J’en ai déjà parlé avec Blade Runner mais en revoyant l’ensemble de la filmo et pour en finir avec ce cycle. Il faut dire que la question ophtalmologique de Villeneuve est bien plus que présente. Il serait aussi pertinent d’en parler sous une sorte d’écho cartésien. Le Descartes le plus mystique, celui des Passions de l’âme. Celui qui pensait que la glande pinéale ou l’épiphyse était une sorte d’œil intérieur qui reliait l’esprit, le corps et l’âme. Cette dans cette dérive cartésienne, dans le négatif de ce que l’on croit être la pensée cartésienne qu’il faut cherché l’œil de Villeneuve. En réalité, le schéma qu’a tiré Descartes de son observation pour montrer l’impact de l’épiphyse sur la vue ressemble à une caméra. Le cinéma de Villeneuve commence aussi avec une caméra. Sa première œuvre est même nommée selon les boutons qui règlent le temps par le prisme de la captation RWND FFWD (rewind Fast forward). Le bouton rouge de la caméra qui se place au milieu du front quand on met son œil dans le viseur serait une résonance de l’urna, le point rouge sur le front du bouddha, en d’autres termes, le troisième œil. Car si Villeneuve examine la vue du spectateur ce n’est pas pour qu’il lui énonce ce qu’il a vu en en dehors mais ce qu’il a vu en dedans. La caméra-œil ou le camerosaure comme l’appelait Villeneuve dans sa jeunesse pourrait figurer les émotions, les sensations en images et textures. D’ailleurs Villeneuve remarque bien malgré les conventions esthétiques industrielles du cinéma dans lequel il évolue que l’ouïe et la vue viennent de deux organes différents. Il n’est donc pas nécessaire de les synchroniser comme dans son court métrage Rated R For Nudity ou le cinéaste se dénude à travers une œuvre autobiographique de 3min qui ressemble étrange à un examen ophtalmologique par les conseils qui sont à l’écran et par les jeux avec les défilements. Le flicker. Un autre terme technique qui désigne à la fois un événement organique, la fluctuation d’une tension électrique mais aussi technique de la photographie car il désigne la baisse de tension lumineuse d’une image à l’autre. La caméra serait donc un urna, une épiphyse cartésienne. Mais qu’est-ce qu’elle peut bien nous montrer ?
Res Cogitans
On peut commencer par le plus complexe. Les choses de l’esprit. Les abstractions. Villeneuve continue un geste documentaire qu’il tient de Michel Brault et Pierre Perrault selon ses dire. Mais il a aussi revendiqué Spielberg, Bergman, Carax, Coppola et bien sûr… Godard. Le cinéaste qui a poussé le cinéma dans ses retranchements abstraits. Les abstractions mathématiques de montage. Dans son second long-métrage dont il a écrit le scénario sous hypnose dans la tendance ludique et provocatrice qu’a ramené un autre godardien, Lars Von Trier, le cinéaste québécois met en scène une jeune femme dont la vie va basculer après un accident de voiture. Petit à petit, le montage va se construire en encyclie comme les résultats d’un ricochet jusqu’à ce que la pierre tombe finalement à l’eau, jusqu’à la chute. Le mouvement circulaire du montage est une abstraction mathématique qui dans la durée linéaire d’une œuvre de cinéma fonctionne que par un jeu de résonances et d’écho symboliques que le cinéaste rend évident pour ceux qui comprennent ce qu’ils voient quand au-delà de filmer la mer, il filme en réalité les mouvements de l’eau. À partir de quel moment un ensemble de vaguelettes forme une vague ? C’est de l’ordre de l’invisible, mais dans Maelstrom, c’est de l’ordre du sensible. L’encyclie du montage devient un étau qui se referme sur l’héroïne comme une fatalité non pas tragique, mais physique. Comme le poisson qui parle l’énonce au début de l’œuvre, « cette jeune femme va apprendre ce qu’est la réalité ». Car pour nous humains la complexité des événements de la matière n’est accessible pleinement que par l’utilisation d’abstractions et entre celles relatives à la poésie et celles relatives aux mathématiques, il n’y a qu’une différence de langage, une différence de symboles. Il y a le monde de l’alphabet d’un côté et le monde numéraire/numérique de l’autre. Souvent les deux sont indissociables lorsqu’on veut énoncer des faits ou des études sur les événements les plus complexes du réel.
Une autre femme va être au prise avec le réel. Dans Arrival / Premier Contact. Une linguiste se donne pour mission d’apprendre la langue d’aliens pour communiquer avec eux. Le spectateur tout comme cette femme sont sujets à des visions qui vont s’avérer oraculaire. Les visions intérieures vont révéler ce qu’est le véritable « Arrival ». C’est encore une fois la tragédie du réel. Mais Villeneuve nous l’énonce par un seul plan qui donne un symbole mathématique. Une caméra qui aide la jeune femme a capté les symboles des aliens va elle même être objet de symbole pour l’autre alien de la situation, le spectateur. Un plan furtif nous montre le carré blanc des aliens dans le rond noir de la caméra. C’est la quadrature du cercle.Villeneuve par ce symbole nous informe que ce que cette jeune femme affronte est insoluble puisqu’elle affronte l’arrivée de la mort de son propre enfant. La quadrature du cercle fut un problème pendant des millénaires jusqu’à ce qu’à ce que le milieu des mathématiques au XIXeme siecle soit en paix avec l’idée que se problème ne pourra pas être résolu même avec le langage le plus avancé des mathématiques. C’est ce que cette femme doit apprendre à travers le langage. Plus que la mort, c’est l’engrenage du temps lui même qui est insoluble. C’est aussi la mystique de Villeneuve, son œuvre manifeste. La jeune femme est une linguiste mais ce qu’elle fait, mettre des images dans un certain ordre, tenter de les catégoriser selon des symboles, demander aux heptapodes de faire ou refaire des mouvements pour pouvoir les capter, c’est du cinéma. On la voit chaque jour aller tourner puis réfléchir au montage sur les rush de la journée. Et selon Villeneuve le cinéma serait de l’ordre de l’astronomie. Lire les images qui viennent des étoiles. La lumière qui sculpte notre réalité et nécessaire au fonctionnement de la photographie vient bien d’une étoile. Mathématicien, oracle, cinéaste. Comme Descartes, il faut accumuler les connaissances, les fonctions pour tenter de disséquer les soubresauts au cœur des passions humaines comme au cœur du fin fond de l’univers. Ce n’est pas une activité simple. Le couple de Arrival est un physicien (numéraire/numérique) et une linguiste (alphabet).
Au début d’Incendies la fille est dans un cours et le professeur lui dit « bienvenue dans le monde des mathématiques, le monde de la solitude ». L’exploration intérieure est de fait une activité solitaire, on ne peut voir dans les yeux d’un autre. On peut seulement doubler sa vue par la nôtre. Dans la fameuse scène de l’insecte tueur de la première partie de Dune, c’est en fusionnant avec l’image que Paul peut apercevoir la menace minuscule qui allait lui tomber dessus. En superposant son regard à une projection, il a transcendé les plans de l’image. La caméra doit même focus sur l’insecte pour nous le montrer ce qui rend le reste flou. Car la caméra peut voir en mieux ce que l’œil peine à capturer, elle voit au-delà de la vue.
Dans Prisoners il s’agit bien de capturer par le regard les preuves nécessaires pour retrouver deux jeunes filles disparues. Mais c’est l’œil intérieur qui guide les pas du détective jouer par Jake Gyllenhaal. Dans une scène ou il va chez un prêtre, il retrouve le vieil homme au sol assommé par l’alcool. Il entre dans la cuisine. Soudain la caméra fait un plan d’ensemble et on devient synchroniser au regard du policier car nous apparaissent les traces du réfrigérateur déplacés au sol en même temps qu’elles lui apparaissent. Et il a bien sur le réflexe de le déplacer ce qui révèle une porte cachée qui mène vers un sous-sol ou git un cadavre avec un pendentif de labyrinthe. Le truc c’est que cette pièce n’a absolument rien de réaliste. Elle est peine de sable/terre avec des statues. Et la manière dont il y entre et sort se fait dans l’interstice d’un cut. Ce n’est pas une vraie pièce, c’est une vision. D’ailleurs il en sort avec une abstraction, un labyrinthe. Motif que l’on retrouvera plus tard dans l’œuvre comme une fausse piste puisque c’est la propriété même du labyrinthe de n’être constitué que d’impasses. Mais surtout de n’être qu’une abstraction, un symbole de la psyché. Prisoners n’a de cesse de créer des impasses autant pour les personnages que pour le spectateur. Villeneuve joue avec notre idée du temps et de l’espace pour nous balader à un niveau sous-terrain. On est déjà gêné par le mystère de la téléportation du personnage de Paul Dano lorsqu’il va se casher sur un arbre au début. On est encore pris dans une impasse logique lorsqu’on découvre le pervers et ses valises. Plus on avance plus les mystères s’accumulent, il semblerait que méticuleusement Villeneuve déroute nos sens. Il nous pousse littéralement en avant, puisque devant chaque bâtiment et chaque pièce, il y fait un petit travelling comme pour nous forcer à regarder en face que nous sommes piégés dans le labyrinthe. Et il y a ces clignements très marqués de Jake Gyllenhaal qui lui même ne voit rien jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour ses yeux. Pourtant tout est toujours sous nos yeux dans les jeux de regards et de prédations. On en vient même jusqu’à douter que ce que l’on ait entendu soit vrai lorsque le personnage de Paul Dano parle à celui de Hugh Jackman au début film. Et dans un jeu d’échos, on en vient à lier des détails qui ne vont nulle part comme le fait que le policier dans le magasin cache des mannequins d’enfants que l’on verra enterré plus tard. En réalité l’image parlait déjà, ces deux mannequins étaient dans notre angle mort, dans son angle mort, car dans un labyrinthe notre regard ne peut échapper aux couloirs de la fatalité. Pourtant le secret était encore une fois dans le rouge qui clignote dans l’œil de sang, dans le tilak, sans le clignotement de la caméra, dans l’interstice du cut. Le sifflet rouge que tient Hugh Jackman sous la terre est autour du cou de sa fille quand Jake Gyllenhaal est à l’hôpital. En réalité, il n’y avait que deux personnes qui savaient ça, le personnage de Hugh Jackman et le spectateur. Les deux l’avaient vu dans un rêve. L’œil de sang du policier est celui de son aveuglement à la lumière de ce qui était pourtant sous ses yeux depuis le début. À présent cyclope, son regard est bien solitaire, lui qui pensait n’avoir besoin de personne. Comme K le fou, dans Blade Runner 2049 qui face à une vieille borgne doit faire le choix de participer au monde ou de retourner dans ses illusions pornographiques, dans son éternel chambre d’enfants toute carré comme la prison de la raison comme une fin en soi. Le cube est souvent là forme privilégiée de la détention car on ne peut plus discerner le haut du bas, la gauche de la droite, on tourne en rond en attendant le caisson final qu’est le cercueil.
« Dreams are messages from the deep ». Dans les mathématiques villeneuviennes les gens sortent perdant d’avoir voulu raisonner au-delà de la raison. 1+1=1. C’est qu’une image enfante son double négatif. Et parfois même le double se mitose pour construire des mythes dans les plis du mensonge. Villeneuve est le double négatif de tout un cinéma hollywoodien. Il est l’enfant incestueux de la nouvelle vague française (et ses descendants) mais aussi de leur double négatif américain, ceux qui auraient tué le cinéma dans les années 80. Comme les jumeaux de Incendies, il ne peut réconcilier cette affreuse vérité que par le réconfort des abstractions mathématiques mais pas seulement. Il a aussi voyagé à l’intérieur de lui mais aussi autour du monde pour retrouver les origines de son cinéma, du langage et voir un monde de matière et de sensations. Un cinéma de rêves, des profondeurs, de corps terrestres et célestes au-delà du monde de l’alphabet.
Res Extensa
S’il y a de la matière chez Villeneuve ce serait d’abord celle des animaux qui apparaissent dans son cinéma. Le poisson parlant de Maelstrom, la larve du Mezcal dans 32 Août, le daim et les serpents dans Prisoners, les araignées de Enemy, le heptapod de Arrival et bien sûr, les vers des sables géants de Dune. Souvent présents comme des métaphores, leur présence est tout de même d’abord un événement sensoriel. Encore une fois notre œil peine à réconcilier les sensations de leur présence et leur image. Que font les serpents dans les valises ? C’est quoi cette araignée géante ? Pourquoi les poissons se partagent une voix commune ? Dans les systèmes humains aseptisés la présence animale est toujours une anomalie car elle signale l’arrêt d’un cheminement rationnel devant une situation. On ne raisonne pas avec des serpents. Chez Villeneuve l’apparition des animaux est souvent une sorte d’appel à alerter nos sens sur le présent de la situation car ce qui se déroulera à partir de la ne sera plus de l’ordre de la logique mais d’un flux onirique d’associations et d’analogies dont il sera le chef d’orchestre. Dans 32 août, c’est en buvant le Mezcal que se révèle au jeune homme la tristesse de sa situation amoureuse par l’alcool. Mais c’est aussi un rappel comme à la fin de Sicario quand Benicio Del Toro dit à Emily Blunt « ici c’est le territoire des loups ». Ce qu’il faut comprendre c’est que c’est surtout le territoire des animaux les plus violents, les hommes. De 32 Août à Sicario en passant par Polytechnique et Prisoners, Villeneuve n’a de cesse de montrer que quand les hommes substituent l’action à la réflexion ou à l’introspection, ils mènent l’ensemble de leur semblable à une impasse dans la violence et la barbarie. Mais c’est n’est pas seulement le fait des hommes, c’est aussi le fait des mères dans Prisoners, dans Incendies, dans Dune et dans Arrival. Quand il incarne la violence par la mise en scène, c’est souvent de manière détaché, au second plan, en long focale ou découpé. Ou par analogie comme lorsque que Hugh Jackman casse le lavabo à la place de la main de Paul Dano. Souvent c’est l’affaire d’un seul plan ou d’une seule séquence. Parce que justement il ne veut pas participer au spectacle de ce qu’il tente de dévoiler pour le critiquer ou du moins le soumettre à l’examen du regard du spectateur. C’est aussi l’affaire d’un plan car dans la musicalité du montage qu’il travaille, ce serait comme en musique un soupir. Un temps de pause qui correspondrait à un temps comme à un plan. Un soupir car ce serait l’effet que ça aurait sur le spectateur d’avoir à imaginer ce qu’impliquent les litotes de Villeneuve. Comme lorsqu’il nous fait entendre le son de la mer à la fin du combat de Paul et Feyd. Ce qui est euphémisé est beaucoup plus vertigineux que ce qui est montré car notre corps y est soumis par un jeu sur le rythme, les contrastes, bref une dimension physiologique du cinéma. Nous ne sommes pas obligés de ressentir les pires violences dans notre confort de spectateur pour comprendre leur horreur. Le regard de Emily Blunt dans la dernière partie de Sicario suffit, la larme de Paul ou celle qui ne coule pas de Chani suffit, le déchirement d’une femme devant un bus en feu suffit. Ça me fait penser à une réflexion de Miyazaki sur le corps en CGI (https://www.youtube.com/watch?v=ngZ0K3lWKRc). Villeneuve est bien conscient que les corps sont déjà assez tordus de souffrances pornographiques sur tous les écrans depuis 40 ans. Pourquoi faudrait-il qu’il surenchérisse ? « are you not entertained ? » boulimique comme les mangeurs de son court-métrage Next Floor le spectateur ne s’attend pas à un cinéma plus calme. Il y a bien d’autres moyens pour plonger le spectateur dans une expérience par delà ses perceptions en s’appliquant à jouer avec ses sens. Il reste tout de même pris dans les impératifs économiques de son cinéma. C’est peut être pour ça qu’il le ramène à l’espace des origines de la civilisation comme pour prendre acte et faire table rase de cette violence au cœur de la culture. Il connecte tous les déserts, ceux d’Asie dans ses courts pour la télévision, ceux du Mexique dans Sicario, ceux du lointain futur comme du lointain passé dans Dune, celui des illusions perdues de Salt Lake City dans 32 Août, celui de Los Angeles et Las Vegas dans Blade Runner 2049, ceux du Moyen-Orient dans Incendies ou le mot Liban n’est jamais prononcé mais où le mot Palestine est écrit sur une fenêtre, celui glacé du Canada sous la neige dans Polytechnique et même le désert urbain, « le désert du réel » dans Enemy. C’est le personnage et le corps récurent du cinéma de Villeneuve. Au fondement de cette société de loups celle de Sicario mais aussi de Prisoners (Hugh Jackman est un chasseur), il y a des massacres, des millions et millions d’innocents pris dans des guerres incestueuses de clans qui joue la même symphonie mortifère mais sur une clé différente.
Depuis la fin des années 60, Godard s’était fait également le troisième œil d’une génération de cinéphile qui ne voulait pas choisir entre le dilemme des pérégrinations bourgeoises d’un cinéma français qui se rapprochait beaucoup trop de la télévision et d’un cinéma américain dont le caractère propagandiste aurait été souhaitable qu’il ne sorte jamais de la télévision. C’est dans cette voie que Villeneuve s’inscrit et il est conscient de son propre labyrinthe. Au détour d’une conversation au festival de Shanghai en 2020 il dit « Michel Brault et Pierre Perrault auraient détesté ce que je fais aujourd’hui ». Pourtant il poursuit son voyage dans le négatif. On comprend l’origine de son errance dans les contrée hollywoodiennes dans son film Rated R ou il confesse qu’il est obsédé par le cinéma depuis qu’il a vu Apocalypse Now à 6 ans. Au cœur des ténèbres, le spectre de la lumière se rétrécit et nous révèle l’horreur des couleurs tombées du ciel.
Oudjat
Chez De Palma, c’est par la scission de l’écran dans un élan kaléidoscopique avec la demi-bonnette ou le Split screen que se révèle le pouvoir mystique de la caméra. Chez Oliver Stone, c’est par des jeux de motifs et de répétions dans le montage que se montre à nous le cœur noir de son monde par l’objectif. Chez James Cameron c’est par la fluidité du numérique et des effets que nous sommes plongés dans un état d’hypnose onirique face aux événements qu’il enregistre comme depuis son cerveau. Si je prends ces cinéastes en particulier, c’est parce que ce sont ceux qui ont eu des expériences de conscience altérée dont ils ont déjà fait mention. Et qui sont clairement à l’œuvre dans certains choix esthétique. Ce geste psychédélique prend différente forme. Et Villeneuve ne cache pas la forme selon lui que prendrait l’exploration d’une conscience altérée. Ce serait par la possibilité qu’offre la caméra de montrer ce que l’on ne peut voir à l’œil nue. Une machine qui dévoile ce qu’il y a au cœur de ses grandes errances Coppoliennes. L’expérience se fait par le creux de l’image, dans son ombre, son négatif. Comme si l’œil se tournait sur lui même. Dans son segment de Cosmos (œuvre omnibus de 1996), le Technétium, Villeneuve plonge dans les doutes d’un cinéaste qui est partagé entre son envie de capter les remous du monde mais aussi d’être un poète. Face à son reflet diffracté d’une émission internet, il va réaliser qu’il ne veut pas être une star, il ne veut pas se dissocier pour devenir un négatif de lui même. Cosmos est une œuvre en noir et blanc. Dans Enemy, Jake Gyllenhaal fait face à son double et ses doutes de la même manière. Dans Incendies, les jumeaux sont moins le frère et la sœur que la mère et la fille prisent dans le tiraillement d’un même espace qui au yeux des spectateurs les confonds. Et dans RWD FFWD, Villeneuve se parle à lui même avec deux voix différentes sauf qu’une est en anglais et l’autre, la sienne en français. Plus troublant dans le dernier plan de 32 Août l’actrice Pascale Bussieres est à la fois un double de Jean Serberg mais aussi de Jean Pierre Leaud dans les 400 coups. Avant la numérisation chaque image de cinéma avait son double par le négatif de la pellicule. C’est ce double qui contiendrait la matière noire du monde illusoire de la projection.
Dans Polytechnique, le cinéaste québécois fait preuve d’une fluidité de mise en scène avec des grands mouvements de caméra et un certain maniérisme qui n’avait pas été présent dans son cinéma avant et ne le sera pas après. Mais surtout use d’un noir et blanc appuyé. C’est aussi sa seule œuvre qui n’est pas l’adaptation d’un texte littéraire ou une fiction de sa création. Je crois que c’est pour ça que Villeneuve utilise le noir et blanc, et s’applique à montrer que la caméra peut s’immiscer partout. Parce que Polytechnique se veut être le double négatif d’un fait réel. Le cinéma ne peut donc que le recouvrir d’un voile entre le noir et le blanc pour en dévoiler le fond de violence. Cette expérience de nuances de gris nous permet de garder une distance sur ce que nous voyons comme étant une reaproriation par la caméra d’un événement qui a bien eu lieu avec la précision dont l’œil du québécois ne manque rarement. Le cinéma prend en charge la tuerie de Polytechnique comme un événement esthétique qui nous montrerait ce que personne n’a vu pour le dire au présent puisque la reconstitution est une affaire abstraite. On rejoue des scènes sur les traces d’un crime qui serait le symptôme de tout le reste. Mais surtout le spectateur peut découvrir les tréfonds de l’horreur de la culture et de la société dont il revendique l’appartenance car le négatif de Polytechnique est un miroir. Villeneuve est contemporain du massacre de Polytechnique en 89, il a la vingtaine. Il est aussi contemporain de l’apparition des incels puisque c’est une formulation qui vient de l’internet québécois et dont il fera un portrait en biais dans Blade Runner 2049 à travers K. Ces hommes qui ne parlent qu’au travers de la voix monstrueuse d’une ogresse maternelle. Même dans Arrival cette violence est présente, elle se diffuse sur internet comme un virus par des fenêtres d’ordinateur, des plans dans des plans. In the heart of darkness.
L’une des plus fascinantes révélation négative est dans Sicario. Dans une scène au milieu de l’œuvre, l’unité US va se revêtir des ténèbres du désert mexicain pour mener une attaque. Comme chez Coppola, la descente se fait par la disparition du soleil progressive. On voit les corps se fondre dans la nuit dans un mouvement vertical, les uns après les autres. Puis l’image épouse cette vision négative cher au cinéaste. Ce n’est pas seulement du noir et blanc, cette fois c’est de la vision nocturne. La caméra epiphyse peut voir dans les ténèbres. Et ce qu’elle nous montre c’est que la nuit, tous les chats sont gris.
On ne peut plus discerner les narcotrafiquants et les militaires US, les deux se mélangent dans une tuerie dont personne ne ressort gagnant. Finalement il n’y avait pas de camps. Il n’y en a jamais eu. C’est la où le personnage de l’ingénue Emily Blunt comprend qu’elle n’est pas chez « les good guys » juste chez « les guys », les loups. La vision nocturne nous révèle que la DEA et les narcotrafiquants sont deux faces d’une même pièce de la violence. Bien sûr puisque l’un des cartels les plus violents et prospère, Los zetas n’est après tout qu’un rassemblement des forces spéciales mexicaines qui sont devenues trafiquants à la place des trafiquants après avoir reçues une formation d’élite de la part… Des USA. Depuis la fin des années 90, les USA se battent contre eux-même dans les déserts mexicains. Mais aussi dans les déserts du Moyen-Orient dont ils ont formé bon nombre de leaders qu’ils considèrent aujourd’hui comme des ennemis d’état. Dans cette séquence nocturne de Sicario on comprend que la confusion des ingénues vient de leur idéalisme qui recouvre le réel d’un voile pire que celui des fanatismes capitalistes car il leur empêche de prendre acte de la violence qui se déroule sous leur yeux. Heureusement la caméra voit dans les ténèbres, elle peut même les éclairer. Pas besoin de discourir quand l’œil comprend ce que lui montre la lumière du soleil noir et des rayonnements des massacres. Il reste le hors-champs possible de cette famille mexicaine qui passe du quotidien à victime. Et au second plan, le loup, prépare sa vengeance comme un fantôme il apparaît, le sicario, il dirige la meute sans un bruit sauf celui du silencieux.
Le silence c’est aussi le moyen de communication des heptapod de Arrival. Ils communiquent par symbole, par image. La beauté de la chose c’est que l’espace qui permet cette communication est lui aussi un négatif entre blanc et noir. Il rappelle la salle de cinéma, un écran blanc avec les acteurs et une salle noire avec les spectateurs émerveillés du langage complexe qui se déroule devant eux. Plus fascinant les pieuvres de l’espace viennent des profondeurs de la galaxie comme de l’océan. Et elles sécrètent un liquide noir sur leur fond blanc. Encore une fois le langage négatif est aussi celui qui nous vient du désert, l’écriture. Encre noir sur papier blanc. C’est comme ça que démarre une idée de la virtualité ou du mondes des images.
Les pieuvres/poulpes portent d’ailleurs souvent des symboliques de divination ou de métamorphoses car ils peuvent changer leur apparence au gré de la lumière mais surtout nous indiquent une intelligence des profondeurs. La linguiste ne s’arrête pas. Pour voir elle va entrer dans le cadre. Elle va passer de l’obscurité et la pesanteur de l’ignorance et la légèreté de la clairvoyance. Dans ce qui semble être un retour à un bain amniotique, c’est un parcours d’anamnèse. On remonte le tunnel de sa propre naissance dans le vaisseau placentaire de Arrival, il devient évident que c’est pour ça que le soldat fou veut le détruire, comme les autres hommes que montre Villeneuve, il est dégouté par sa propre mère dont il veut la fin. C’est aussi la forme du vaisseau du Méta-barons dans les œuvres de Jodorowsky, ultime soldat solitaire qui au fil des générations et des incarnations se perd entre parricide, viol œdipien et mitose d’un mythe consanguin. Lui aussi est souvent de blanc et de noir. Celui de la chair pure et virginale des nouveaux nées mais aussi de l’armure des ténèbres que leur lègue les parents. C’est aussi comme les harkonnen de Dune, la forme d’un penis qu’incarne littéralement ces hommes, découvert en haut et recouvert en bas. Les hommes phalliques qui veulent détruire les mères qui les ont jeté dans l’arène du monde dont elles ont dicté les règles cruelles. C’est d’ailleurs la première réplique de Paul dans la seconde partie de Dune. « This world is beyond cruelty ». Si l’oracle comme une caméra organique peut voir par delà la matière et l’esprit dans des visions qui serait la part mystique du cinéma lui-même dans Arrival pour accepter la vie, son négatif l’androgyne suprême dans Dune lui ne voit qu’un moyen de s’y refuser. La négation de l’existence ou d’un autre récit possible que celui qui se fait par la main armée de l’héritage patriarcale et les voix génocidaires de l’héritage matriarcale. Ainsi se construit un empire.
Dune est le rêve de Villeneuve dont les messages qu’il tire son le négatif de sa vision du monde. La séquence sur Geidi Prime au cœur de Dune part 2 en est la clé. Comme dans Sicario elle est au milieu de l’œuvre. Comme dans Arrival ou Prisoners, elle fonctionne par des images symboliques, des évocations mentales. Comme dans Polytechnique elle fait part d’un massacre. Comme dans Incendies, on comprend le fond incestueux du monstre Feyd et par ricochet de son double Paul. L’infrarouge de la caméra pinéale va nous montrer ce que l’on avait déjà vu sous la lumière du soleil noir pour que soit imprimé dans nos rétines, dans nos esprits que le centre de cette bataille d’organisation religieuse et d’empire c’est la psyché des pantins que l’on remodèle par le sang et la semence. Les peaux laiteuses sont bien celles recouvertes de sang, de sperme et de pétrole. Pas besoin de discourir, la caméra vous l’avait dévoilé. Comme cet affrontement des cousins, comme une gestation dans le vaisseau mère de l’empereur qui réfléchit la planète comme si il n’avait pas de substance. Paul et son double se pénètrent pour partager le sang commun qui indiquera qui sera le nouveau née de cette gestation stellaire. Sauf que Feyd révèle qu’il n’était qu’un pantin, comme un automate il répète la même phrase que dans l’arène « you fought well, Atreides ». Il serait bon de rappeler que l’un des facteurs majeurs de l’achromatopsie (la maladie qui fait voir en noir et blanc) est la consanguinité. Sous le regard bleu de Chani. Regard qui rappelle celui de Amy Adams dans Arrival ou celui en larmes de Emily Blunt dans Sicario. Ou les silences des femmes dont on a brisé la voix à jamais dans Polytechnique. Celui de Paul est taché du sang de ses visions comme à la fin de Prisoners. Pour se libérer de la prison qu’est le labyrinthe des images et des visions, il faut voir au-delà des plans et des mythes.
Entre structure abrahamique et symbolique brahmanique, le regard révélateur agence les images dont les sens et les sensations se confondent pour former le langage singulier de la conscience. Le passé et le présent ne sont plus que des visions dans Arrival comme dans Dune. On ne peut réellement les différencier comme dans Incendies. Dans les ruines et les déserts de fantômes, le solitaire K doit se réveiller dans Blade Runner 2049. Non pas comme un héros mais comme une force agissante pour permettre une réunion familiale qui serait la clé de l’humanité, une communion, une réunion. Un père et sa fille dans Blade Runner 2049 ou des enfants et leur père dans Incendie. Denis Villeneuve a d’ailleurs travaillé avec sa plus grande fille sur Arrival, Salomé Villeneuve qui est désormais une jeune cinéaste. Mais aussi avec sa femme comme directrice de seconde équipe et productrice sur Dune part 2. Le cinéma de Villeneuve et sa caméra intérieure lui permettraient surtout de partager un rêve. C’est pour ça que le sommeil joue une place clé de ses œuvres.
Il faut garder les yeux ouverts face aux visions des profondeurs de la conscience, c’est ce geste paradoxal que nous autoriserait à pratiquer le cinéma de Villeneuve. C’est pour ça qu’il tente de concilier Bergman et Spielberg comme il le dit dans Rated R for Nudity. Il nous partage l’intimité des visions de l’esprit comme la base d’un langage universel auquel nous pourrions tous prendre part car nous partageons tous la conscience. Le cinéma brouille la frontière entre le « je » et le « nous » quand nous fusionnons comme un seul regard au rythme du défilement des images. Il se peut que nous rêvions de l’univers qui lui même rêve dans une sorte d’Ouroboros que le cinéma de Villeneuve dévoilerait à tous les niveaux, des tréfonds de la violence et de la barbarie, à l’instant d’éternité d’un regard amoureux. Dans 32 août, une femme veut un enfant de son meilleur ami. Dans Maelstrom la jeune femme avorte. Dans Incendies les deux bébés viennent du bébé de leur mère. Avec Amy Adams dans Arrival , le premier contact serait peut-être celui de l’arrivée d’un enfant, d’une relation malgré la connaissance de sa fin. Dans Blade Runner 2049, c’est l’enquête sur une naissance miraculeuse qui plonge K dans une quête identitaire ou le colonel Kurtz serait le dépassement de sa propre apathie puérile. Et la fille de Deckard a justement le pouvoir de créer des images. Et dans Dune, c’est en écoutant la voix de sa sœur depuis le ventre de sa mère que Paul décide à contre-cœur de devenir l’abomination qu’il redoute. On pense bien sur aux jumeaux du plan final de 2001 l’odyssée de l’espace, le fœtus et la planète. Ainsi Villeneuve nous sommes de sortir du jeu de l’enfant et par la puissance du rêve de reconstruire notre axe de raison. L’Ophtalmologue n’est la que pour vérifier que vous pouvez bien voir et que vous avez la pleine capacité du potentiel de vos yeux. Au pire la caméra est une lunette confortable.
« Les rêves, de même que les idées du fou, sont donc après tout moins incohérents qu’ils ne le paraissent de prime abord ; seulement la liaison des idées s’opère par des associations qui n’ont rien de rationnel, par des analogies qui nous échappent généralement au réveil, que nous saisissons d’ailleurs d’autant moins, que les idées sont devenues des images, et que nous ne sommes pas habitués à voir les images se souder les unes aux autres comme les diverses parties de la toile d’un panorama mouvant. » – Alfred Maury, Des hallucinations hypnagogiques, ou Des erreurs des sens dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil