petites villes soient des cités. Et pour mes amis parisiens, vous pouvez constater qui sont les gens, meme de nos jours, qui dansent et répètent les chorés de K-pop à Olympiades. L’autre grande raison de ma constance dans le visionnage des drama est le glissement des cinéastes coréens subversifs dans la forme sérielle. Que ce soit Yeon-Sang Ho (Hellbound), Kim Jee-Woon (Dr.Brain), Hwang Dong-Hyeok (Squid Game), ces cinéaste ne trouvent plus ou difficilement les financements qui leur ont permis d’avoir les carrières que l’on connait à la fin des années 2000 et au début des années 2010. La Corée du Sud comme le reste du monde est dans l’incertitude concernant un cinéma « du milieu » qui ne serait ni les gros blockbusters ni indépendants. Et en ce qui concerne la nouvelle génération qui ne semble jamais arriver, l’une des pistes de réponse est offerte par Antoine Coppola dans un live chez l’ami Samir (https://www.youtube.com/watch?v=cd2cCE4G6a8). Les jeunes diplômés des écoles de cinéma coréennes qui ont donné bon nombre de cinéastes et techniciens géniaux ces 25 dernières années, se dirigent après leurs études vers les plateformes qui sont les seules à leur proposer des budgets conséquents sans trop de contraintes. Ainsi pour suivre les cinéastes de demain, il faut (parfois à contrecœur) suivre les séries d’aujourd’hui concernant le cas coréen. Maintenant que j’ai dit tout ça, je note quand meme le désintérêt pour les séries coréennes (et d’Asie en général) de la part des grandes institutions critiques françaises autant que des jeunes loups. Si j’ai l’idée que ça vient du fait que c’est toujours considéré comme une forme impure à cause de l’origine que j’ai décrite, je note encore une fois la lâcheté critique de ne pas vouloir se salir les mains. Sauf quand il y a une noblesse morale (discuter des auteurs de pays qui ont des « troubles » comme s’il existait des pays paisibles lol) ou une caution « scientifique » (etre le premier à « faire ceci » ou « dire cela ») à la clé. Sauf pour noter des « phénomènes » comme Squid Game. Qui n’est d’ailleurs pas pris comme une œuvre, mais comme un phénomène, alors que ce dernier est arrivé à un degré de notoriété tel qu’aucune série US n’a atteint ces 20 dernières années. Pourtant ce n’est pas la télé qui est considéré comme « impure » ou peu digne d’intéret. Puisque des noms comme Ryan Murphy, David Simon ou Damon Lindelof sont aujourd’hui discutés et analysés au meme titre que des auteurs de cinéma. Je me demande pourquoi ce n’est pas le cas pour Kim Eun-sook, Lee Woo-Jung ou Kim Eun-hee ? L’une des raisons évidente est deja la dimension sexiste de cette histoire puisque les plus gros dramas de la planète sont souvent écrits par des femmes. Dans des formes qui subissent aussi un héritage sexiste, celles des séries télés. Dans un pays qui est un enfer pour la moindre revendication féministe, la Corée du Sud. Mais ce serait une excuse de pacotille pour justifier l’absence de critique française réelle sur le sujet puisque la critique française a justement cette force de reconnaitre les objets esthétiques en dehors de leur considération locale (par exemple beaucoup de cinéastes chinois discutés et célébrés en France comme des figures centrales, sont en réalité des marginaux en Chine…). Est-ce que ce serait la double peine, que ce sont des objets populaires et en plus des histoires de bonnes femmes fabriquées par des bonnes femmes ? peut-etre, c’est même la raison la plus probable. Ca ne justifie pas tout, car Ryan Murphy par le biais du genre explore les meme choses que ces drama avec le meme ton. Mais c’est de ça dont on va discuter, car tout ça en dit bien plus sur les images de Corée que le cinéma coréen actuel. Comme j’ai pas le courage d’écrire et vous le courage de lire une sorte d’analyse/commentaire sur 5 ou 6 séries en même temps. Je vais m’en tenir à 3 qui sont symptomatiques. The Glory, Mask Girl et Celebrity.

Pour faire court, le truc qui est facilement remarquable avec les productions sérielles coréennes et qui était deja remarquable il y a 20 ans avec la vague de nouveaux cinéastes, c’est que de près ou de loin, il s’agit de mettre en scène la vengeance. Pas la revanche, qui signifierait qu’il existe des règles implicites à suivre et que donc on se rendrait « coup pour coup » comme dans un sport, celui qui aurait le plus de point gagnerait. Non, c’est bien de vengeance avec toute la symbolique et la mythologie que ça colporte comme concept. Dans The Glory, une lycéenne pauvre après avoir subi du bullying par un groupe d’élèves riches va planifier pendant 19 ans sa vengeance et c’est l’application de cette dernière que l’on va suivre durant les 16 épisodes. Dans Mask Girl, une jeune femme marginalisée à cause de sa laideur va devenir une « camgirl » à succès en portant un masque car son corps correspond aux canons de beautés, par un concours de circonstances elle va commettre une série de meurtres. L’une des victimes sera un jeune homme puceau que la mère va jurer de venger au prix de sa vie. On suit pendant 7 épisodes la vengeance des deux femmes, l’une sur l’autre et l’autre sur la société masculine coréenne. Dans Celebrity, une jeune femme déclassée rencontre une de ses amies de lycées qui est devenue une influenceuse à succès. Elle va rejoindre le monde des influenceurs pour leur donner une leçon, et se venger des humiliations qu’elle a subi en tant que pauvre, tout en dévoilant l’ensemble du système des influenceurs qui va de l’arnaque au meurtre. Si c’est évident quand je le résume comme ça, c’est d’autant plus frappant pendant le visionnage surtout sur une période aussi courte que l’été lol. L’autre chose qui frappe c’est justement l’esthétique très différente des trois oeuvres qui va de la célébration de la télévision la plus racoleuse typique des drama (chose que j’adore) avec The Glory, à une esthétique de cinéma dans Mask Girl qui cite deux ou trois grands cinéastes coréens jusqu’à des expérimentations formelles dans Celebrity car la série joue des surcadrages numériques des écrans de téléphones et des figurations de texto, fenêtres instagram et autres à l’écran. Je pourrais aussi rajouter que Bloodhounds ou Black Knight qui utilisent le genre les films de gangster pour l’un et la SF dystopique pour l’autre…sont aussi des histoires de vengeance. Et on peut se demander pourquoi ? pourquoi c’était deja le cas il y a 20 ans quand Park Chan-Wook a fait une trilogie de la vengeance ? Puis en regardant les drama on commence à comprendre. Il y a deja un siècle de non-dits, un siècle de frustration. Si dans l’histoire chinoise, la période qui va l’attaque britannique à Hong-Kong jusqu’à l’arrivée au pouvoir des communistes est désormais connu comme « le siècle d’humiliation », les coréens n’ont jamais eu de « fins » à leur histoire trouble. De la colonisation japonaise au début du XXème siècle à la transition dans le néo-libéralisme à la fin des années 80 avec un déguisement de démocratie en passant par la division d’un peuple et les décennie d’autoritarisme militaire, il semblerait que les coréens ne peuvent pas définir de période précise à « l’humiliation » puisqu’elle n’a jamais cessé. Si dans des pays d’Asie avec une histoire similaire, il existe des victoires militaires et populaires qui servent de mythe à une unification sociale comme les guerres d’indépendance pour le Viet Nam ou les communistes en Chine ou bien le roman national à travers la réussite économique comme union d’une nation multiculturelle comme ce que Lee Kuan Yew a fait avec Singapour. Il n’existe pas de choses similaires similaires en Corée, il existe des batailles sociales en 1960, en 1987, en 2016 mais pas de moment ou les coréens ont gagné la guerre. Et d’ailleurs la zone de démarcation (DMZ) entre le Nord et le Sud est la matérialisation que les coréens sont toujours dans les engrenages d’une guerre comme d’une histoire qui les dépasse. Il reste donc la frustration, et la vengeance.

Dans The Glory, il a justement cette esthétique télévisuelle assez putassière que j’apprécie particulièrement dans la mesure ou on fait semblant de ne pas faire semblant. Souvent dans les intérieurs des appartements chics des riches, on constate que ce que nous offre les fenêtres ce n’est pas le dehors, c’est un fond vert ou parfois une peinture. Pour un spectateur attentif, c’est surtout le constat que l’on assume tous qu’il n’y a pas de profondeur de champ réel, comme il n’y aurait pas de profondeur discursive à ce que nous montre la série. Tout est devant nous, tout est explicite, le hors-champs n’existe pas car il faut pouvoir tout montrer. Et c’est ça que l’on apprécie dans les télénovélas comme dans les dramas, c’est que si dans la vie on se retient, dans notre imaginaire collectif télévisuel, tout sera dit, tout sera dévoilé au premier plan. Bien sur, dans une vision plus contingente, ça rappelle que c’est aussi une facilité esthétique qui permet la fluidité narrative car ces séries doivent pouvoir etre suivis par des femmes qui s’occupent de leurs maisons ou par des jeunes femmes qui font autre chose en meme temps. C’est l’esthétique propre au soap opera, celle des ménagères et de la production comme produit qui vendrait la série autant que ce qu’elle contiendrait. Mais on retourne aussi aux origines de la télévision, à l’esthétique des dramatiques. Les dramatiques sont les premières formes de fictions télévisuelles qui avaient lieu en direct. Il ne pouvait donc pas il y avoir de la profondeur de champs, ni de hors-champs. C’était donc le moyen de créer des formes narratives en conséquences, le plus souvent des récits moraux ou des dilemmes qui permettent de tenir le spectateur en haleine autant qu’ils permettent d’avoir une « morale commune ». L’une des grandes dramatiques, c’est 12 hommes en colère, qui est d’abord une œuvre de télévision avant d’etre une oeuvre de cinéma. Et elle cristallise bien ce que je viens d’expliquer. Les coréens ne font que continuer cette tradition propre aux origines meme de la fiction télévisuelle. Sauf qu’ils la poussent à l’extreme, car The Glory est pour nous une œuvre diffusée sur Netflix mais pour les coréens sur SBS. Et le bullying est l’un des sujets majeurs de société. Mais cela diffère des dramatiques et du coté théâtre filmé par les gros plans, surtout ceux sur le visage de Song hye-kyo, dont les émotions figées donnent une beauté bizarre picturale ou tout se jouerait dans les yeux. Ce qui est passionnant dans cette esthétique de la frontalité, c’est que l’on nous oblige à assister à l’immondice de tous les personnages et les corps en présence. Personne ne va échapper à la corruption et à l’humiliation qu’est la vengeance. Néanmoins, un peu comme chez Ryan Murphy, de mettre en scène les bas instincts n’est pas qu’une volonté cathartique meme si la dimension est présente. C’est surtout de se dire qu’on ira tellement loin dans la merde qu’on sera obligé de trouver et de rendre explicite les causes de cette merde pour tous, si la ménagère n’a probablement pas le temps de lire Marx, Kropotkine, Lukacs ou Clouscard, elle pourra au moins comprendre que dans les relations de pouvoir qui font nos sociétés, peu importe le niveau de ces relations, il y a quelque chose de pourrie, d’abjecte et inacceptable. Le paradoxe de tout ça, car oui tout n’est pas si beau, c’est comme je l’ai dit, la télé elle-meme. Du moins la forme que peut prendre The Glory ou Celebrity. On a beau nous dire que ces gens sont des pauvres, ils ont tous des vetements de designer ou vivent dans des appartemments confortables pour des pauvres. C’est là que l’esthétique volontairement artificiel des origines télévisuelles est à double tranchant, si la violence des situations parvient à une certaine justesse, la manière dont on nous montre tout ça par convention est très plaisante voire désirable. Je suis d’ailleurs assez client de tout ça, j’ai même confessé plusieurs fois que l’une des raisons de mon amour pour la série Scream Queens, c’était aussi que la série me montrait d’un plan à l’autre de belles femmes qui portent de beaux vêtements dans de belles maisons. Et que peu importe la violence qu’elles pouvaient subir, on pouvait se dire que c’était le prix de la beauté. Cette idée fait aussi partie d’un imaginaire commun des classes pop, qu’il y a un prix au confort du meurtre à l’arnaque. Il y a donc toujours cette tension entre le fait de voir une femme décrire et retourner une violence avec raison mais qu’elle le fasse seulement quand elle est au niveau de ces adversaires cad avec du Balmain, du Louis Vuitton ou du Dolce & Gabana. C’est peut-etre aussi le nœuds des fantasmes « féminins » que révèlent les dramas. Autre chose qui me vient à l’esprit, je me souviens de l’introduction au cours sur l’histoire intellectuelle chinoise de Anne Cheng au Collège de France. Dedans elle traite la classe moyenne chinoise de « parvenus » et de nouveaux riches, avec son autorité scientifique elle fait passer un jugement de valeurs pour une analyse scientifique de mauvaise foi. Car si on entend souvent cela pour les « acheteurs » chinois parfois à raison, j’ai rarement entendu cela venant d’étrangers sur les coréens. Pourtant les drama coréens sont les plus grosses pubs pour LVMH que l’on puisse voir en l’an de grâce 2023. Et que la Corée est désormais le plus gros marché pour le luxe au monde. Peut-etre parce que contrairement aux chinois dans l’imaginaire beauf que peut même avoir une professeur émérite, les coréens sont « comme nous ». Mais il s’agirait de définir le « nous » ici, alors que le « nous » coréen est lui même affaire de divisions et de classes aussi bien dans son territoire que dans ses espaces de fictions. Ou dans le meme plan de The Glory on peut voir de vraies larmes dans des faux décors qui n’ont jamais prétendu etre vrais.

L’esthétique TV de The Glory laisse parfois place à des moments de suspensions digne de grands cinéastes, comme Park Chan-Wook ou Nah Hong-jin. Bien sur ça n’atteint pas l’émotion que peuvent procurer les deux cinéastes, mais ce sont des moments assez singuliers pour etre noté. Surtout dans l’un d’entre eux. Dans l’un des derniers épisodes, l’héroine qui a mit en place la dernière partie de son plan pour envoyer son ennemie en prison, va la surprendre en allant chez la chamane de la famille. Cette scène joue sur le fait que sa présence déclenche la possession de la chamane qui prend la voix d’une victime de bullying que l’ennemie aurait tué. Puis elle prend la voix d’un homme dont le meurtre faisait partie du plan de l’héroine. Tout ça nous est montré dans un jeu de plan d’ensemble avec des grues (car bien sur ça vient du ciel, c’est un moment divin), et des jeux de points de vue entre les trois femmes, la chamane, l’héroine et son ennemie. Sauf que pendant ce moment assez fou (qui bien sur rappelle la scène d’exorcisme dans Goksung de Nah Hong-jin), le temps de deux plans notre héroine disparait de la scène. Comme si c’était un fantome. Comme si on nous revelait qu’en fait la chose qui était venu punir la bully, c’était notre regard, l’ensemble des spectateurs comme celui de la société coréenne dont l’héroine ne serait qu’une incarnation. Souvent, il y a cette logique dans les drama, le héro/héroine est l’incarnation du peuple comme d’un regard commun. Mais à l’aune de la série se joue autre chose. Pendant les 16 épisodes on nous montre que l’une des femmes qui bully fait partie d’une église chrétienne et d’une congrégation que son père utilise pour faire une arnaque (c’est aussi le cas dans The Fake de Yeong Sang-ho). La chose que l’on comprend dans la scène de la chamane, c’est que là ou l’église chrétienne (donc les croyances étrangères) s’accordent au pouvoir en place et n’est qu’une vision hypocrite, les croyances animistes propre à la Corée sont révélatrices. La vérité est du coté du chamanisme et le mensonge de l’église. C’est une idée récurrente des dramas les plus subversifs et meme des oeuvres de cinéma. Et si on pousse un peu plus loin, c’est aussi la bataille culturelle dans laquelle est prise la Corée depuis 60 ans mais surtout depuis 40 ans. Entre la culture animiste traditionnelle et la modernité chrétienne. Il faut aussi avoir en tete que lors des débuts de la crise du COVID, c’est une congrégation religieuse chrétienne et sectaire qui a menti sur son taux d’infections après un pèlerinage à l’etranger et diffusés volontairement le virus en Corée du sud. Et pour conclure, cette dualité va même empiété sur le « destin » métaphysique des coréens comme peuple mais aussi comme individu, car si la chrétienté et ses variations sont vus comme des tares, le chamanisme est l’héritage des religions animistes qui sont les premières croyances humaines. Il y a donc une sorte de dilemme entre épouser la modernité occidentale clairement corrompue par intérêt ou s’inscrire dans une filiation qui remonterait à la préhistoire par ordre presque cosmique quitte à accepter des superstitions régressives.

Je crois si mes souvenirs sont bons que l’anthropologue René Girard a très bien formulé les questions dont je vous parle. Qui pour le dire grossièrement (très grossièrement) atteste de la tendance que les sociétés se forment autour de situations de crise pour faire exister une normalité et que le mythe qui sert de ciment social est celui de désigner (entre autres choses) un bouc émissaire. Si dans The Glory, Celebrity et Mask Girl, on voit très bien le bouc émissaire, les différentes émanations de la société capitaliste à différents niveaux, la prédation (bullying), la hiérarchisation (influenceurs) et la division (patriarcat). la normalité de la société coréenne est tout aussi trouble, car si on connait les crises à travers les dates que j’ai cité, les drama nous montre que les croyances confucianistes, bouddhistes et chrétienne qui organisent la société coréenne se fixe surtout une idée, la filiation. Souvent on croit que les auteurs coréens font des oeuvres « marxistes » à cause de leur analyse très pertinentes des jeux de classes et de pouvoirs. En réalité les vrais cinéastes ou auteurs marxistes qui tiennent un examen « rigoureux » sont rares, peut-etre Bong Joon-ho ou Im Sang-soo. Il faut dire que les deux se réfèrent souvent au chef d’oeuvre du cinéma coréen des années 60, qui est aussi une oeuvre « critique », la Servante de Kim Ki-Young (qui est la matrice aussi bien pour les drama dont je parle que pour tous ces grands cinéastes). Et puis il serait difficile pour des cinéastes de revendiquer clairement une telle appartenance idéologique ou esthétique puisque « l’ennemi » miroir de l’autre coté de la DMZ revendique la chose en question. En réalité, les auteurs coréens sont surtout des bourdieusiens plus que des marxistes. Ils font un cinéma « social » en deçà et parfois au dessus du fait politique. Mais rarement révolutionnaire pour le meilleur ou pour le pire. On retrouve tous donc l’analyse des lieux communs du sociologue, reproduction sociale, violence symbolique et j’en passe. C’est le cas dans The Glory et dans Mask Girl mais surtout dans Celebrity ou tout y passe. Les vetements, les expressions, l’habitus. Mais on retrouve aussi l’idée du fétiche de la marchandise chez Marx qui n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait des fétiches aujourd’hui. C’est surtout l’observation du fait que les produits sont considérés comme des divinités dont la création, l’acheminement et l’utilisation seraient équivalentes à celles que l’on accorderait au fétiche religieux. Que la robe ou le rouge à lèvres passent de l’écran de ton portable à un colis devant ta porte en 24h comme par une action divine. Sauf que dans Celebrity cette idée est critiquée verbalement mais aussi dans la mise en scène qui joue sur des effets constants de mise en abyme, et donc sur des captations documentaires parfois. Et chose que je n’avais jamais vu, on nous montre par deux fois (de manière très succincte), les usines de textiles avec les travailleuses à l’opposé du glamour de la série, autant que les cartons avec les marchandises, les camionneurs (dont un est un personnage). Mais bref, je reviendrais sur tout ça. Car l’idée bourdieusienne et parfois marxiste de la fiction coréenne repose surtout sur la description d’un ordre filiale. Ce que l’on doit ou pas à ses parents. Dans The Glory par exemple, le seul point faible de l’héroine est sa mère pauvre « folle » qui est prête à « la vendre », alors que ses ennemis viennent tous de grandes familles de Seoul. Dans Celebrity, les personnages doivent leur richesse à des jeux réseaux mais surtout au fait que l’un d’eux est le fils d’un patron de Chaebol et que l’héroine elle-même vient d’une famille qui était riche avant de connaitre la faillite. Le plus fascinant reste Mask Girl, ou justement les enjeux filiaux sont au coeur de tout. Car c’est une mère qui veut venger son fils, et une femme qui accouche d’elle-même. Les 4 premiers épisodes racontent d’ailleurs la « genèse » des différents personnages en nous montrant leur point de vue sur les meme évènements. Bien sur on pense à Park Chan-Wook qui est cité plusieurs fois. D’ailleurs la série fait 7h car on a l’impression de voir 3 films de 2h15 à la suite comme la fameuse trilogie de PCW sortie il y a 20 ans. Mais l’idée esthetico-narrative est justement de s’accorder à ses points de vue, et que d’un épisode à l’autre on change de genre. Ce n’est pas gratuit, c’est que selon l’angle par laquelle on l’aborde, la société coréenne prendrait une autre forme de la violence au cinéma. Que ce soit la comédie noire Kim Mo-mi, la Mask Girl qui justement cache sa haine de son quotidien derrière un masque ou elle exprimerait ses désirs, le thriller ou le polar avec la mère du geek puceau en quête de vengeance dont on apprend la vie douloureuse de mère esseulée, la chronique sociale pour la vision de l’amie de Kim mo-mi qui n’a pour seule singularité d’etre une femme pauvre, le film de prison pour la seconde partie de la vie de Kim Mi-mo (en noir et blanc), puis la vie de la fille de Kim Mo-mi dans l’ombre de sa mère, Kim Mi-mo comme un miroir bien sur. Le geste est tellement radical que durant cette fresque il faut 4 actrices pour jouer Kim Mi-mo dans les différentes étapes de sa vie, une pour la jouer jeune/laide, une pour la jouer après sa renaissance/chirurgie, une pour la jouer vieille après une décennie en prison. Et une plus subtile qui sert de doublure pour jouer « le corps parfait » de Kim Mi-mo sur internet dans sa jeunesse. Dans les jeux de filiations, les cas des femmes coréennes est frappant, elles se divisent et s’aliènent pour correspondre à ce que l’on attend d’elles. D’abord des filles, des femmes puis des mères. C’est la violence de ces divisions que met en scène Mask Girl jusqu’à l’irréversible. 4 corps pour une femme qui change de tete. 2 visages pour une mère en quête de vengeance. 2 corps pour une jeune fille sans mère. 7 épisodes qui relatent des évènements qui se passent pour 5 personnes, comme si la réalité n’était qu’une affaire de point de vue, comme si il suffisait de décaler son regard pour qu’une meme situation d’une séquence à l’autre passe de nécessaire à insupportable. C’est un peu le vertige esthétique de Mask Girl qui emprunte à Park Chan-Wook en substituant aux fétiches de l’auteur, un tableau de l’enfer patriarcal et capitaliste qui emplirait Alex Garland d’une certaine honte pour son Men. Car s’il y a un truc que les dramas font également très bien grace à la culture coréenne rurale au cinéma, c’est que les individus autant que les villages ne font que rejouer dans des microcosmes les violences qui se jouent à l’échelle de la péninsule. Et que les dramas dans cette prolongation des récits populaires, des contes, ne font que nous prévenir d’une histoire qui s’est deja joué et se rejouera, comme une farce et une tragédie, les deux à fois, c’est la singularité du cinéma coréen, le mélange des genres.

Pour finir, parlons un peu de Celebrity. Comme je l’ai dit, il y a ce trucs de jolies femmes avec des jolies vetements que j’aime bien. Mais contrairement aux deux autres, il y a un coté méta dans tout ça. La série met en scène des influenceurs dont le business serait les vêtements. Un peu comme dans Kill La Kill avec l’animation japonaise, il y a une sorte de commentaire constant sur les conventions esthétique des dramas depuis 10 ans. En gros le drama passe son temps à montrer des jolies femmes bien habillées, mais elles-meme passent leur temps à se mettre en scène sur les réseaux. Et il y a une sorte de construction narrative un peu à la Steve Jobs de Danny Boyle, ou toutes les tensions vont se résoudre durant des évènements mondains, dans les clubs, les pop-up stores, les défilés de mode, les ouvertures de magasins, les live, les tribunes. Il y a une sorte de théâtralité de la vie d’influenceurs que la série met dos à dos avec les conventions des dramas qui se rejoignent dans leur célébration d’une esthétique du luxe. Tout ça est encore une fois poussée à l’extrême avec des trucs similaires à The Glory. Sauf que la série ne se déroule pas au présent. On nous la raconte, Seo A-ri, l’héroine est censé etre morte au début de la série. Et elle apparait sur un live instagram, c’est à travers des live instagram qu’elle introduit chaque épisode de la série et qu’elle les conclut, comme une sorte de fantôme. Ou comme si le réseaux, que ce soit Instagram ou Netflix, se substituait au chamane, et nous contait des histoires des mondes visibles et invisibles pour nous prévenir. C’est aussi ce qui justifie les expérimentations formelles constantes, ou l’on rentre dans les écrans, les écrans infusent la réalité des personnages, les images sont poreuses entre les différents niveaux de réalité. C’est bien ce qu’est instagram, c’est bien ce qu’est Netflix, c’est bien ce que sont les dramas. Et puis un moment, je regardais un épisode et je me disais que j’aimais pas trop la musique. Car j’ai oublié de vous dire, le lien entre les dramas et la K-pop est dans la musique avant d’etre dans les acteurs. Il n’y a d’ailleurs pas que les stars de K-pop qui font la musique des dramas, ce sont souvent les chanteurs de ballades. C’est le genre numéro 1 en Corée du Sud qui surpasse la musique des idols (K-pop) ou les rappeurs. On sait souvent l’engouement qu’il y aura autour d’un drama à l’annonce des artistes qui feront l’OST (je me souviens de Crush et son Beautiful pour Goblin, c’était un vrai bordel bref). Puis je remarque un autre truc, le nom de l’héroine-fantome-chamane est Seo A-ri. Mais il est prononcé, Sori, par les acteurs. C’est intéressant car on peut l’entendre comme Sorry, et pour une femme qui décrit une sorte de récit de sa propre vengeance d’un au-delà numérique, c’est assez pertinent. Et en fait ça m’a frappé car ce n’est pas si subtile que ça, Sori en coréen veut dire chant/bruit. Mais surtout ça correspond au genre Pansori, qui est le genre fondamentale de la musique populaire coréenne. Un genre ou souvent des femmes font des récits mélancoliques ou tristes de vies, d’histoires d’amour ou d’autres. Si ça devenait clair pour moi, ça l’était surtout pour le public coréen. Les ballades qui dominent les charts coréens ne sont que le mélange du pansori et des musiques folks (afro)américaines… Qui ont été imposé durant les années 60 puis adoptés et réappropriés dans les années 70/80. Le récit du pays, s’il devait y en avoir un se ferait à travers un chant. Et que si la musique a pris une importance telle dans le pays au point de devenir le mécanisme de soft power le plus puissant que l’on ait vu au 21eme siècle (pour l’instant il n’existe aucune polémique que la K-pop ne puisse pas faire disparaitre des médias, il suffit de voir récemment avec le truc des Scouts ou il y a quelques années quand le groupe Red Velvet à accompagner l’ex-président dans son voyage en Corée du Nord…). Ainsi Seo A-ri serait la voix, le chant des démunis qui comme un fantome viendrait hanter les réseaux pour faire émerger la vérité sur cette société qui à l’apparence du succès mais se révèle pourrie. Et si je trouve cette vision juste, elle me rappelle un cinéaste. Celui-dont-on-doit-plus-prononcer-le -nom, Kim Ki-duk. Car si quelqu’un s’était fait pour ambition d’incarner la Corée du Sud avec son cinéma autant qu’avec son corps, c’est bien lui. Et que son ombre plane dans toutes les transgressions que font les dramas aujourd’hui. Il n’y a pas un tabou qui n’est pas deja été abordé par Kim Ki-duk, la vengeance incestueuse et patriarcale, la chirurgie sociale de Mask Girl (Samaria, Moebius, Time), la prédation (Wild Animals, l’Ile), et la mise en abyme d’une société en constante représentation d’elle-meme (Real Fiction, Dream, Entre deux rives). S’il incarne aussi le pays dans son existence c’est qu’il est littéralement né et mort dans des crises, en décembre 1960, l’année des mouvements contre le régime autoritaire, l’année du chaos des deux élections puis mort en décembre 2020 l’année du COVID ou les tensions sociales coréennes ont révélé que la justice de 2016-2017 n’était qu’une normalité de facade pour la société coréenne. Il est la crise constante, il est la singularité de la culture coréenne. Entre le bouddhisme de Printemps, été, et le christianisme de Samaria. Kim Ki-duk était justement ce caillou dans la chaussure d’une Corée dont il donnait des images que les gens se refusaient de voir. Comme Seo A-ri, il est désormais ce fantôme qui rappelle que tant qu’il y aura une division à tous les niveaux, il n’y aura que du chaos comme l’ordre des désirs qui nourrissent un système insatiable. Et puis, Kim Ki-duk s’est meme mis en abyme lui-meme dans son cinéma. Sa propre monstruosité. Dans Arirang en 2011, il se met en scène reclus dans une sorte d’autofiction après le scandale réel de Dream (ou il avait failli provoquer un incident en voulant que l’actrice fasse une pendaison « réelle », ce qui s’est avéré dangereux puisqu’elle a failli en subir les conséquences…), tout seul il vit dans une tente dans la neige. Il veut fabriquer une arme artisanale. Petit à petit on découvre que le but de tout ça est de mettre en scène le trouble réel de Kim Ki-duk, il voulait faire une arme pour se venger de son producteur. Eh oui, la vengeance est dans le corps du corps de la nation. La piété filiale que Kim Ki-duk a aussi beaucoup mis en scène, jusqu’à se mettre lui et sa mère en scène dans le film de 1min à Venise en 2013, n’est que la deuxième tete du monstre qui nourrit la péninsule. Dans un cercle vicieux entre piété christiano-confucinaiste et vengeance divine, le cinéaste s’est perdu comme son pays. On ne peut, peut-etre, plus dire le nom du cinéaste mais on peut chanter ses louanges, comme des faits distants, presque religieux de la religion populaire des dramas ou du cinéma. Le film de 2011 s’appelle Arirang. Arirang est une chanson traditionnelle coréenne, c’est la chanson la plus populaire des deux Corée. C’est « l’ame » du pays. Durant le film Kim Ki-duk la fredonne. Dans Celebrity, Seo A-ri fait un live seule recluse dans la confidence devant son portable comme Kim Ki-duk devant la caméra. Elle chante pas Arirang, mais elle raconte bien le destin mélancolique d’une nation. La différence c’est que c’est une femme, le mélange de genre, repose surtout sur la distinction des deux. Car si Kim Ki-duk s’est perdu comme trajectoire d’une Corée des hommes, Seo A-ri, la chamane veut la sauver. Dans la série elle passe son temps à tenter de raisonner les gens, à revenir « au réel », à détruire les classes et les hiérarchies. Mais pour cela, elle a du mourir. Un peu comme Kim Ki-duk dont l’oeuvre sera redécouverte probablement comme avant-gardiste par une nouvelle génération dans quelques années qui aura accepté les contradictions de son cinéma autant que du cinéaste. Peu importe le genre ou les genres, les cycles qui dépassent tout ça sont compris par la chamane. Et peut-etre meme que Kim Ki-duk les avait dépassé, contrairement à Park Chan-Wook qui aime utiliser l’imagerie chrétienne comme esthétique subversive. Car le cinéaste qui s’est éteint à Riga, entre l’orient et l’occident, avait montré tout ça dans le bien nommé, Pietà.

La vengeance des parents est celle des enfants jusqu’au néant. la gloire de la Corée du Sud, c’est que pour se célébrer elle doit se présenter masquée. Les masques tombent parfois au-delà des frontières de la péninsule dans les exorcismes télévisuelles des chamanes locales.

(Ré)Visions

« Versace, Versace, la méduse te pétrifie »

Il y a un truc que Gozlan fait bien dans Visions, c’est la mise en scène des espaces luxueux comme des espaces de compromis, de compromissions et de corruptions, avec soi-même. Dans les thriller du genre, c’est souvent le bien mal acquis des mal-vivants. Le prix de vivre dans un monde aseptisé est souvent l’anesthésie. Histoire d’O/eau, histoire d’œil. La blonde et la brune dans un ballet infernal. Vous connaissez la chanson. Dans les abysses tout est flou à cause de la pression. Thalassophobie des désirs et exploration des fantasmes au pire. Le plan du miroir ou elle se baisse pour se laver le visage mais seul son reflet se relève dans le miroir. Le gros plan sur ce que l’on pense être un fœtus mais est en fait une méduse. Il y a beaucoup de trucs dans la spirale de la tourmente. Mais le truc le plus fou est la présence de Amira Casar dans Visions, deux semaines après la sortie de Anatomie d’une chute, et une semaine avant la sortie de l’Ete dernier (ou justement je me souviens). Car il y a 20 ans, Amira Casar brillait dans un film qui flirtait avec les gouffres des désirs, un film que j’apprécie, Anatomie de l’enfer de Catherine Breillat. Étrange synchronicité, coïncidence cosmique, renouvellement du cycle. En tout cas, les hitchcockiens, les de palmiens, les park-chan wookiens, les argentoniens, les soderberghiens, vous pouvez accueillir le nouveau membre du Vertigo FC, Visions de Yann Gozlan.

La malédiction de la méduse, c’est que si l’on est assez proche d’elle pour qu’on puisse la discerner, c’est qu’elle est assez proche pour nous toucher. Elle nous condamne par notre propre regard à la pétrification, et donc à sombrer dans les tréfonds sous le choc de la rencontre, avec seul comme seul compagnon l’oubli. Il nous soulage en faisant passer notre éternel immobilité pour un reve dans lequel se reflète notre putréfaction réelle.

ANIMALIA/ LA MAIN/ LE MANOIR HANTE/LA MAISON DU MAL

Il est temps pour moi de revenir raconter n’importe quoi car les sorties sont en la faveur du grand délire habituel qui a lieu sur mon compte facebook, le « stream of consciousness » des sorties parisiennes. Bref. Je vois ici et là, beaucoup d’intuitions assez justes sur Animalia. Mais je suis désolé de vous apprendre que ce n’est pas si mystérieux que ça, une fois qu’on est « initié » sur le sujet. Car vous me voyez venir à des kilomètres, l’oeuvre est à propos du grand oeuvre. Ca parle d’Alchimie ce bordel. C’est évident par la présence de la couleur émeraude comme élément fantastique mais c’est surtout explicite quand le mari de l’héroine à la fin, cite littéralement un passage de La Table d’Émeraude de Hermès Trismégiste (passage que je m’amuse moi-même à citer sur cette page quand les œuvres s’y prêtent donc c’est d’autant plus frappant. Je rappelle au passage que Hermès Trismégiste n’existe pas, ce n’est pas une personne réelle…). « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Animalia est une sorte d’oeuvre comme une initiation, comme il y en a des plus en plus ces derniers temps (Ari Aster, Panos Cosmatos, NWR…). Comme quoi Kenneth Anger n’est pas mort en vain. Après on pourrait dire que la SF de Philip.K.Dick fonctionne un peu de la meme manière et que l’influence monstrueuse de Jodorowsky et Moebius également. Mais je trouve Animalia plus réussie que le truc de Alex Garland, qui tentait la même chose. Deja car c’est très difficile de faire croire à l’existence des formes de vie qui cohabitent dans un pays comme l’Angleterre dont la moitié de la faune a deja disparu lol, mais c’est un autre sujet.

Le truc qui me réjouit c’est que l’une des intuitions que j’avais avec le Miller l’année dernière ( ici https://kinotaksim.wordpress.com/…/godard-miller-godard/ ), pratiquement jour pour jour (c’est fou la vie), est exploitée dans l’œuvre de Sofia Alaoui. Le désert. Du moins le retour d’une sorte de métaphysique du langage dans son lieu de naissance, le désert. C’est en s’enfonçant petit à petit que la jeune femme retrouve sa langue (berbère), mais surtout retrouve les visions (du monde) qui vont avec et qui précèdent les concepts de l’Islam. Un peu comme dans certaines œuvres de grands cinéastes iraniens qui vont revitaliser l’imaginaire et la poésie Persane pour contraster l’impasse de la modernité des religions abrahamiques qui sont déconnectés du vivant. C’est n’est pas vraiment une errance mentale, et ce n’est pas vraiment une errance physique, c’est les deux en meme temps. C’est surtout que le dualité qui séparerait ou opposerait les deux est encore une fois, une idée de la modernité, du moins dans la forme dont on l’exprime aujourd’hui, et une illusion. Et que même les gens qui ont une culture musulmane l’ont sur une base cartésienne (puisque la présence musulmane durant 7 siècles comme première puissance de la méditerranée a permis la diffusion des mathématiques dont Descartes serait également un produit malgré lui…). Bref, je vais pas trop dériver. Mais j’aime bien quand la cinéaste nous fait ressentir la nouvelle perception du monde par des effets « simples » qui sont tout aussi intéréssants que les séquences psychédéliques. Par exemple, il y a ce dialogue entre la jeune femme et son mari dans une chambre d’enfant. Il y a quelque chose qui parait contre-intuitif voire étrange dans le développement de cette scène par le lieu puis par comment ce dernier symbolise au final le dialogue. La jeune femme reproche à son mari de fuir les choses plus profondes de la vie. Il lui demande d’arrêter et de dormir. Elle monte d’un ton. Soudain on se rends compte qu’il est recroquevillé dans le lit d’enfant et elle debout à lui demander de « grandir ». Ce qui semblait etre une discussion d’un mari et d’une femme est en realité une discussion d’une mère et son fils. Elle est une mère pour lui, mais elle est réellement une mère car elle est enceinte. Les degrés de réalités de sa relation avec son mari sont dévoilés. Elle sort de la chambre dans une sorte de plan étrange ou elle se retrouve au fond de l’image presque au troisième plan. La caméra bouge, et on se rend compte qu’on était devant un miroir. Puis soudain elle passe devant la caméra encore une fois dans un mouvement qui parait contre-intuitif, le temps qu’on réalise que la caméra filmait la réflexion d’une réflexion. En gros elle filmait un miroir qui réfléchissait un autre miroir qui lui même montrait la réalité découpée en 3 plans. Et comme si ce n’était pas assez, elle va sur un canapé, sort son portable. Elle va sur youtube ou lui apparaisse des tas d’images dans des images (puisque l’interface de youtube n’est qu’un carré qui contient plein de carrés avec des formes dedans), elle regarde une vidéo d’un mec sur fond de l’espace. Qui dit que les évènements étranges qui ont lieu au Maroc sont du à des etre intermédiaires « ni matériel ni spirituel » mais les deux, ou du moins, tout à la fois. Il y a un cut. Un gros plan sur le visage de la jeune femme qui est choquée par la découverte, la caméra se recule, et on découvre que les ornements sur le mur (typique d’ailleurs de l’architecture arabe donc du désert etc…) ont une forme en fractales. Elle est désormais dans un autre degré d’existence ou de conscience. Et c’est par cette esthétique que la cinéaste parvient à une forme de dérive qui est pourtant maitrisée, on a pas l’impression de regarder un film psychédélique qui se présenterait comme tel (comme chez Garland, Noé ou Aronofsky), et pourtant, c’est bien de ça dont il s’agit avec la particularité de retourner « à la source » (oui il y a un lac dans le désert) de tout ça par les espaces qui en sont à l’origine.

Une autre exploration de la psyché qui contraste la lumière de Animalia, c’est bien sur la Main. Qui est le versant obscur du meme sujet. Car si Sofia Alaoui prends son temps pour décrire la bourgeoisie marocaine déphasée avec le réel. La Main laisse aux spectateurs le choix de l’appréciation. Je crois que le truc se déroule en Australie. Mais il est évident que les deux jeunes femmes autour duquel gravite La Main viennent de familles aisées, donc de la forme la plus banale de bourgeoisie. Mais ce n’est pas tout. Le Spiritisme qui est l’argument, est depuis 150 ans peut-etre plus, une pratique des bourgeois des grands villes occidentales. Pourquoi ? pour les meme raison que dans Animalia, le plus souvent les artistes, les lettrés et autres de Londres, Paris ou New-York durant le 19eme siècle ont eux aussi fait le constat de leur déconnexion des cycles du vivant à cause des révolutions industrielles et de l’apparition des grands centres urbains. Comme ils ont perdu l’espace nécessaire aux pratiques paiennes (et ont refusé à raison, le cléricalisme et la liturgie chrétienne), en plus d’avoir perdu le savoir des traditions en échange de l’ordre « républicain »/moderne et de la méthode scientifique, ils ont voulu retrouver un semblant de connexion au grand tout de l’univers, de là vient le spiritisme. Qui est la promesse que depuis votre salon ou votre appartement vous pourrez accéder au monde « cosmique » ou à la totalité de l’existence donc aux morts (meme Victor Hugo a tenté, en fait surtout Victor Hugo !). A cela il faut rajouter la mode des occultistes et des syncrétisme orient/occident hérités du colonialisme bref, c’est un truc de citadins assez aisées pour avoir le temps de s’y adonner et surtout assez « éduqué » pour en avoir envie (car jusqu’à aujourd’hui les religieux et les prolos ont peur de ces pratiques qui justement sont vu comme « corrompues » par principe…). Il n’est donc pas étonnant que ce soit ça qui attire la jeunesse aisée mais « perdue » d’Australie. C’est meme assez logique (d’ailleurs c’est pour ça que meme dans l’Exorciste, ça se passe chez les bourges ricains blancs, et non pas chez les afro-américains qui pourtant sont plus aptes à croire cela, c’est d’ailleurs meme pour ça que la plus part des films d’exorcismes ou de possessions montrent surtout des familles blanches dans des grosses maisons ou des familles blanches désœuvrées dans les villes). L’autre truc avec La Main c’est qu’il se sert de cette fascination bourgeoise pour explorer un mal un peu à la mode dans la jeunesse occidentale, la dépression. La jeune femme au centre de l’œuvre souffre clairement de dépression qui empire par le spiritisme qui devient une drogue. C’est le truc assez fascinant, et en meme temps assez logique, puisque de « chasser le dragon » autant que le spiritisme sont deux activités apparues au meme moment dans la meme classe sociale et exprimant le meme « mal ». La jeune femme va donc se perdre dans une sorte de décompensation augmentée par La Main comme une drogue. Car si dans Animalia, il est difficile d’accepter la vie, dans La Main, il est difficile d’accepter la mort quand on est déconnecté de l’ensemble du vivant dans une existence vide. Et c’est dans ce gouffre de douleur qu’on accompagne la jeune femme jusqu’à son autodestruction. D’ailleurs on nous signale que le frère qui morfle souffre du même mal qu’elle au tout début du film. Après qu’elle soit venue le chercher, ils chantent tous les deux dans la voiture une chanson (j’ai oublié la popstar), ils sont synchronisés. S’ils le sont dans la joie, c’est qu’ils le sont aussi dans la souffrance. C’est ce que va montrer La Main, justement celle qu’on ne tend pas à ces jeunes dans une confusion totale et qui vont s’agripper à des paradis artificiels qui se révèlent être des authentiques enfers.

Il n’est pas vrai que les afro-américains sont totalement pris en dehors du fantastique psychédélique. Le Manoir Hanté vient justement réinscrire la tradition qui a quasiment un siècle maintenant du « southern gothic », et Justin Simien avec l’argent de Disney, tente de faire revivre la vision de la mort propre aux afro-américains. Comme dans La Main, c’est d’un deuil impossible dont il s’agit, parce que rationalité moderne (c’est tellement appuyé que le personnage est lui même un scientifique qui étudie la physique quantique…). Justin Simien est malin car il arrive à mettre en scène deux trucs propre au Southern, la « Maman » (nom que l’on donne aux prêtresses/voyantes Vaudou) et la photographie, du moins l’image. D’abord le Vaudou car c’est l’une des pierres angulaires de l’imaginaire « cosmiques » des USA, mais surtout c’est ce qui faisait que les afro-américains résistaient à une forme d’impasse moderne et ce qui a nourrit les arts dont la musique et surtout le Blues. Et la captation photographique ou autre qui est justement l’outil moderne qui révèle l’au-delà, je rappelle encore une fois que Edison et d’autres contemporains cherchaient en faisant la caméra ou en travaillant sur des procédés de captations, à voir l’invisible et le monde des morts. Également, truc tout con, mais pertinent, La Maison Hantée est une narration dans une narration. La transmission orale est aussi capitale dans les cultures du sud, car c’est dans les troubles de la mémoire et de la restitution approximative que les fantômes prennent la place d’exister dans une parole. Mais aussi de manière prosaïque, beaucoup d’écrivains du Sud ont eu des nounou noirs, ce sont elles qui leur ont transmis tout ça, par la parole. Car il est aussi question d’incantation, comme dirait je sais plus quel philosophe, on ne sait pas ce qu’on pense tant qu’on ne l’a pas dit, en gros la parole est un acte. C’est la base de la magie, le langage est une action, une vision, un virtuel. Bref, c’est un peu la base de toutes les conneries que je raconte depuis le début. Mais là ou j’aime bien le film c’est quand il exploite la plasticité des effets spéciaux actuels pour que Le Manoir devienne un espace psyché. Et surtout, comme j’en discutais ( ici https://kinotaksim.wordpress.com/…/alienoid-kingdom…/ ), il invoque au détour d’un plan Escher. L’œuvre bascule en un instant. Ce qui me procure une certaine joie puisque à ce moment, je me rends compte que Justin Simien et moi, on est dans le meme délire, donc il m’emporte avec lui jusqu’à la fin du trip. Et que c’est tout à fait normal de suivre Lakeith Stanfield dans tout ça, car il semblerait que d’œuvre en œuvre, sa filmographie ne soit qu’un seul grand trip dont il est le guide. Sa qualité d’acteur comme une sorte de afro-stoner (on a meme établi avec Coifman que ce serait une sorte de Johnny Depp noir), est justement ce qui maintient l’équilibre, il n’est jamais vraiment dans la réalité, et nous non plus. Mais là ou le deuil impossible est insurmontable dans La Main, dans Le Manoir il est dépassé quand on accepte les cycles de la vie comme une fête. Et c’est là, le truc qui fonctionne dans Le Manoir Hanté, l’ensemble de l’œuvre se veut etre un grand rituel, mais s’avère etre une fete de la vie comme de la mort. C’est la spécificité de l’héritage « Afro », il faut retrouver sa place dans « la communauté » puis dans la mosaïque du vivant, pour célébrer l’existence par delà la vie. L’invitation au Manoir est en réalité une invitation à Carnaval. Ce qui est en haut est comme ce qui est bas. Les sens sont célébrés, les corps sont libérés, et nos perceptions sont bien plus grandes que ce qui nous semblait.

Et donc pour finir tout ce blabla. Il y a Cobweb ou La Maison du mal, je crois, je m’en souviens plus. Il y a un truc intéressant, c’est qu’au début on dirait un film « réaliste » sur un gamin qui va etre possédé ou qui entend des voix. En réalité, les plans d’ensemble révèlent petit à petit la bizarrerie du truc, car rien n’est réaliste. Les parents sont comme des ogres, tout de noir. La maison est entourée de citrouilles. Il y a des portes cachés. On est autant dans Alice au pays des merveilles que dans une logique expressionniste du début du cinéma. il y a aussi un jeu avec les échelles. Et plus le film avance plus on se rend compte que l’espace de la maison en lui même n’a aucun sens, à part si on le prend comme un cauchemar d’enfants. Et l’oeuvre nous montre que la psyché d’un enfant « battu » serait en réalité beaucoup plus folle qu’une vision cartésienne du traumatisme. Bien sur il y a une sorte de structure de conte, mais la fin qui glisse ver le slasher, nous fait bien ressentir que l’œuvre est aussi malléable que l’esprit d’un enfant. Surtout quand ce dernier ne ferait plus la différence entre ses visions nocturnes et son réveil. Bien sur tout n’est pas fou, et je suis moins touché que dans les œuvres précédentes. Néanmoins, il y a parfois une justesse dans le délire. Et l’ambiance générale est assez opaque pour qu’il reste une sorte de nuages de désespoir à la fin de l’œuvre similaire à ce que l’on peut ressentir devant la J-horror. D’ailleurs le monstre ressemble à celui de Barbarian ou de Smile. Et j’ai deja exprimé ici que c’est selon moi l’influence de Castle Freak de Stuart Gordon qui bizarrement suit le même schéma que toutes ces œuvres récentes. Le truc avec Stuart Gordon, c’est que comme avec les cinéastes de la J-horror, l’ombre de Lovecraft plane au-dessus de lui. Et je crois que j’arrive à l’impasse de mon propre texte, quand les échos de Providence viennent me procurer des visions, ou il n’y aurait plus de bas et plus de haut.

A still from Animalia by Sofia Alaoui, an official selection of the World Dramatic Competition at the 2023 Sundance Film Festival. Courtesy of Sundance Institute. All photos are copyrighted and may be used by the press only for the purpose of news or editorial coverage of Sundance Institute programs. Photos must be accompanied by a credit to the photographer and/or ‘Courtesy of Sundance Institute.’ Unauthorized use, alteration, reproduction or sale of logos and/or photos is strictly prohibited.

Utopia : le double singulier

Utopia. Utopia. Utopia.

La discussion autour de l’album est débile pour en dire le moins. Je ne parle pas des gens qui n’aiment pas réellement ce type de musique ou des gens qui ne peuvent pas piffer le personnage de Travis Scott, ça c’est leur problème et c’est très bien comme ça. Par contre, on peut un peu discuter des gens qui depuis vendredi étalent leur ignorance crasse sur tout un pan de la musique des dix dernières années.

d’abord la connerie la plus évident « gnagnagnag c’est comme Yeezus ». Effectivement. le problème quand on dit ça, c’est qu’on croit que l’esthétique de Travis Scott serait dans une sorte de rapport filiale à cet album, c’est factuellement faux. Pour la simple raison que l’esthétique de Yeezus il y a 10 ans vient également de Travis Scott. Il est l’un des architectes de ce son, et l’une des influences majeures sur l’évolution du rap de la dernière décennie. Mais ça montre surtout que vous ne savez pas comment Kanye opère (ce qui est un comble pour des gens qui vont faire s’affronter les deux de manière très sérieuse…), par exemple en 2008, quand il sort 808 & Heartbreaks, il a changé complétement d’esthétique sonore. Les raisons sont pourtant évidentes, T-pain est devenu en deux ans une voix singulière dans le RnB et la pop à cause de son utilisation inédite de l’autotune et surtout, il a sorti d’un magasin de chaussure un pti mec qui s’appelle Scott Mescudi. Ce petit mec qui entre temps devient Kid Cudi avait un son singulier qui reposait des sonorités plus électroniques et synthétiques, mais paradoxalement, mettait en avant sa voix, car il se dévoilait dans ses paroles. C’était tout aussi inédit, Kanye qui a quand une putain d’oreille a compris que ce son était celui qu’il fallait pousser et les circonstances que l’on connait tous de sa vie, rendait propice tout ça. Il a donc incorporé les sonorités mais aussi la manière d’écrire de T-Pain et de Kid Cudi dans sa musique qui reposait avant, surtout sur des jeux de sample de chanson de soul/jazz et d’interpolation de chansons pop jusqu’à une certaine abstraction. 4-5 ans plus tard il a fait la meme chose avec Jacques Webster qui allait devenir Travis Scott. Il est deja sur Cruel Summer en 2012, et il le ramène avec lui à Paris pour faire Yeezus. Donc le son de Yeezus est deja le son de Travis Scott.

Dans l’une des productions connues et reconnues de Travis Scott sur l’album, Yeezus, il y a Guilt Trip. C’est deja le style typique de Travis Scott qui se repose sur les prods comme des espaces sonores dans lesquels sa voix ne serait qu’un élément qui parfois n’est pas plus important que certains bruitages ou que la lead, donc il y a une gestion du temps et du flow qui est beaucoup plus proche de Kid Cudi (lui aussi présent sur le son) que de Kanye. L’autre chose notable, c’est la présence de Popcaan « dans le fond ». Et en réalité, on a les véritables influences de Yeezus mais surtout du son de Travis Scott à venir. Car si la présence de Popcaan peut sembler une bizarrerie, en réalité, les Jamaïcains étaient à l’avant-garde de l’utilisation de l’autotune au début des années 2010 (en plus d’etre à l’origine du hip-hop mais on reparle plus tard lol). Et pour des gens comme moi qui ont grandi avec l’ensemble des sonorités, il était évident qu’on reconnaissait là le génie de Travis Scott. Puisque à la meme époque, c’était l’age d’or, si on peut dire ça comme ça, de Tommy Lee Sparta. Et je vous la fais courte, mais Tommy Lee Sparta a inventé le « dancehall gothic », c’est à dire que de la meme manière que les sons de Chicago ou de Atlanta se sont « assombris » pour correspondre à l’extreme violence réelle de la société, Tommy Lee Sparta a plongé le dancehall dans un univers macabre qui cristallisait la violence de la Jamaïque. Mais surtout, il a crée un personnage au début des années 2010 qui ressemble au personnage baroque de Travis Scott. Il y a donc clairement une inspiration, que Travis Scott confirmera.

Alors qu’il a deja sorti une mixtape et un album comme un diptyque deja légendaire à l’époque « Days Before Rodeo » et « Rodeo ». On assiste en parallèle au retour de Rihanna, la figure de la musique pop caribéenne. Elle revient avec une esthétique plus trap et avec un son beaucoup plus planant, lui aussi inédit pour l’époque. Je la fais courte, encore une fois, à cette époque Rihanna est en couple avec Travis Scott et il gère en partie la direction artistique, et certaines production de ANTI. C’est pour ça que Rihanna va faire une cover de Tame Impala sur son album (car c’est Travis Scott qui est fan de musique psychédélique, pas Kanye, pas Kid Cudi, et pas les Jamaïcains), c’est pour ça que Harmony Korine réalise le clip de Needed Me, et c’est surtout pour ça que « Bitch Better Have My Money » est produit par Travis Scott et Kanye (et d’ailleurs dans le clip il y a Mads Mikkelsen, je me demande bien qui a collaboré avec NWR récemment ???? comme c’est étrange !). Et c’est le meilleur album de Rihanna, autant pour les fans que pour Badgal Riri elle-meme. Bref, à partir de là, la pop s’aligne sur l’esthétique de Travis Scott. Et c’est ce qui a permis la monté de ce nouveau rap, « emo », « psychédélique », « mumble » et toutes les autres conneries qu’on pouvait lire entre 2016 et 2019.

Dernière chose, sur comment Travis Scott a cristallisé le son d’une génération. En 2013, le rappeur suédois, Yung Lean est aussi l’un des innovateurs avec le fameux « cloud rap ». En 2014, il sort son premier album studio après avoir rameuté tous les « internet kids » ou les « tumblr kids » à sa cause avec des mixtape révolutionnaires. Bien sur que nous pour c’est une date. Sur cet album, Unkown Memory, un seul featuring…Travis Scott. Qui à l’époque de la création du son, n’a lui même, aucun album. Et donc pour en finir avec les jeux des influences, oui il a ramené avec les suédois, l’esthétique psychédélique ou « psych-trap » comme disent les gens connaisseurs des réseaux dans le rap mainstream. Mais il n’a pas fait que la populariser, c’est l’un des pionniers du genre et c’est aussi l’un des artistes à l’avant-garde de tout ça, jusqu’à aujourd’hui. Bien sur que Kanye vient lui rendre la pareille. Mais vous pouvez comparer entre Astroworld et Ye, qui est le plus proche de Yeezus ? vous savez que c’est pas Kanye, car justement il est revenu à son propre son jusqu’à Donda qui n’est pas le son de Yeezus dans sa majorité. Et bref, sur les influences sur le paysage sonore musicale mondiale je pourrais continuer, sur ses collaborations avec Migos, Young Thug, The Weeknd et j’en passe. Mais je crois que c’est assez clair que Travis Scott n’est le petit de personne, et ne l’a jamais réellement été. Néanmoins, il revendique fièrement ses influences, de Kid Cudi à Yung Lean en passant par Tame Impala et Kanye. Donc non, le son de Utopia n’est pas celui de Kanye ou blabla, c’est juste Travis Scott qui vient continuer un truc dont il est en partie à l’origine.

L’autre truc, ce serait sur la vacuité de la musique ou je ne sais quoi. Bon deja, il faut rappeler un truc, mes amis parisiens et métropolitains. Vous etes les gens les moins bien placés au monde pour parler de ça. Deja, vous avez eu besoin que Aya Nakamura et Dadju vous diluent le Zouk pour que vous en écoutiez, vous avez eu besoin que Kalash force les prods rap dans le Dancehall pour que le son puisse entrer en France et vous avez eu besoin que Rosalia fasse une version ultra sophistiquée du Reggaeton pour comprendre que c’est de la bonne musique. La raison pour cela est simple, comme dirait mon père « vous n’avez pas la culture des plantations ». C’est à dire que vous ne comprenez pas que de l’autre coté de l’Atlantique la part sociale de la musique est à égalité avec l’expérience esthétique (c’est peut-etre les dérives cartésiennes qui vous font croire que vous pouvez faire l’expérience de toute chose depuis votre petit confort, c’est très présomptueux). Ce que je veux dire c’est que la musique est faite pour être joué dans les sound system et les dérivés latino-caribéens propre à chaque pays. D’ailleurs j’ai moi meme constaté que j’ai des tas de potes parisiens qui avaient des tas de préjugés sur la house, la techno et d’autres. Et quand ils ont fait l’expérience de la musique dans endroits pour lesquelles elles devaient etre écoutés, soudain ils comprenaient et arrivaient meme à l’écouter en dehors. Eh oui, l’ensemble de l’expérience musicale n’est pas accessible depuis votre chambre ou votre salon surtout quand une grande partie est faite pour danser, et pour communier, souvent une fois par semaine…c’est ça « la culture des plantations ». C’est pour ça que par exemple, on connaissait Bad Bunny des années avant qu’il sorte le moindre album, c’est parce qu’on ne fonctionne pas par album mais par son, et les plus extremes diraient par riddim. Et qu’il suffit d’un son, ou d’une performance sur un riddim pour qu’un artiste devienne reconnue au quatre coins de l’Amérique (le continent) juste parce que les DJ vont jouer ce truc en particulier durant un mois. Comme je l’ai dit le hip-hop vient de là, l’influence portoricaine et jamaïquaine est factuelle, matérielle et traçable. Une grande partie de la musique pop mondiale vient aussi de là. Et si vous comprenez pas l’importance du truc social, et comment c’est lié à l’histoire des afro-descendants dont les origines sont évidemment l’esclavage, je recommande de regarder encore une fois Lovers Rock de Steve McQueen et de comprendre ce que vous voyez. Mais ou est Travis Scott dans tout ça ? comme je l’ai deja dit il revendique les origines caribéennes de sa musique mais du rap en général, ce qui deja nous indique qu’il fait de la musique pour créer une réaction physique. Pour danser, faire des poggo, ou tout ce que vous voulez, c’est penser pour qu’on se réunisse et on mette le bordel, car ainsi va « la culture des plantations », un jour par semaine, les esclaves ont le droit au repos, et le soir, ils font la fete au rythme des tambours qui deviendront meme des rites dans certains endroits. Comme l’a un jour dit Kanye pour de mauvaises raisons, mais il avait raison quand meme, le 808, cette basse massive, est une version exacerbée des percussions qui sont là pour provoquer un état de transe propice à la sexualité ou à la violence. C’est bien sur la base de la trap qui rappelle le tambour, dans son coté répétitif. Sauf que Travis Scott va pousser ça en mélangeant tout ça avec l’esthétique psychédélique qui, à tort, est souvent vu comme un truc d’européens ou de blancs, alors que Coltrane, Miles Davis, Funkadelic, Jimi Hendrix, et bien d’autres existent. C’est ça le coeur de son esthétique, c’est pour ça qu’il nous parle à un niveau autre que la plus part des rappeurs et que souvent les gens de la « bedroom » ceci (marrant comme on parlait de musique de chambre en Europe et aujourd’hui on parle de « bedroom pop », sauf que justement cette musique se construit à l’opposé de tout ça) ne ressentent pas. Et c’est pour ça que les gens en deviennent fou jusqu’à y perdre la vie, car il y avait des accidents aux concerts de Travis Scott bien avant la tragédie d’Astroworld. Car justement, la musique pour nous, ce n’est pas un jeu, ce n’est pas qu’un divertissement, et ce n’est pas seulement de l’art.

Mais l’esthétique psychédélique ce n’est pas qu’une pure expérience plastique. Et beaucoup de gens ne saisissent pas la manière dont Travis Scott l’aborde car il tente de la prendre par le prisme du rap. Il faut donc revenir au début du début. Dans la toute première chanson de Rodeo, le premier album de Travis Scott, Pornography. De commencer sa carrière par un titre qui s’appelle Pornography révèle la nature du personnage. Le monde dans lequel vous serez plongés sera obscène, crue, violent, illusoire, extrême mais révélateur dans la mesure ou les marges mettent en évidence le centre. Il ne faut donc pas chercher une sorte de conscience à la Kendrick Lamar, c’est justement l’expérience complémentaire que propose Travis Scott, celle de l’inconscience totale. Les choses que vous vous dites seuls à l’abri des jugements comme de regarder du porno. Vous voulez du Hugo Lamar, vous avez du Travis Musset, l’enfant du siècle. Coupable et victime de toutes les tares de l’empire dont il est désormais la marionnette, sur la pochette de son album, c’est une figurine. C’est aussi le « action hero » des fantasmes des jeunes hommes qui ont comme lui grandi assez dans la misère pour vouloir la quitter, mais pas assez dans la précarité pour vouloir sauver le monde. Comme perdu dans l’espace et dans le temps de l’introduction de Rodeo par T.I , il n’est guidé que par ses désirs et les illusions que lui offrent ses derniers. « No monogamy, ménage with me, pornography surrounded me, you get high with me you come down with me and that’s all I need in my fantasy ». Et la logique de l’exploration psychique propre à l’expérience psychédélique fait que l’on passe d’un sujet à l’autre à la vitesse de la pensée, et que les prods elle-même sont en constantes évolutions. C’est le trip constant, celui de la conscience sur elle-même, celui ou on tente de faire la matière épouser le caractère polymorphe et abstrait de l’esprit. Mais bien sur les émotions les plus intenses reviennent souvent, le sexe, la violence, les succès et les échecs, parfois avec entre deux les anecdotes d’une belle nuit dehors ou d’un joueur de basket. Mais Travis Scott est conscient de tout ça, « The story of the bastard was never told, The soul of a bastard was never sold, Will he survive, or will he fold up? Living like a bronco, lifestyle wild and untamed, sit sip at the top, a long list of no named, Misfits can’t wait to get a chance to say fuck you, To the ones that say fuck you ». Car comme je l’ai dit c’est l’héritage de « la culture de la plantation ». Sa subversion dans notre temps repose sur le fait qu’il revendique, le temps de l’écoute de sa musique, une sorte de transcendance qui parait etre de l’inconscience voire de l’irresponsabilité. En réalité, c’est de la communion, il n’ s’agit pas d’atteindre une divinité, mais de rejoindre l’humanité, d’où le fait qu’il passe beaucoup de temps à réfléchir sur les live. Mais c’est le prix à payer pour que le temps d’une chanson, d’un album, d’un concert ou d’une soirée, on ne soit plus esclave. Car si les musiques afro-americano-latino-caribéennes ont conquis le monde ce n’est pas seulement parce qu’elles sont si riches et accessibles, et des vitrines de l’empire, c’est aussi parce que depuis l’abolition de l’esclavage il semblerait que le monde entier soit devenu une plantation. En France, en métropole, et plus particulièrement ici à Paris, vous commencez tout juste à le comprendre.

« Mother Earth is pregnant for the third time

For y’all have knocked her up

I have tasted the maggots in the mind of the universe

I was not offended

For I knew I had to rise above it all

Or drown in my own shit »

Maintenant que le film est sortie et qu’on a vu un live. On peut finalement discuter de tout ce bordel, une bonne fois pour toute. Après je parle plus de Utopia avant la fin de l’année lol.

Pour en finir avec Utopia.

« come and kick back with us

This a new religion, come and have mass with us

Tell me, have you made love to a bachelor-turned-ambassador?

Used to grow up in the backwoods

Come take a ride with the real, it’s the last of us

We gon’ make them Vogue bitches turn racheter

First task, now look, you used to laugh at us »

Je lis parfois en passant sur twitter que ce serait le My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Travis Scott, et au final je tends plus à être en accord avec cette vision. Dans la mesure ou après avoir fait le rap changer de trajectoire, Kanye revenait sur sa première décennie en tant que rappeur/producteur et célébrait l’ensemble de son spectre sonore en le portant à son acmé avant de tenter autre chose. C’est un peu le cas de Travis Scott comme je l’ai deja expliqué la dernière fois. Oui le cours du rap, de la pop ont changé mais ce n’est pas seulement de son fait, d’ou les featuring, aussi bien sur MBDTF que sur Utopia. Mais qu’est-ce qu’on célèbre vraiment ? c’est quoi l’utopie ou les utopies de Travis Scott et sa bande ?

« Okay, this shit is outta control

I’m drivin’ through Hell and I done brought snow

It’s shinin’ in here, then I done brought glow »

Comme j’expliquais la dernière fois sur l’esthétique de Travis Scott, le plus évident est la célébration et la fete qui viennent de l’Histoire des afro-descendants. Et meme le Carnaval, du moins, ça vient du Carnaval (il suffit de voir le clip Antidote), ou tout est censé se mélanger, et les illusions sociales, hiérarchiques, économiques, raciales sont censés s’inverser pour être célébré comme une divine comédie, à notre époque comme une divine tragédie. Le moment de la musique est donc le moment de la libération des corps de tout ça. Bref, j’ai deja dérivé sur ça la dernière fois. Mais là ou avant il était vraiment dans cette logique de Carnaval durant ces trois premiers albums, dans celui-ci c’est une logique beaucoup plus vaste. Justement l’incarnation de son esthétique psychédélique comme héritage du rock psyché le pousse à chercher le son ailleurs, et donc à célébrer l’ensemble des cultures qui ont émergé de « la culture de la plantation » autant que l’origine de cette dernière. Et à ce titre le film rends explicite ce dont je parlais la dernière fois, il va en Zambie (donc en Afrique, l’origine, pour SIRENS qui est samplé d’une chanson de rock zambienne), en France (avec MODERN JAM qui est produit par Guy-Manuel de Homem-Christo donc une moitié de Daft Punk donc la » French Touch » qui est une réadaptation du son disco et pop des USA en electro et dont le clip est réalisé par Gaspar Noé qui célèbre la culture des clubs dont la France fut une grande représentante, il y a meme un film de Patrice Chiha sortie hier qui en atteste), en Espagne (Pour sa pyramide humaine, et surtout car la langue espagnole est celle qui domine les charts de la planète depuis quelques années maintenant, Bad Bunny est présent et le reggaeton aussi), au Danemark (avec NWR dont on reparlera, mais surtout car la fin du clip dévoile, une rave surtout en mode warehouse, genre de fêtes qui vient de la techno/house donc de Detroit mais qui est surtout reconnu depuis les 90s comme l’apanage des anglais, scandinaves, et gens d’Europe de l’Est autant que le revival qu’ils ont orchestré au début des années 2010 [le label Posh Isolation en tete] dans le son new wave et l’ambient, qui a servi le son des rappeurs suédois…Mais surtout car l’ensemble de la pop mondiale qu’elle soit de Corée ou des USA est souvent produite par des producteurs scandinaves depuis ABBA), Houston (pour le clip God’s Country dans les quartiers ou Travis Scott a grandi, mais surtout le « hood » d’ou vient le hip-hop) et pour finir Pompéi (pour s’inscrire dans l’histoire du rock psychédélique qu’il revendique mais aussi pour inscrire le rap dans l’histoire du rock en se ramenant au niveau des Pink Floyd à leur apogée). On pourrait rajouter la culture des ballroom avec Beyoncé, ou meme celle particulière du Dubstep qui a emergé à Londres, et dont James Blake fut l’un des membres les plus brillants. Il célèbre les différentes modalités que prennent les célébrations, que ce soit des traditions comme en Zambie, des événements culturels comme en Espagne, du divertissement comme en France ou des modes de vie comme au Danemark voire la recherche d’un nouveau sacré avec les Pink Floyd, ce sont tous des rituels, des actions codés et répétés qui réintroduisent les individus dans le tout du monde. C’est d’abord ça. Mais il n’y a pas que ça.

« The way we evolved and knocked down walls, this shit’s outrageous »

« Look in my eyes, tell me your tale

Do you see the road, the map to my soul?

Look, tell me the signs whenever the smoke clear out of my face

Am I picture-perfect or do I look fried?

All of that green and yellow, that drip from your eyes is tellin' »

Car Travis Scott c’est ça mais il y a aussi autre chose. Car si c’est ce qu’apporte le rap dans le rock psyché, le mélange se fait dans les deux sens. Dans HYAENA qui introduit l’album, il sample Funkadelic, et donc la voix de George Clinto résonne, si le rocky psyché des afro-américains a accouché du disco et des gens comme Afrika Baambata, les courants qui se sont mélangés à la folk ou qui se sont développés en Europe sont différents. L’esthétique psychédélique est une esthétique de rêveur surtout quand on la confond avec celle du rock progressif, ce que fait Travis Scott. Par exemple, l’intro de SIRENS sample Explorer Suite de New England ou PARASAIL sample les guitares de Drug Song de Dave Bixby. Et comme vient le souligner la présence de Yung Lean autant que les paroles de Dave Chappelle, ce sont des sons de « stoner » comme on dirait dans le rap pour ne pas dire des chansons de solitaires. Et ça existe autant dans le rap car c’est ce qu’a ramené Kid Cudi aka Mr.Solo Dolo dont le premier hit disait en boucle comme une prière « Day and night the lonely stoner seems to free his mind at night, he’s all alone through the day and night ». Chanson que Travis Scott va reprendre avec Kid Cudi dans son second album Birds in The Trap pour donner sa propre verision…de la solitude. Mais c’est aussi un lieu commun des ballades qui sont propices à l’introspection à cause du peu d’éléments sonores, et qui ont été aussi le grand truc des groupes psyché depuis les Beatles. L’influence de ces derniers n’a pas épargné le rap par les collaborations Paul McCartney et Kanye mais surtout par la réappropriation de leur son faussement simple par Frank Ocean. Si le caractère solitaire et mélancolique de l’esthétique de Yung Lean, James Blake, Justin Vernon ou Kid Cudi sont évidents dans le son de Travis Scott et de Utopia, l’hommage rendu à Frank Ocean est beaucoup plus discret comme celui que Frank Ocean rend aux Beatles quand « Pretty Sweet » reprend la structure de « A Day in The Life ». Dans le meme geste, la structure de « My Eyes » de Travis Scott reprend celle de « Nights » de Frank Ocean, avec le fameux beat switch au coeur de l’esthétique de l’ancien membre de Odd Future. Le son est d’ailleurs produit par Vegyn (qui a sorti un excellent album cette année sous un autre pseudo) qui est le DJ et l’un des producteurs récurrents de Frank Ocean. Lui (Frank) aussi avait bien écouté Cudi… « High flights, inhale the vapor, exhale once and think twice / Eat some shrooms, maybe have a good cry about you /See some colors, light hang glide off the moon » ou comme Frank le disait dans Nights « Shut the fuck up, I don’t want your conversation Rollin’ marijuana, that’s a cheap vacation / My every day shit, every night shit, every day shit ». Bref la solitude de ces artistes et surtout de cette génération contrairement à celle de la musique psychédélique n’est pas celle d’une grande réflexion existentielle (meme si elle peut l’etre parfois comme je l’ai dit c’est un constant mélange), c’est surtout celle des artistes car ils parlent souvent d’eux. C’est la solitude nécessaire à la création dont il est question. Et comme c’est un acte qui n’a de fin que lors la sortie de la chanson/album, le processus peut paraitre aussi infinie que des distances stellaires, c’est dans ces rapports de temps décalés entre l’existence de l’oeuvre et sa genèse que se niche l’esthétique psyché. Par exemple, la chanson LOOOVE, justement avec Kid Cudi, connait en réalité une première version de 2014. A cette époque Travis Scott est sur Days Before Rodeo (c’est aussi ce genre de chansons qui font que les fans « originels » de Travis Scott ont une appréciation particulière de l’album puisqu’on a l’impression d’avancer et en meme temps de revenir à la source…) dans son studio/chambre. C’est la solitude du « backpackers » qui étaient ces fans de hip-hop dans les années 90-2000s qui portaient toujours des sac à dos, et qui étaient connus pour tout connaitre, en gros ce sont les geeks du rap dont Kanye était le plus fier représentant meme quand il avait deja percé (c’est d’ailleurs en qualité de « backpackers » que Travis Scott aborde son feat avec Westside Gunn puisque la prod est de The Alchemist…). C’est l’espace ou se perd le créateur, il y a des tas de chansons sur les druides ou les alchimistes dans le rock psyché qui doivent probablement parler de ça, c’est aussi une forme d’utopie. La célébration mais aussi la création. La chanson SIRENS qui est l’une des plus psyché jouent bien sur ça, le rythme entrainant du sample de rock zambien donne cette impression d’etre dans une foule alors que Travis Scott parle en majorité d’etre « dans un festival dans sa chambre ». Et il joue sur une dualité entre le sexe et la création, entre les femmes et la musique, puisque c’est la base même du mythe des sirènes. Le revers de tout ça, c’est la solitude à la tragédie de Astroworld, double tragédie car son rêve d’enfant est désormais teinté par la mort d’enfants qui rêvaient de lui. Encore une fois depuis sa chambre, toujours dans la création, il ne peut qu’être rongé par les regrets qui ont désormais lieu dans son utopie « I replay them nights, and right by my side, all I see is a sea of people that ride wit’ me / If they just knew what Scotty would do to jump off the stage and save him a child / The things I created became the most weighted, I gotta find balance and keep me inspired (Hah) ». La soi-disant dualité est tout le temps doublée comme marqueur de l’unicité, car aussi bien dans les chansons de Travis Scott, de Frank Ocean ou de Kid Cudi reviennent des motifs qui sont aussi des trucs de rock psyché, souvent la lune, la fumée, les voix mais surtout LA NUIT (moment de création ou de magie ou de rituels). Le truc c’est que par deux fois Travis Scott dit « 2AM » dans Utopia, dans SIRENS et dans I KNOW ?. La solitude est doublée, elle est unique. La pochette de l’album renvoie à celle de Rodeo, et plusieurs chanson également. Eh oui, l’utopie est un monisme qui est indissociable de la dystopie quand les forces qui s’agitent en la personne qui l’incarne sont de meme intensité. Meme le kaléidoscope des drogues ne peut sortir quelqu’un de lui meme. La fête peut faire oublier, la création peut rappeler, mais l’imagination peut toujours célébrer.

« I can see the future

Ride with Wolf and Storm’ and some troopers

Ridin’ through this shit, this shit is stupid

Sky walkin’ ’round like I’m Luke-uh »

C’est la partie la plus discrète de l’utopie scottienne et pourtant c’est ma favorite, sans etre aussi incarnée que les autres. Avant de partir dans ce dernier blabla, je dois dire que c’est très facile pour moi de saisir cette dimension car j’ai grandi avec les meme références que des gens comme Frank Ocean, Travis Scott, Lil Uzi Vert ou Yung Lean (je dis ça pour les gens plus vieux qui me lisent lol). C’est à dire je peux citer une chanson de 50 cent, de Iron Maiden mais aussi des Carpenters ou de Teresa Teng, bref c’est parce que le « hood » + internet = les portes de la perception lol. Et je peux par exemple dire que le son d’introduction du dernier album de Lil Yachty, « let’s start here » ressemble à « Tarot Woman » de Rainbow (vous savez le groupe de Ritchie Blackmore, Deep Purple toussa toussa), parce que j’ai écouté les deux. J’ai meme vu Lil Yachty en concert à Shanghai (mon seul flex de ce texte voila) . Mais concernant Travis Scott c’est d’autant plus facile car son imaginaire entre le « hood » et Houston comme l’endroit futuriste ou on prépare les astronautes et tout ça, c’est aussi le mien en Guyane. Et aussi il a ce truc très naïf qu’ont les artistes texans pas que dans la musique. Ce que je veux dire c’est que dans Meltdown, un son très sérieux, des des grosses basses, une ambiance oppressive avec ses changements durant les refrains ou Drake va prendre un flow inédit chuchoter et va littéralement menacer Pharell Williams et Pusha T, Travis Scott fait ce truc totalement « goofy » durant sa partie de mettre un moment le son des fusils lasers de Star Wars. Car on a tendance a l’oublié maintenant que c’est vieux, et que ça a pris une sorte d’aura respectable mais le rock psychédélique et le rock prog, c’est surtout des mecs qui racontent des trucs de sci-fi ou d’heroic fantasy qui sont parfois aussi bien que ce qu’on pouvait lire dans Metal Hurlant ou parfois aussi couillons que des trucs qu’on pouvait lire dans Metal Hurlant. Mais on peut additionner à ça que les « backpackers » dont Travis Scott est peut-etre la dernière émanation, de cette « revanche des geeks » qui a lieu dans les arts depuis les années 2000, sont aussi ceux qui ont rendu culte voire important des MC ou des producteurs qui étaient dans des délires similaires de sci-fi ou d’heroic fantasy. Je n’ai pas parlé de Afrika Bambataa par hasard. Donc des deux cotés, Travis Scott verse aussi dans tout ça. Si pour les gens qui connaissent les codes du rap c’était évident dans le fait qu’il parlait beaucoup de porno depuis ses débuts, et que c’est l’un des trucs qui fait que l’on repère vite les rappeurs « geeks », Mac Miller a meme fait un album entier en utilisant cette analogie « Watching movies with the sound off » (oui les films qu’il regarde sans le son c’est pas parce qu’il écoute de la musique…Mais en meme temps l’analogie servait à signaler que l’album allait parler de son intimité et serait introspectif bref RIP MAC MILLER). Et les plus évidentes influences, Kanye qui est un gros fan de Akira et de Star Wars et Kid Cudi qui enchainé une trilogie d’album concept dans lequel il était « The Man from the Moon ». Mais là ou c’est présent dans Utopia c’est dans ces sons bizarres, justement les SFX. Et dans le rap ils appellent ça les effets « spéciaux » comme au cinéma. Mais c’est aussi la marque du son de Travis Scott. L’autre truc qui dans le son lorgne du coté de la science-fiction ce sont les synthé de Mike Dean souvent à la fin des chansons, les synthés débarquent et provoquent une sorte d’ascension (comme les fusées, Houston, Astroworld blabla). Si chez Kanye c’est souvent une ascension religieuse, chez Travis Scott c’est justement un délire de SF, un truc de stoner, un truc de la meme trempe que le climax de 2001 ou Interstellar. Et ça se voit justement dans ses gouts. Gaspar Noé, NWR ou Harmony Korine sont tous des gens qui ont une vision similaire dans leur film, qu’il faut toujours s’envoler ou chuter. Et surtout NWR a cette mise en scène de transe et d’effets qui sont justement très répétitifs, comme les synthés de Mike Dean, ça assomme mais si on est disposé à s’abandonner au voyage. Il est possible de vivre des expériences « cosmiques ». L’horizon psychédélique se confond souvent aux réflexions et à l’esthétique de la science-fiction, surtout depuis le basculement 2001 pour le cinéma ou le basculement de K.Dick pour la littérature ou justement le basculement des Pink Floyd avec Dark Side of The Moon pour la musique. Mais si c’est dans cette lignée que s’inscrit Travis Scott, il s’inscrit surtout dans son histoire cachée, celle des vraies « psychonauts », pas celle des théoriciens ou des plasticiens des expériences psychédéliques, mais celle des gens qui les vivent vraiment. Et c’est pour ça qu’elle est beaucoup plus absurde, beaucoup plus enfantine. Dans les cultures psyché de l’internet, il existe par exemple The Wizard of Pink Floyd, des gens qui prennent du LSD ont remarqué que si on lance Dark Side of The Moon et Le Magicien d’Oz, les deux œuvres s’accordent comme par magie. Meme Jodorowsky le sait lol, c’est pas si underground. Le truc c’est que cette découverte est génial pour les stoner et autres psychonautes car ça permet d’accompagner le trip, ça fait rever. Ca nourrit l’esprit, ça permet de dériver. Mais ça n’a aucun sens profond, si ce n’est de dire que l’art en Occident est assez codée et industrielle pour que d’un art à l’autre le rythme d’une oeuvre soit le meme. Il y a cette part de dérive chez Travis Scott dans ces bruitages, dans les synthés de Mike Dean. Cette part d’imagination d’enfant. Astroworld était deja l’accomplissement d’une sorte de reve nostalgique. Et je le sais surtout car il y a quelque chose que je partage avec Travis Scott et les texans, j’aime bien Robert Rodriguez, et j’adore les trois premiers Spy Kids. Coïncidence, en réalité très commune, Travis Scott aussi. Justement le truc avec Spy Kids (je parle vraiment que des trois premiers), c’est que Robert Rodriguez refaisait son histoire du cinéma et de la télévision mais pour les enfants. Il partageait les trucs qui avait fait qu’il était devenu un cinéaste, les films/séries d’espions, les films d’aventures et d’horreurs, la science-fiction, d’action etc…Tout ça avec les technologies les plus avancées de l’époque car les concurrentes de Rodriguez à l’époque, et ça fait bizarre de le dire, mais c’était les Wachowski. Tu as donc comme chez les soeurs, des tas d’idées du cinéma de son enfance poussées à l’extrême par les nouveaux moyens de figurations. James Bond, Ray Harryhausen, Tex Avery…tout y passe. Avec le recul, c’était une sorte de Matrix pour enfants (et je les aimais quand meme alors que j’avais vu les Matrix lol). Et justement, c’est l’un des trucs qu’on oublie, c’est que les cultures psychédéliques n’ont pas fait des stars ou des légendes de tous les artistes, certains justement sont devenus des gens qui ont travaillé sur tous ces dessins animés et ces films deja à l’époque. Les enfants des années 80-2000 et meme avant, ont grandi avec des oeuvres pour enfant faites avec des codes psychédéliques. C’est aussi ça Spy Kids. C’est quoi ces vilains qui sont des espèces de pouces ? pourquoi le méchant du premier film n’apparait que dans espèce de spirale et veut controler la télé ? et des tas de trucs comme ça. Les trois films ne font que se transformer en cours de route comme dans les souvenirs que raconterait un enfant qui zappait devant la télé. Et il y a un entretien entre Rodriguez et Travis Scott qui existe lol. On apprend pas grand chose si ce n’est que Scott aime bien Spy Kids. Enfin on apprend aussi que les deux sont très intéréssés par les techniques de leurs arts respectifs, par l’ingénierie et le coté enfantin de tout ça (un jour je parlerai de la connexion Rodriguez, Linklater et Cameron). C’est justement le son comme la créaton d’une machine qui fait que Travis Scott pousse cette esthétique SF comme Rodriguez ou Cameron le font avec le cinéma. Meme si chez Scott, ça prend cette forme de jeu, de rigolade. L’utopie est aussi ce lieu qui a existé et qu’on aimerait retrouver, c’est parfois l’enfance, parfois l’art, parfois l’enfance dans l’art. Ou l’enfance de l’art. Le plaisir de créer un paysage dans lequel on pourrait dériver aussi loin que le peut l’esprit. Dans les apparitions de The Weeknd dans Circus Maximus, dans la pause qu’il y a entre les deux couplets du début de LOOOVE, dans la polymorphie de Skitzo, dans la voix spectracle de God’s Country, dans les rythmes saccadés et mécaniques de MODERN JAM. Dans le clip de MODERN JAM, Travis Scott porte les lunettes que porte l’un des garçons coincés dans le jeu video de Spy Kids 3. Il y a donc de tout ça dans Utopia.

« I thought we were going to utopia?

What makes you say this isn’t utopia?

I mean, I don’t know, isn’t it supposed to be some perfect destination? This is just your hotel room

Yeah, it looks perfect to me »

50 ans de Hip-hop. A-Side et B-Side.

Il parait qu’on fête les 50 ans du hip-hop. Alors pour célébrer, je conseille juste d’écouter cette dinguerie qui est à l’origine de beaucoup de choses. Il y aurait bien sur des dizaines et des dizaines d’album surtout des deux dernières décennies que je pourrais choisir. Mais celui là cristallise l’ensemble du bordel.

Bien sur avant tout, il y a une question esthétique. L’album contient l’ensemble du son « populaire » des décennies qui précédent sa création. Il y a des sample de James Brown, David Bowie, Funkadelic, de Temptations, de Queen, Aretha Franklin, Slayer ou Bob Marley…Du Metal à la Soul, c’est un voyage dans les sons du peuple. J’insiste sur le coté populaire de la musique, car ça vient d’une époque ou les gens parlaient encore de « sous-culture » pour dénigrer tout ça et de « contre-culture » pour louer ces sons inédits, et ou par exemple, Metallica était aussi célèbre que Madonna. Bien sur les prods sont incroyables et pour l’époque à l’avant-garde, d’ailleurs le syncrétisme sonore rappelle un album sortie il y a pas longtemps, lui aussi produit avec l’aide de Rick Rubin (c’est bon je vais pas parler plus de Utopia…). Bref, il y avait aussi dans ce son nouveau, une charge politique assez subversive (et parfois « problématique » même pour les gens acquis à la cause), dans le sens que prenaient ces formes sonores à cause des paroles, souvent pertinentes. Mais c’est aussi ça le cœur du hip-hop de défoncer les portes, et que bien sur dans le geste, on peut se blesser autant qu’on peut blesser les gens qui étaient derrière la porte, c’est le risque de la transgression.

Et puis sur une note plus personnelle, c’est surtout que je vois la pochette de l’album dans les disques de mon darron depuis que je suis né. Que j’aime bien l’espèce de puissance symbolique qu’il y a dans certaines idées, meme des trucs tout con comme le titre de l’album « It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back », et que ça parle à n’importe qui (aurait lu une ligne de Césaire, Damas ou Fanon). Et que l’album (mais aussi Fear of A Black Planet) nous servait de « support » pour discuter de concepts ou d’idées qu’on se faisait des média ou d’autres choses avec mon darron ou des cousins. Par exemple, « ah oui Sarkozy dit blablabla mais comme on dit [Insérez les paroles ou la chanson de Public Enemy] », car il y a aussi des sample de discours, Malcolm X et consorts. Mais de manière plus simple, il y avait aussi une réalité que comportait la musique qui correspondait à la mienne, comme dans « Night of The Living Baseheads ». L’analogie au film de Romero, donc aux zombies, sert à décrire un paysage rongé par le deal et les crackheads. Mine de rien, pour l’époque, c’était un truc de nerd d’écrire comme ça (par exemple « Rebel Without A Pause »), ce qui a justement touché les gens au-delà des quartiers. Je crois meme que Alec Empire, fondateur de Atari Teenage Riot confessait qu’à l’époque lorsqu’il était jeune à Berlin-Ouest, la seule alternative à la propagande mainstream US était justement les albums de rap et ceux de Public Enemy. Il y a donc toute une mythologie attachée au truc qu’on m’a transmise (parfois malgré moi lol) mais qui est quand meme assez juste et sulfureuse pour qu’un film comme Black Panther de Coogler près de 30 ans plus tard, tente de la neutraliser. Et surtout, contrairement à l’horrible « rap conscient » bien français, on peut danser et faire la fête sur à peu près toutes les chansons de l’album jusqu’à aujourd’hui.

Et puis truc rare, l’album a ce truc presque « parfait » de sa création à sa réception, dans la mesure qu’il brasse autant de sons différents pour exister qu’il a accouché de sons différents. Car il a été lui-meme ultra samplé ou certaines chansons reprises autant par des popstars que des metalleux. La seule chose regrettable, c’est la disparition de l’alliance esthétique des « péquenauds » et des « negro » qui a existé jusqu’au milieu des années 2000 à travers les fusions des sons rap et métal dont l’origine serait cet album. Meme si avec la nouvelle génération, ça revient, parce que justement « It Takes A Nation of Millions To Hold Us Back ». Joyeux anniversaire à tout ça !

Pour continuer la célébration des 50 ans du hip-hop à travers le rap, un album des années 90. Un peu comme pour Public Enemy, c’est un album qui achève la décennie. Contrairement à Public Enemy, la musique ne m’a pas été « transmise » de la meme manière. A la fin des années 2000, de nouveaux styles de rap et de rappeurs sont arrivés de différents endroits mais avec une base similaire dont meme les auditeurs les plus sophistiqués de l’époque n’avait pas mesuré l’influence. Alors que Kanye, Kid Cudi, Wiz Khalifa et Lil Wayne dominaient les charts, Gucci Mane dominait l’underground US. Sauf que les jeunes qui sont apparus à l’époque se fichaient un peu des deux, sans les ignorer, que ce soit les Suicideboys (Louisiane), Asap Mob (Harlem, New-York), Raider Klan (Floride). Ou bien des artistes isolés à l’époque comme The Weeknd à Toronto ou Lil Ugly Mane, un mec qui existait et existe surtout sur internet lol. Bref, le son qu’ils ont sorti des tréfonds, c’est celui de Memphis, de Three Six Mafia.

D’abord car l’esthétique répétitive et flottante de la musique était en accord avec la vague du rap « stoner » qui a saisi le rap à tous les niveaux dans la seconde partie des années 2000. Le shift c’est qu’avant ça, le gangsta rap et son emprise éthique sur l’imagerie rap faisait qu’il n’était pas souhaitable de dire que les jeunes des quartiers consommaient la drogue qu’ils vendaient. Il fallait garder l’image virile du vendeur et dealer comme d’un businessman du ghetto qui toujours prêt pour faire de l’argent ou pour abattre la concurrence donc toujours sobre. Dans la musique ça se traduisait par le rap de Jay-Z qui prenait parfois la forme de discours, ou le rappeur parlait, presque en ignorant l’instru. Comme une sorte de développement personnel de la « hood ». D’ailleurs Drake a repris cette manière d’aborder la musique parfois. Bref, la vague stoner était en réalité l’échec de cette logique entrepreneuriale par le retour de l’introspection ou la célébration qui se substituait à l’égo trip. Car entre Jay-Z et Cam’ron, et l’apparition de Asap Rocky ou Denzel Curry, il y a un petit truc qui s’appelle la crise des subprimes.

Le son de Three Six Mafia était deja celui de la misère au milieu des années 90. Memphis contrairement aux cotes Est ou Ouest était peut-etre dans l’histoire du rock, mais pas dans l’histoire du rap. Les fantômes de l’histoire de la musique afro-américaine ont quand meme pris possession des jeunes désœuvrés qui avait la double tare d’être noir mais aussi des gens du Midwest/Sud, donc des péquenauds meme pour les autres afro-américains. Dans leur isolation, ils s’entretuaient dans des guerres de gang et dans les drogues, surtout la lean dont c’est la véritable apparition dans le rap. C’est la drogue que l’on obtient en mélangeant un soda et du sirop pour la toux qui est empli d’opioïdes. Que l’on a appelé « Purple Drank » et de nos jours codéine. Koopsta Knicca qui est un membre du groupe aux membres infinies, Three 6, se lance dans Da Devil’s Playground comme dans une séance d’exorcisme ou il expurgerait dans sa musique l’ensemble des maux de cette jeunesse traumatisée et hallucinée. Il reprend donc le son typique de Three 6 qui est celui des sample ralenti, pour correspondre à l’expérience de la lean. Mais surtout l’ambiance sonore avec des effets ou des interpolations de films d’horreurs autant de musiques que de répliques de films en boucles. Car si c’est bien de musique de stoner dont il s’agit, nous ne sommes pas dans les considérations métaphysique ou dans la reverie. On flotte sur le courant des regrets, de la tristesse, de la violence parmi les tombes et les cadavres. C’est le quotidien des jeunes de Memphis qui ne peut etre compris et exprimé que comme un film d’horreur surréaliste.

Bien sur, cette esthétique que l’on appelle de manière assez corny « l’horrorcore » était en vogue dans les années 90 puisqu’elle était une sorte de continuation dans la musique rap de l’influence qu’a produit la production massive de slasher et de films d’horreurs en tout genre dans les années 80. Ces films étaient d’ailleurs le plus souvent destinés au public afro-américain qui depuis les années 70 était la cible du cinéma le plus extreme qu’il soit pornographique, horrifique ou violent. Il n’est donc pas étonnant que l’un des premiers groupes du genre soit celui de Monsieur cinéma dans le rap aka RZA avec Gravediggaz. J’aime certains de ces groupes/artistes comme le californien Brotha Lynch Hung ou les new-yorkais genre Killah Priest. Mais aucun n’approche les textures et l’esthétique hantée de Three 6 Mafia, et surtout de Koopsta Knicca. D’ailleurs dans Judgement Nite l’une des chansons de l’album, on entend un boucle un sample du film Judgement Night de 1993. c’est un « hood movies », comme on en faisait dans les années 90, cad des films qui se déroulent et montrent l’ultraviolence des quartiers comme tellement exacerbé qu’il suffirait de les filmer la nuit pour qu’on soit dans un film d’horreur. Le réalisateur de Judgement Night, Stephen Hopkins s’est fait connaitre quelques années plus tot en faisant Freddy 5 et des épisodes de Contre de la crypte. A la meme époque des cinéastes afro-américains donnent aussi leur vision de la chose, John Singleton, les Frères Hughes, Mario Van Peebles. Cinéma qui est autant nourri de rap qu’il le le nourrira par la suite. La boucle est bouclée. Car à la meme époque ou je découvrais cette musique en retraçant le son de gens comme Spaceghostpurrp ou Lil Ugly Mane, j’étais aussi un gros fan de Black Metal (dont je suis toujours lol). Et j’étais obligé de constater que les deux styles étaient en fait la meme chose de deux genres de musique différents, le Black Metal était juste le son « horrorcore » pour le rap, et Three 6 Mafia était en fait les Mayhem du rap. Ce qui rendait la chose frappante c’était bien les textures qui venaient des cassettes, car les deux sons se faisaient avec peu de moyens et étaient diffusés sur des « tape ». Ce qui donnait une sorte de qualité sonore pauvre mais qui fonctionnait dans l’esthétique hauntologique des deux. On a l’impression qu’on ne peut pas distinguer les éléments et que malgré le geste contemplatif aussi bien des rappeurs de Memphis que des musiciens Norvégiens, la longueur des morceaux ne fait que creuser l’abysse de souffrance et de désolation qu’ils nous communiquent. On entre dans une sorte de cauchemar comme dans un gouffre dont le refoulé des deux cultures seraient la lumière qui les guide dans les ténèbres de leur condition matérielle réelle. Souvent les cris pour le Black Metal, souvent les synthés dissonants ou les violons/piano désaccordées pour Three 6. Et surtout dans une hauntologie à la Derrida, c’est autant les revendications folkloriques scandinaves que les rituels macabres propre au vaudou qui viennent imprégner les cassettes, comme la lean, c’est une intoxication lente et pesante. Peut-etre de la dépression, peut-etre du ressentiment, peut-etre l’absence d’un sacré qui réapparait comme seule réponse à l’absurdité de la violence de la misère moderne.

Bref, j’écoutais du BM alors que j’étais très conscient que beaucoup des ces gens étaient douteux politiquement (par contre le fait qu’ils soient ou pas des meurtriers n’était pas une question, oui on écoute des gens qui ont tué des gens…La vie n’est pas aussi simpliste que ce que pourrait laisser croire le petit confort des métropoles européennes) mais le truc que vous pouvez comprendre en écoutant Koopsta Knicca, et qui est vrai pour un mec d’Amérique du sud comme moi, c’est que l’on grandit des situations extrêmes qui nous font comprendre qu’il faudrait une violence égale à la violence que l’on reçoit pour au moins se tenir debout. Du moins c’est l’intuition que l’on croit etre juste au quotidien. Il y a deux grands poisons idéologiques qui sont devenus le meme à partir des années 80, en Amérique du Nord, les apôtres de la réforme et du protestantisme le plus débile, en Amérique du Sud, les zombies du Vatican. La logique néolibérale a fait que dans l’ensemble du continent aujourd’hui tout est mélangé (surtout en Amérique du Sud car les gens du nord ont ainsi désactivé les théologies de la libération, ce mélange de christianisme et marxisme propre à l’Amérique du Sud) dans une sorte de voile chrétien qui se veut expliquer les pires immondices comme l’œuvre d’une force supérieur. Dans les creux de ces conneries existent par le fait du métissage, des folklores et des cultures locales qui s’ancrent dans la matière du réel, que ce soit les gouts des gens autant que les cycles du vivant. Depuis l’Amérique du Sud, on comprenait donc ces mecs de Norvège qui brulaient des églises, car justement on voulait pas devenir comme eux, et leur musique nous touchait autant que celle des mecs de Memphis dont le son cauchemardesque résonne comme une alarme de la fin du monde, au moins du notre. Bien sur que j’étais dans une niche, la vision plus mainstream de ce que je viens de raconter était incarnée par un groupe dont la seule évocation avec l’accent brésilien était deja une malédiction que l’on jetait aux gens qui n’avait pas compris ce qui se jouait, Sepultura. Pourquoi je fais ce lien entre le métal et ce rap en particulier ? c’est que les rappeurs eux-mêmes l’ont fait, ils avaient tous très bien compris. Dans Torture Chamber, la première chanson de Da Devil’s Playground on entend une guitare en boucle, guitare que je reconnaissais puisque c’est un sample de Wherever I May Roam de Metallica. L’un des hits de ce que l’on appelle aujourd’hui le Black Album (d’ailleurs pour l’anniversaire de l’album, ils ont fait J Balvin, gros nom du reggaeton actuel fait une reprise de Wherever I May Roam…jusqu’à aujourd’hui tout le monde est bien conscient). L’errance macabre de Koopsta, autant que celle des Norvégiens ou de Metallica trouvaient son origine dans le blues, dans les configurations sociales qui ont crée ce monde que l’ensemble des ces sons rejettent à différents degrés.

Et puis un dernier truc. Si les jeunes ont repris ces sons dans les années 2010, c’est aussi car le « triplet flow », cette manière de rap sur de la trap a été inventé 20 ans plus tot par Three 6. Mais c’est aussi que cette musique qui semblait pauvre, presque crasseuse contenait l’or de la pop des années 2010. Je suis un gros fan de Charli XCX, il y a 2 ou 3 ans elle a fait une interview ou elle racontait sa déception sur la manière dont sa musique a été reçu. Elle avait raison. Vous ne pouvez pas comprendre à quel point Charli XCX était en avance sur le son pop de la planète plusieurs fois en 10 ans, si vous ne savez qu’il y a 10 ans un peu plus. Elle sortait un EP, dans cet EP, il y a une sorte d’interlude qui s’appelle Moments in Love (qui est dispo sur youtube je crois). Bien sur car elle sample Moments in Love de The Art of Noise. Sauf que la manière dont le son est samplé, et les paroles de Charlie XCX sur cette interlude ou elle dit qu’elle veut juste etre « high » avec son amie, fait clairement référence à la seconde chanson de Da Devil’s Playground de Koopsta Knicca qui utilise exactement le meme sample 14 ans plus tôt. Je rappelle que Da Devil’s Playground est produit par DJ Paul et Juicy J. Cette simple interlude de Charlie XCX nous indiquait qu’en réalité elle était pas simplement en avance, c’était elle le futur de la pop car elle avait deja compris que c’était là ou s’était joué la musique populaire des 40 ans dernières années. A la meme époque The Weeknd qui comme le Three 6 s’amuse à sampler de la new wave pour faire du rap/RnB dans sa dernière mixtape invite Juicy J dans la chanson bien nommée Same Old Song (je suis toujours étonné que l’une des plus grosses pop star de notre temps soit un mec qui revendique toute cette culture dans sa musique, jusqu’à aujourd’hui). Concernant l’influence souterraine et pourtant monstrueuse de Charlie XCX et des connaisseurs de Three 6, l’année d’après l’EP de Charli XCX et l’autre de The Weeknd, Katy Perry sort Dark Horse avec Juicy J. Qui avant ça était juste un rappeur de rappeurs. Et 3 ans plus tard Lana Del Rey sort High By The Beach. Bref, tout ça fait désormais partie de l’Histoire du Hip-hop !

Et puis RIP Koopsta, RIP Gangsta Boo.