cinéma amniotique/désertique

Ophtalmologue de l’épiphyse ou le cinéma villeneuvien

J’en ai déjà parlé avec Blade Runner mais en revoyant l’ensemble de la filmo et pour en finir avec ce cycle. Il faut dire que la question ophtalmologique de Villeneuve est bien plus que présente. Il serait aussi pertinent d’en parler sous une sorte d’écho cartésien. Le Descartes le plus mystique, celui des Passions de l’âme. Celui qui pensait que la glande pinéale ou l’épiphyse était une sorte d’œil intérieur qui reliait l’esprit, le corps et l’âme. Cette dans cette dérive cartésienne, dans le négatif de ce que l’on croit être la pensée cartésienne qu’il faut cherché l’œil de Villeneuve. En réalité, le schéma qu’a tiré Descartes de son observation pour montrer l’impact de l’épiphyse sur la vue ressemble à une caméra. Le cinéma de Villeneuve commence aussi avec une caméra. Sa première œuvre est même nommée selon les boutons qui règlent le temps par le prisme de la captation RWND FFWD (rewind Fast forward). Le bouton rouge de la caméra qui se place au milieu du front quand on met son œil dans le viseur serait une résonance de l’urna, le point rouge sur le front du bouddha, en d’autres termes, le troisième œil. Car si Villeneuve examine la vue du spectateur ce n’est pas pour qu’il lui énonce ce qu’il a vu en en dehors mais ce qu’il a vu en dedans. La caméra-œil ou le camerosaure comme l’appelait Villeneuve dans sa jeunesse pourrait figurer les émotions, les sensations en images et textures. D’ailleurs Villeneuve remarque bien malgré les conventions esthétiques industrielles du cinéma dans lequel il évolue que l’ouïe et la vue viennent de deux organes différents. Il n’est donc pas nécessaire de les synchroniser comme dans son court métrage Rated R For Nudity ou le cinéaste se dénude à travers une œuvre autobiographique de 3min qui ressemble étrange à un examen ophtalmologique par les conseils qui sont à l’écran et par les jeux avec les défilements. Le flicker. Un autre terme technique qui désigne à la fois un événement organique, la fluctuation d’une tension électrique mais aussi technique de la photographie car il désigne la baisse de tension lumineuse d’une image à l’autre. La caméra serait donc un urna, une épiphyse cartésienne. Mais qu’est-ce qu’elle peut bien nous montrer ?

Res Cogitans

On peut commencer par le plus complexe. Les choses de l’esprit. Les abstractions. Villeneuve continue un geste documentaire qu’il tient de Michel Brault et Pierre Perrault selon ses dire. Mais il a aussi revendiqué Spielberg, Bergman, Carax, Coppola et bien sûr… Godard. Le cinéaste qui a poussé le cinéma dans ses retranchements abstraits. Les abstractions mathématiques de montage. Dans son second long-métrage dont il a écrit le scénario sous hypnose dans la tendance ludique et provocatrice qu’a ramené un autre godardien, Lars Von Trier, le cinéaste québécois met en scène une jeune femme dont la vie va basculer après un accident de voiture. Petit à petit, le montage va se construire en encyclie comme les résultats d’un ricochet jusqu’à ce que la pierre tombe finalement à l’eau, jusqu’à la chute. Le mouvement circulaire du montage est une abstraction mathématique qui dans la durée linéaire d’une œuvre de cinéma fonctionne que par un jeu de résonances et d’écho symboliques que le cinéaste rend évident pour ceux qui comprennent ce qu’ils voient quand au-delà de filmer la mer, il filme en réalité les mouvements de l’eau. À partir de quel moment un ensemble de vaguelettes forme une vague ? C’est de l’ordre de l’invisible, mais dans Maelstrom, c’est de l’ordre du sensible. L’encyclie du montage devient un étau qui se referme sur l’héroïne comme une fatalité non pas tragique, mais physique. Comme le poisson qui parle l’énonce au début de l’œuvre, « cette jeune femme va apprendre ce qu’est la réalité ». Car pour nous humains la complexité des événements de la matière n’est accessible pleinement que par l’utilisation d’abstractions et entre celles relatives à la poésie et celles relatives aux mathématiques, il n’y a qu’une différence de langage, une différence de symboles. Il y a le monde de l’alphabet d’un côté et le monde numéraire/numérique de l’autre. Souvent les deux sont indissociables lorsqu’on veut énoncer des faits ou des études sur les événements les plus complexes du réel.

Une autre femme va être au prise avec le réel. Dans Arrival / Premier Contact. Une linguiste se donne pour mission d’apprendre la langue d’aliens pour communiquer avec eux. Le spectateur tout comme cette femme sont sujets à des visions qui vont s’avérer oraculaire. Les visions intérieures vont révéler ce qu’est le véritable « Arrival ». C’est encore une fois la tragédie du réel. Mais Villeneuve nous l’énonce par un seul plan qui donne un symbole mathématique. Une caméra qui aide la jeune femme a capté les symboles des aliens va elle même être objet de symbole pour l’autre alien de la situation, le spectateur. Un plan furtif nous montre le carré blanc des aliens dans le rond noir de la caméra. C’est la quadrature du cercle.Villeneuve par ce symbole nous informe que ce que cette jeune femme affronte est insoluble puisqu’elle affronte l’arrivée de la mort de son propre enfant. La quadrature du cercle fut un problème pendant des millénaires jusqu’à ce qu’à ce que le milieu des mathématiques au XIXeme siecle soit en paix avec l’idée que se problème ne pourra pas être résolu même avec le langage le plus avancé des mathématiques. C’est ce que cette femme doit apprendre à travers le langage. Plus que la mort, c’est l’engrenage du temps lui même qui est insoluble. C’est aussi la mystique de Villeneuve, son œuvre manifeste. La jeune femme est une linguiste mais ce qu’elle fait, mettre des images dans un certain ordre, tenter de les catégoriser selon des symboles, demander aux heptapodes de faire ou refaire des mouvements pour pouvoir les capter, c’est du cinéma. On la voit chaque jour aller tourner puis réfléchir au montage sur les rush de la journée. Et selon Villeneuve le cinéma serait de l’ordre de l’astronomie. Lire les images qui viennent des étoiles. La lumière qui sculpte notre réalité et nécessaire au fonctionnement de la photographie vient bien d’une étoile. Mathématicien, oracle, cinéaste. Comme Descartes, il faut accumuler les connaissances, les fonctions pour tenter de disséquer les soubresauts au cœur des passions humaines comme au cœur du fin fond de l’univers. Ce n’est pas une activité simple. Le couple de Arrival est un physicien (numéraire/numérique) et une linguiste (alphabet).

Au début d’Incendies la fille est dans un cours et le professeur lui dit « bienvenue dans le monde des mathématiques, le monde de la solitude ». L’exploration intérieure est de fait une activité solitaire, on ne peut voir dans les yeux d’un autre. On peut seulement doubler sa vue par la nôtre. Dans la fameuse scène de l’insecte tueur de la première partie de Dune, c’est en fusionnant avec l’image que Paul peut apercevoir la menace minuscule qui allait lui tomber dessus. En superposant son regard à une projection, il a transcendé les plans de l’image. La caméra doit même focus sur l’insecte pour nous le montrer ce qui rend le reste flou. Car la caméra peut voir en mieux ce que l’œil peine à capturer, elle voit au-delà de la vue.

Dans Prisoners il s’agit bien de capturer par le regard les preuves nécessaires pour retrouver deux jeunes filles disparues. Mais c’est l’œil intérieur qui guide les pas du détective jouer par Jake Gyllenhaal. Dans une scène ou il va chez un prêtre, il retrouve le vieil homme au sol assommé par l’alcool. Il entre dans la cuisine. Soudain la caméra fait un plan d’ensemble et on devient synchroniser au regard du policier car nous apparaissent les traces du réfrigérateur déplacés au sol en même temps qu’elles lui apparaissent. Et il a bien sur le réflexe de le déplacer ce qui révèle une porte cachée qui mène vers un sous-sol ou git un cadavre avec un pendentif de labyrinthe. Le truc c’est que cette pièce n’a absolument rien de réaliste. Elle est peine de sable/terre avec des statues. Et la manière dont il y entre et sort se fait dans l’interstice d’un cut. Ce n’est pas une vraie pièce, c’est une vision. D’ailleurs il en sort avec une abstraction, un labyrinthe. Motif que l’on retrouvera plus tard dans l’œuvre comme une fausse piste puisque c’est la propriété même du labyrinthe de n’être constitué que d’impasses. Mais surtout de n’être qu’une abstraction, un symbole de la psyché. Prisoners n’a de cesse de créer des impasses autant pour les personnages que pour le spectateur. Villeneuve joue avec notre idée du temps et de l’espace pour nous balader à un niveau sous-terrain. On est déjà gêné par le mystère de la téléportation du personnage de Paul Dano lorsqu’il va se casher sur un arbre au début. On est encore pris dans une impasse logique lorsqu’on découvre le pervers et ses valises. Plus on avance plus les mystères s’accumulent, il semblerait que méticuleusement Villeneuve déroute nos sens. Il nous pousse littéralement en avant, puisque devant chaque bâtiment et chaque pièce, il y fait un petit travelling comme pour nous forcer à regarder en face que nous sommes piégés dans le labyrinthe. Et il y a ces clignements très marqués de Jake Gyllenhaal qui lui même ne voit rien jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour ses yeux. Pourtant tout est toujours sous nos yeux dans les jeux de regards et de prédations. On en vient même jusqu’à douter que ce que l’on ait entendu soit vrai lorsque le personnage de Paul Dano parle à celui de Hugh Jackman au début film. Et dans un jeu d’échos, on en vient à lier des détails qui ne vont nulle part comme le fait que le policier dans le magasin cache des mannequins d’enfants que l’on verra enterré plus tard. En réalité l’image parlait déjà, ces deux mannequins étaient dans notre angle mort, dans son angle mort, car dans un labyrinthe notre regard ne peut échapper aux couloirs de la fatalité. Pourtant le secret était encore une fois dans le rouge qui clignote dans l’œil de sang, dans le tilak, sans le clignotement de la caméra, dans l’interstice du cut. Le sifflet rouge que tient Hugh Jackman sous la terre est autour du cou de sa fille quand Jake Gyllenhaal est à l’hôpital. En réalité, il n’y avait que deux personnes qui savaient ça, le personnage de Hugh Jackman et le spectateur. Les deux l’avaient vu dans un rêve. L’œil de sang du policier est celui de son aveuglement à la lumière de ce qui était pourtant sous ses yeux depuis le début. À présent cyclope, son regard est bien solitaire, lui qui pensait n’avoir besoin de personne. Comme K le fou, dans Blade Runner 2049 qui face à une vieille borgne doit faire le choix de participer au monde ou de retourner dans ses illusions pornographiques, dans son éternel chambre d’enfants toute carré comme la prison de la raison comme une fin en soi. Le cube est souvent là forme privilégiée de la détention car on ne peut plus discerner le haut du bas, la gauche de la droite, on tourne en rond en attendant le caisson final qu’est le cercueil.

« Dreams are messages from the deep ». Dans les mathématiques villeneuviennes les gens sortent perdant d’avoir voulu raisonner au-delà de la raison. 1+1=1. C’est qu’une image enfante son double négatif. Et parfois même le double se mitose pour construire des mythes dans les plis du mensonge. Villeneuve est le double négatif de tout un cinéma hollywoodien. Il est l’enfant incestueux de la nouvelle vague française (et ses descendants) mais aussi de leur double négatif américain, ceux qui auraient tué le cinéma dans les années 80. Comme les jumeaux de Incendies, il ne peut réconcilier cette affreuse vérité que par le réconfort des abstractions mathématiques mais pas seulement. Il a aussi voyagé à l’intérieur de lui mais aussi autour du monde pour retrouver les origines de son cinéma, du langage et voir un monde de matière et de sensations. Un cinéma de rêves, des profondeurs, de corps terrestres et célestes au-delà du monde de l’alphabet.

Res Extensa

S’il y a de la matière chez Villeneuve ce serait d’abord celle des animaux qui apparaissent dans son cinéma. Le poisson parlant de Maelstrom, la larve du Mezcal dans 32 Août, le daim et les serpents dans Prisoners, les araignées de Enemy, le heptapod de Arrival et bien sûr, les vers des sables géants de Dune. Souvent présents comme des métaphores, leur présence est tout de même d’abord un événement sensoriel. Encore une fois notre œil peine à réconcilier les sensations de leur présence et leur image. Que font les serpents dans les valises ? C’est quoi cette araignée géante ? Pourquoi les poissons se partagent une voix commune ? Dans les systèmes humains aseptisés la présence animale est toujours une anomalie car elle signale l’arrêt d’un cheminement rationnel devant une situation. On ne raisonne pas avec des serpents. Chez Villeneuve l’apparition des animaux est souvent une sorte d’appel à alerter nos sens sur le présent de la situation car ce qui se déroulera à partir de la ne sera plus de l’ordre de la logique mais d’un flux onirique d’associations et d’analogies dont il sera le chef d’orchestre. Dans 32 août, c’est en buvant le Mezcal que se révèle au jeune homme la tristesse de sa situation amoureuse par l’alcool. Mais c’est aussi un rappel comme à la fin de Sicario quand Benicio Del Toro dit à Emily Blunt « ici c’est le territoire des loups ». Ce qu’il faut comprendre c’est que c’est surtout le territoire des animaux les plus violents, les hommes. De 32 Août à Sicario en passant par Polytechnique et Prisoners, Villeneuve n’a de cesse de montrer que quand les hommes substituent l’action à la réflexion ou à l’introspection, ils mènent l’ensemble de leur semblable à une impasse dans la violence et la barbarie. Mais c’est n’est pas seulement le fait des hommes, c’est aussi le fait des mères dans Prisoners, dans Incendies, dans Dune et dans Arrival. Quand il incarne la violence par la mise en scène, c’est souvent de manière détaché, au second plan, en long focale ou découpé. Ou par analogie comme lorsque que Hugh Jackman casse le lavabo à la place de la main de Paul Dano. Souvent c’est l’affaire d’un seul plan ou d’une seule séquence. Parce que justement il ne veut pas participer au spectacle de ce qu’il tente de dévoiler pour le critiquer ou du moins le soumettre à l’examen du regard du spectateur. C’est aussi l’affaire d’un plan car dans la musicalité du montage qu’il travaille, ce serait comme en musique un soupir. Un temps de pause qui correspondrait à un temps comme à un plan. Un soupir car ce serait l’effet que ça aurait sur le spectateur d’avoir à imaginer ce qu’impliquent les litotes de Villeneuve. Comme lorsqu’il nous fait entendre le son de la mer à la fin du combat de Paul et Feyd. Ce qui est euphémisé est beaucoup plus vertigineux que ce qui est montré car notre corps y est soumis par un jeu sur le rythme, les contrastes, bref une dimension physiologique du cinéma. Nous ne sommes pas obligés de ressentir les pires violences dans notre confort de spectateur pour comprendre leur horreur. Le regard de Emily Blunt dans la dernière partie de Sicario suffit, la larme de Paul ou celle qui ne coule pas de Chani suffit, le déchirement d’une femme devant un bus en feu suffit. Ça me fait penser à une réflexion de Miyazaki sur le corps en CGI (https://www.youtube.com/watch?v=ngZ0K3lWKRc). Villeneuve est bien conscient que les corps sont déjà assez tordus de souffrances pornographiques sur tous les écrans depuis 40 ans. Pourquoi faudrait-il qu’il surenchérisse ? « are you not entertained ?  » boulimique comme les mangeurs de son court-métrage Next Floor le spectateur ne s’attend pas à un cinéma plus calme. Il y a bien d’autres moyens pour plonger le spectateur dans une expérience par delà ses perceptions en s’appliquant à jouer avec ses sens. Il reste tout de même pris dans les impératifs économiques de son cinéma. C’est peut être pour ça qu’il le ramène à l’espace des origines de la civilisation comme pour prendre acte et faire table rase de cette violence au cœur de la culture. Il connecte tous les déserts, ceux d’Asie dans ses courts pour la télévision, ceux du Mexique dans Sicario, ceux du lointain futur comme du lointain passé dans Dune, celui des illusions perdues de Salt Lake City dans 32 Août, celui de Los Angeles et Las Vegas dans Blade Runner 2049, ceux du Moyen-Orient dans Incendies ou le mot Liban n’est jamais prononcé mais où le mot Palestine est écrit sur une fenêtre, celui glacé du Canada sous la neige dans Polytechnique et même le désert urbain, « le désert du réel » dans Enemy. C’est le personnage et le corps récurent du cinéma de Villeneuve. Au fondement de cette société de loups celle de Sicario mais aussi de Prisoners (Hugh Jackman est un chasseur), il y a des massacres, des millions et millions d’innocents pris dans des guerres incestueuses de clans qui joue la même symphonie mortifère mais sur une clé différente.

Depuis la fin des années 60, Godard s’était fait également le troisième œil d’une génération de cinéphile qui ne voulait pas choisir entre le dilemme des pérégrinations bourgeoises d’un cinéma français qui se rapprochait beaucoup trop de la télévision et d’un cinéma américain dont le caractère propagandiste aurait été souhaitable qu’il ne sorte jamais de la télévision. C’est dans cette voie que Villeneuve s’inscrit et il est conscient de son propre labyrinthe. Au détour d’une conversation au festival de Shanghai en 2020 il dit « Michel Brault et Pierre Perrault auraient détesté ce que je fais aujourd’hui ». Pourtant il poursuit son voyage dans le négatif. On comprend l’origine de son errance dans les contrée hollywoodiennes dans son film Rated R ou il confesse qu’il est obsédé par le cinéma depuis qu’il a vu Apocalypse Now à 6 ans. Au cœur des ténèbres, le spectre de la lumière se rétrécit et nous révèle l’horreur des couleurs tombées du ciel.

Oudjat

Chez De Palma, c’est par la scission de l’écran dans un élan kaléidoscopique avec la demi-bonnette ou le Split screen que se révèle le pouvoir mystique de la caméra. Chez Oliver Stone, c’est par des jeux de motifs et de répétions dans le montage que se montre à nous le cœur noir de son monde par l’objectif. Chez James Cameron c’est par la fluidité du numérique et des effets que nous sommes plongés dans un état d’hypnose onirique face aux événements qu’il enregistre comme depuis son cerveau. Si je prends ces cinéastes en particulier, c’est parce que ce sont ceux qui ont eu des expériences de conscience altérée dont ils ont déjà fait mention. Et qui sont clairement à l’œuvre dans certains choix esthétique. Ce geste psychédélique prend différente forme. Et Villeneuve ne cache pas la forme selon lui que prendrait l’exploration d’une conscience altérée. Ce serait par la possibilité qu’offre la caméra de montrer ce que l’on ne peut voir à l’œil nue. Une machine qui dévoile ce qu’il y a au cœur de ses grandes errances Coppoliennes. L’expérience se fait par le creux de l’image, dans son ombre, son négatif. Comme si l’œil se tournait sur lui même. Dans son segment de Cosmos (œuvre omnibus de 1996), le Technétium, Villeneuve plonge dans les doutes d’un cinéaste qui est partagé entre son envie de capter les remous du monde mais aussi d’être un poète. Face à son reflet diffracté d’une émission internet, il va réaliser qu’il ne veut pas être une star, il ne veut pas se dissocier pour devenir un négatif de lui même. Cosmos est une œuvre en noir et blanc. Dans Enemy, Jake Gyllenhaal fait face à son double et ses doutes de la même manière. Dans Incendies, les jumeaux sont moins le frère et la sœur que la mère et la fille prisent dans le tiraillement d’un même espace qui au yeux des spectateurs les confonds. Et dans RWD FFWD, Villeneuve se parle à lui même avec deux voix différentes sauf qu’une est en anglais et l’autre, la sienne en français. Plus troublant dans le dernier plan de 32 Août l’actrice Pascale Bussieres est à la fois un double de Jean Serberg mais aussi de Jean Pierre Leaud dans les 400 coups. Avant la numérisation chaque image de cinéma avait son double par le négatif de la pellicule. C’est ce double qui contiendrait la matière noire du monde illusoire de la projection.

Dans Polytechnique, le cinéaste québécois fait preuve d’une fluidité de mise en scène avec des grands mouvements de caméra et un certain maniérisme qui n’avait pas été présent dans son cinéma avant et ne le sera pas après. Mais surtout use d’un noir et blanc appuyé. C’est aussi sa seule œuvre qui n’est pas l’adaptation d’un texte littéraire ou une fiction de sa création. Je crois que c’est pour ça que Villeneuve utilise le noir et blanc, et s’applique à montrer que la caméra peut s’immiscer partout. Parce que Polytechnique se veut être le double négatif d’un fait réel. Le cinéma ne peut donc que le recouvrir d’un voile entre le noir et le blanc pour en dévoiler le fond de violence. Cette expérience de nuances de gris nous permet de garder une distance sur ce que nous voyons comme étant une reaproriation par la caméra d’un événement qui a bien eu lieu avec la précision dont l’œil du québécois ne manque rarement. Le cinéma prend en charge la tuerie de Polytechnique comme un événement esthétique qui nous montrerait ce que personne n’a vu pour le dire au présent puisque la reconstitution est une affaire abstraite. On rejoue des scènes sur les traces d’un crime qui serait le symptôme de tout le reste. Mais surtout le spectateur peut découvrir les tréfonds de l’horreur de la culture et de la société dont il revendique l’appartenance car le négatif de Polytechnique est un miroir. Villeneuve est contemporain du massacre de Polytechnique en 89, il a la vingtaine. Il est aussi contemporain de l’apparition des incels puisque c’est une formulation qui vient de l’internet québécois et dont il fera un portrait en biais dans Blade Runner 2049 à travers K. Ces hommes qui ne parlent qu’au travers de la voix monstrueuse d’une ogresse maternelle. Même dans Arrival cette violence est présente, elle se diffuse sur internet comme un virus par des fenêtres d’ordinateur, des plans dans des plans. In the heart of darkness.

L’une des plus fascinantes révélation négative est dans Sicario. Dans une scène au milieu de l’œuvre, l’unité US va se revêtir des ténèbres du désert mexicain pour mener une attaque. Comme chez Coppola, la descente se fait par la disparition du soleil progressive. On voit les corps se fondre dans la nuit dans un mouvement vertical, les uns après les autres. Puis l’image épouse cette vision négative cher au cinéaste. Ce n’est pas seulement du noir et blanc, cette fois c’est de la vision nocturne. La caméra epiphyse peut voir dans les ténèbres. Et ce qu’elle nous montre c’est que la nuit, tous les chats sont gris.

On ne peut plus discerner les narcotrafiquants et les militaires US, les deux se mélangent dans une tuerie dont personne ne ressort gagnant. Finalement il n’y avait pas de camps. Il n’y en a jamais eu. C’est la où le personnage de l’ingénue Emily Blunt comprend qu’elle n’est pas chez « les good guys » juste chez « les guys », les loups. La vision nocturne nous révèle que la DEA et les narcotrafiquants sont deux faces d’une même pièce de la violence. Bien sûr puisque l’un des cartels les plus violents et prospère, Los zetas n’est après tout qu’un rassemblement des forces spéciales mexicaines qui sont devenues trafiquants à la place des trafiquants après avoir reçues une formation d’élite de la part… Des USA. Depuis la fin des années 90, les USA se battent contre eux-même dans les déserts mexicains. Mais aussi dans les déserts du Moyen-Orient dont ils ont formé bon nombre de leaders qu’ils considèrent aujourd’hui comme des ennemis d’état. Dans cette séquence nocturne de Sicario on comprend que la confusion des ingénues vient de leur idéalisme qui recouvre le réel d’un voile pire que celui des fanatismes capitalistes car il leur empêche de prendre acte de la violence qui se déroule sous leur yeux. Heureusement la caméra voit dans les ténèbres, elle peut même les éclairer. Pas besoin de discourir quand l’œil comprend ce que lui montre la lumière du soleil noir et des rayonnements des massacres. Il reste le hors-champs possible de cette famille mexicaine qui passe du quotidien à victime. Et au second plan, le loup, prépare sa vengeance comme un fantôme il apparaît, le sicario, il dirige la meute sans un bruit sauf celui du silencieux.

Le silence c’est aussi le moyen de communication des heptapod de Arrival. Ils communiquent par symbole, par image. La beauté de la chose c’est que l’espace qui permet cette communication est lui aussi un négatif entre blanc et noir. Il rappelle la salle de cinéma, un écran blanc avec les acteurs et une salle noire avec les spectateurs émerveillés du langage complexe qui se déroule devant eux. Plus fascinant les pieuvres de l’espace viennent des profondeurs de la galaxie comme de l’océan. Et elles sécrètent un liquide noir sur leur fond blanc. Encore une fois le langage négatif est aussi celui qui nous vient du désert, l’écriture. Encre noir sur papier blanc. C’est comme ça que démarre une idée de la virtualité ou du mondes des images.

Les pieuvres/poulpes portent d’ailleurs souvent des symboliques de divination ou de métamorphoses car ils peuvent changer leur apparence au gré de la lumière mais surtout nous indiquent une intelligence des profondeurs. La linguiste ne s’arrête pas. Pour voir elle va entrer dans le cadre. Elle va passer de l’obscurité et la pesanteur de l’ignorance et la légèreté de la clairvoyance. Dans ce qui semble être un retour à un bain amniotique, c’est un parcours d’anamnèse. On remonte le tunnel de sa propre naissance dans le vaisseau placentaire de Arrival, il devient évident que c’est pour ça que le soldat fou veut le détruire, comme les autres hommes que montre Villeneuve, il est dégouté par sa propre mère dont il veut la fin. C’est aussi la forme du vaisseau du Méta-barons dans les œuvres de Jodorowsky, ultime soldat solitaire qui au fil des générations et des incarnations se perd entre parricide, viol œdipien et mitose d’un mythe consanguin. Lui aussi est souvent de blanc et de noir. Celui de la chair pure et virginale des nouveaux nées mais aussi de l’armure des ténèbres que leur lègue les parents. C’est aussi comme les harkonnen de Dune, la forme d’un penis qu’incarne littéralement ces hommes, découvert en haut et recouvert en bas. Les hommes phalliques qui veulent détruire les mères qui les ont jeté dans l’arène du monde dont elles ont dicté les règles cruelles. C’est d’ailleurs la première réplique de Paul dans la seconde partie de Dune. « This world is beyond cruelty ». Si l’oracle comme une caméra organique peut voir par delà la matière et l’esprit dans des visions qui serait la part mystique du cinéma lui-même dans Arrival pour accepter la vie, son négatif l’androgyne suprême dans Dune lui ne voit qu’un moyen de s’y refuser. La négation de l’existence ou d’un autre récit possible que celui qui se fait par la main armée de l’héritage patriarcale et les voix génocidaires de l’héritage matriarcale. Ainsi se construit un empire.

Dune est le rêve de Villeneuve dont les messages qu’il tire son le négatif de sa vision du monde. La séquence sur Geidi Prime au cœur de Dune part 2 en est la clé. Comme dans Sicario elle est au milieu de l’œuvre. Comme dans Arrival ou Prisoners, elle fonctionne par des images symboliques, des évocations mentales. Comme dans Polytechnique elle fait part d’un massacre. Comme dans Incendies, on comprend le fond incestueux du monstre Feyd et par ricochet de son double Paul. L’infrarouge de la caméra pinéale va nous montrer ce que l’on avait déjà vu sous la lumière du soleil noir pour que soit imprimé dans nos rétines, dans nos esprits que le centre de cette bataille d’organisation religieuse et d’empire c’est la psyché des pantins que l’on remodèle par le sang et la semence. Les peaux laiteuses sont bien celles recouvertes de sang, de sperme et de pétrole. Pas besoin de discourir, la caméra vous l’avait dévoilé. Comme cet affrontement des cousins, comme une gestation dans le vaisseau mère de l’empereur qui réfléchit la planète comme si il n’avait pas de substance. Paul et son double se pénètrent pour partager le sang commun qui indiquera qui sera le nouveau née de cette gestation stellaire. Sauf que Feyd révèle qu’il n’était qu’un pantin, comme un automate il répète la même phrase que dans l’arène « you fought well, Atreides ». Il serait bon de rappeler que l’un des facteurs majeurs de l’achromatopsie (la maladie qui fait voir en noir et blanc) est la consanguinité. Sous le regard bleu de Chani. Regard qui rappelle celui de Amy Adams dans Arrival ou celui en larmes de Emily Blunt dans Sicario. Ou les silences des femmes dont on a brisé la voix à jamais dans Polytechnique. Celui de Paul est taché du sang de ses visions comme à la fin de Prisoners. Pour se libérer de la prison qu’est le labyrinthe des images et des visions, il faut voir au-delà des plans et des mythes.

Entre structure abrahamique et symbolique brahmanique, le regard révélateur agence les images dont les sens et les sensations se confondent pour former le langage singulier de la conscience. Le passé et le présent ne sont plus que des visions dans Arrival comme dans Dune. On ne peut réellement les différencier comme dans Incendies. Dans les ruines et les déserts de fantômes, le solitaire K doit se réveiller dans Blade Runner 2049. Non pas comme un héros mais comme une force agissante pour permettre une réunion familiale qui serait la clé de l’humanité, une communion, une réunion. Un père et sa fille dans Blade Runner 2049 ou des enfants et leur père dans Incendie. Denis Villeneuve a d’ailleurs travaillé avec sa plus grande fille sur Arrival, Salomé Villeneuve qui est désormais une jeune cinéaste. Mais aussi avec sa femme comme directrice de seconde équipe et productrice sur Dune part 2. Le cinéma de Villeneuve et sa caméra intérieure lui permettraient surtout de partager un rêve. C’est pour ça que le sommeil joue une place clé de ses œuvres.

Il faut garder les yeux ouverts face aux visions des profondeurs de la conscience, c’est ce geste paradoxal que nous autoriserait à pratiquer le cinéma de Villeneuve. C’est pour ça qu’il tente de concilier Bergman et Spielberg comme il le dit dans Rated R for Nudity. Il nous partage l’intimité des visions de l’esprit comme la base d’un langage universel auquel nous pourrions tous prendre part car nous partageons tous la conscience. Le cinéma brouille la frontière entre le « je » et le « nous » quand nous fusionnons comme un seul regard au rythme du défilement des images. Il se peut que nous rêvions de l’univers qui lui même rêve dans une sorte d’Ouroboros que le cinéma de Villeneuve dévoilerait à tous les niveaux, des tréfonds de la violence et de la barbarie, à l’instant d’éternité d’un regard amoureux. Dans 32 août, une femme veut un enfant de son meilleur ami. Dans Maelstrom la jeune femme avorte. Dans Incendies les deux bébés viennent du bébé de leur mère. Avec Amy Adams dans Arrival , le premier contact serait peut-être celui de l’arrivée d’un enfant, d’une relation malgré la connaissance de sa fin. Dans Blade Runner 2049, c’est l’enquête sur une naissance miraculeuse qui plonge K dans une quête identitaire ou le colonel Kurtz serait le dépassement de sa propre apathie puérile. Et la fille de Deckard a justement le pouvoir de créer des images. Et dans Dune, c’est en écoutant la voix de sa sœur depuis le ventre de sa mère que Paul décide à contre-cœur de devenir l’abomination qu’il redoute. On pense bien sur aux jumeaux du plan final de 2001 l’odyssée de l’espace, le fœtus et la planète. Ainsi Villeneuve nous sommes de sortir du jeu de l’enfant et par la puissance du rêve de reconstruire notre axe de raison. L’Ophtalmologue n’est la que pour vérifier que vous pouvez bien voir et que vous avez la pleine capacité du potentiel de vos yeux. Au pire la caméra est une lunette confortable.

« Les rêves, de même que les idées du fou, sont donc après tout moins incohérents qu’ils ne le paraissent de prime abord ; seulement la liaison des idées s’opère par des associations qui n’ont rien de rationnel, par des analogies qui nous échappent généralement au réveil, que nous saisissons d’ailleurs d’autant moins, que les idées sont devenues des images, et que nous ne sommes pas habitués à voir les images se souder les unes aux autres comme les diverses parties de la toile d’un panorama mouvant. » – Alfred Maury, Des hallucinations hypnagogiques, ou Des erreurs des sens dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil

il est difficile d’être un deux

Ca devait arriver, donc voila quelques remarques par le plus gros fanboy, le plus gros suceur de Denis Villeneuve de l’univers connu depuis qu’il fait de la SF (https://kinotaksim.wordpress.com/2023/05/13/villeneuve/) sur Dune part 2 . Et je précise, je voulais revoir avant d’écrire toutes ces conneries, mais pas eu le temps car je dois aussi en consacrer à l’ami Argentin qui nous revient après une longue absence. Du coup, je l’ai seulement vu en 70 mm (IMAX), ce qui est intéressant pour des raisons sur lesquelles je m’attarderai un peu.

when shit goes south

D’abord un truc un peu rigolo, c’est que pendant toute l’oeuvre, on lui dit de ne pas aller « au sud ». Il se le dit à lui meme etc…Ce qui drole quand on connait les expressions anglophones, c’est que ça signifie surtout que c’est le bordel. Quand on dit « things go south », ça signifie qu’on perd le contrôle. Il y a deja tout un truc un peu couillon que la grande menace qui pèse, c’est que les choses ne doivent pas « go south », comme par une sorte de mystique ou de performativité du langage. Maintenant que c’est énoncé, la réalité se pliera à ce qui a été énoncé, c’est le truc avec les prophéties. Il y a un truc un peu pulp que la prophétie puisse se résumer par cette simple expression. Truc qui fonctionne meme à un niveau subliminal pour le public anglophone tellement c’est répété. Le nom de la chose provoque la chose. Magie. C’est aussi ce qui se joue dans les multiples noms que l’on donne au petit Paulo. Mahdi, Usul, Muadib etc etc… Le changement de nom atteste d’une transformation qui parait invisible et qui pourtant nous est montré. C’est meme aussi le nom des Harkonnen qui provoque l’ultime changement. Ce que partage Dune avec des éléments d’heroic fantasy. La matière obéit à la voix comme à une action de l’esprit. Ce n’est donc pas étonnant si l’on voit des choses impossibles quand elles nous sont contés dans les monologues de Paul comme sa soeur en gestation dans le ventre de sa mère. C’est bien l’un des pouvoirs de Paul, la voix ? L’œuvre de Villeneuve suit cette logique, mais pas seulement.

Double aveugle

Le truc avec Denis Villeneuve comme je l’avais deja un peu expliqué ici (https://kinotaksim.wordpress.com/…/blade-runner-2049…/), c’est qu’il est obsédé par le potentiel du regard. Aussi bien dans la symbolique des « visions », que dans le coté matériel voir scientifique de l’œil. Depuis son court-métrage dans le film omnibus Cosmos dans les années 90, il concentre beaucoup de ses dispositifs scéniques voire de son écriture à faire s’affronter des regards. Mais aussi par les discours, du moins le potentiel magique du langage. De Incendies à Dune part 2, il y a quelques personnages de femmes « oracles ». La plus fameuse est celle de Arrival. Dans ce dernier, le perso de Amy Adams était prise de vision puis elle apprenait le langage des extraterrestres, en réalité, Villeneuve avait juste « science-fictionné » la naissance d’une figure d’oracle. Car ce que Amy Adams fait c’est de langue, du discours, du logos à partir des etres qui viennent de l’espace, des figures stellaires, des astres, bref elle fait simplement de l’astrologie. Et c’était la part des oracles en tout genre dans l’Antiquité de prévoir les catastrophes en interprétant les étoiles, mais c’est aussi celle des navigateurs et autres explorateurs scientifiques (dont Villeneuve revendique l’influence depuis sa participation et sa victoire à l’émission TV québécoise, La Course Destination Monde quand il est âgé d’une vingtaine d’années). En gros Villeneuve voit dans le regard un potentiel de connaissances réelles mais aussi une part de mystère sur ce qui constitue la matière de nos existences (et il est pertinent meme sans le savoir car c’est la 4eme ou 3eme oeuvre cette année ou quelqu’un vomit). Bien sur car c’est un fan de Dune avant même d’etre un cinéaste. Dans ses œuvres, cette passion oraculaire et ophtalmologique se traduit surtout par des expérimentations formelles de plus en plus radicales. Il y a d’abord le plus évident la séquence infrarouge sur la planète des Harkonnen. On pourrait croire que c’est une curiosité de l’oeuvre si Villeneuve n’avait pas deja tenté ça. D’abord dans Polytechnique ou le noir et blanc qui recouvre l’oeuvre donne une distance au massacre masculiniste au coeur de l’oeuvre, comme si l’on ne pouvait retranscrire cinématographiquement cet événement que par un travail sur les polarités extremes de la lumière comme les forces qui nourrissent la société dont le massacre est le produit. Puis il y a aussi la séquence en vision nocturne dans Sicario. Ou le personnage de Emily Blunt découvre la vérité de la lutte contre le narcotrafic, c’est que justement il n’y a pas de lignes de démarcation entre les autorités et les trafiquants, il n’y a que des formes qui se meuvent dans la nuit sans fin qu’est « la guerre contre la drogue ». La confusion plastique que l’on ressentait devant la scène marquait un tournant dans l’oeuvre ou encore une fois une femme avait vu à la lueur des étoiles ce qu’elle ne voulait pas voir. En réalité Villeneuve travaillait l’idée du négatif dans l’image comme Lars Von Trier et comme récemment Jonathan Glazer. Comme si la lumière ou sa disparition pouvait servir de contrechamp. Ce qui laisse une forte impression d’altérité dans la séquence de Dune, ce n’est pas seulement l’expérience plastique, les textures nouvelles que nous font découvrir l’infrarouge de cette qualité. C’est que les corps passent de la lumière noire du soleil noir à la couleur quand ils retournent à l’intérieur. Ce qui donne un effet étrange quand ils le font dans un temps continue, on les voit reprendre des couleurs alors même qu’ils vont se tapir dans l’ombre du palais. L’effet semble meme vintage après la discussion des amis ou on évoquait Soul Reaver ou ce que l’on pouvait ressentir devant certaines images du Final Fantasy VII originel. Sorte de vision cyberpunk dans un monde ou tout semblait si pur et grand à l’image du désert, le film est piraté de l’intérieur par les ombres et les fantomes. Ca évoque la fameuse ésthétique à la fin du dernier millénaire, l’esthétique Y2K qui cherchait justement à donner formes au monde informatique qui adviendrait. En tant que spectateur nous faisons nous meme l’expérience d’une vision qui tord nos sens, du moins la physique de la lumière que nous connaissons. On ressent que les Harkonnen ne sont pas seulement les ennemis, ils sont presque des êtres négatifs, des entités d’ombres. Ca devient évident à travers la trajectoire du personnage de Austin Butler. Le dispositif de Villeneuve devient aussi évident dans cette scène. La maestria du cinéaste repose sur une sorte de dialectique simple. Un élément retranscrit rigoureusement comme « réaliste » et dont les sensations familières, dans un cadre totalement factice, qui donne toujours le petit vertige quand nos sens tentent de palier à l’interstice des éléments hétérogènes. Par exemple, ce qui réussit les scènes d’attaques, c’est que les « hélico » des Harkonnen se comportent comme des « helico », on entend meme les discussions radio des pilotes avec la texture des discussions radio réelles. Pourtant tout ce que nous voyons est faux, sauf les acteurs et le sable. Pareil pour la scène d’introduction, ce qui donne un effet avant que les corps s’envolent, c’est justement que l’on a nous meme fait le travail de les contextualiser avec les informations familière que nous donnait Villeneuve. On a l’impression qu’on a deja vu cette scène dans des films de guerre, notre regard est ancré dans un certain « réel », et soudain le « réel » que nous pensions regarder se dérobe à nous quand l’unité de soldats s’envole comme si de rien était sur un rocher. Villeneuve redouble de ces effets et double le regard dans le plan, souvent une chose très consistante se déroule au premier plan, et au second plan une chose totalement fantaisiste. Le travail sur la profondeurs de champs fait que tout nous semble lier, alors que dans le premier tout semblait distant. C’est ce que Villeneuve doit selon moi à Antonioni et plus précisément au Desert rouge et Zabriskie Point. C’est d’ailleurs ce type de « psychédélisme » qu’il travaille. Ou meme dans le dédoublement du regard, avec souvent des plans de jumelles, de cockpits etc…Le regard est transformé ou augmenté par les machines autant que par l’épice pour les personnages. La fragmentation des points de vue est l’un des effets des substances. Si il le fait dans l’espace d’un plan, il le fait aussi sur le temps de l’oeuvre. Le montage est assez étrange et suit cette logique. Par exemple on dit à Paulo Chalamet d’aller s’éprouver dans le désert pour se durcir, en partant il croit voir la silhouette d’un mort sur une dune (premier évènement étrange) après qu’on l’ait prévenu du danger des djinns, puis en réalité c’est le visage de Zendaya qui se révèle derrière cette silhouette. Les deux personnages discutent, puis il y a un cut vers autre chose. Comme si on avançait sans savoir ce qu’il arrivait à la suite de cette épreuve de Paul. Sauf que 10-15min plus tard, Paul se réveille dans une tente et Zendaya est à ses cotés. Si l’on suit le temps linéaire de notre expérience de spectateur, on peut se dire que finalement ce moment est résolu, ils ont passé la nuit dans le désert. Mais si l’on suit la logique des images, en réalité les scènes précédentes pouvaient etre un reve ou une vision. Et pour couronner le tout, la scène de réveil rejoue la scène de réveil de la première partie de l’oeuvre sauf qu’à la place de Zendaya, c’était Rebbeca Ferguson, sa mère (d’ailleurs Walk Up de Hong Sang-soo joue de la meme idée). Villeneuve s’applique à nous désorienter comme Paul est désorienté en nous plongeant dans des visions dans le seul contexte est la familiarité des textures, des silhouettes. Le passé et le futur s’offre à nous au présent du cinéma. On revit des scènes que l’on voyait dans la première partie mais dans des variations et on est meme assailli de visions de futures comme cette apparition de Anya Taylor-joy, comme si le cinéma était notre épice et qu’il nous montrait notre futur comme notre passé, car c’est littéralement ce que Villeneuve nous a fait vivre d’une partie à l’autre. On voit des choses impossibles comme une communication amniotique ou on passe d’une échelle à l’autre celui d’une souris-kangourou aux vaisseaux géants. La scène de bataille finale dans le premier film est montré sauf que c’est Paul sous le casque, dans la réalité, c’est Chani. La mystique de Villeneuve c’est justement celle que permet le cinéma lui-même comme outil de connaissance, comme un double de l’expérience de la conscience, dont les visions épousent le regard mais dépasse les capacités de l’œil.

Dreams in the Witch House

L’autre truc c’est que dans sa logique de superposition, de dédoublement se joue un regard autre, qui est celui des femmes. Si elles étaient au centre des autres œuvres de Villeneuve, il prenait bien acte d’un regard social différent à travers celui des femmes dans un monde patriarcal ou masculin et celui des mères dans un meme monde. Polytechnique, Incendies, Sicario, Arrival (qui est le plus proche de Villeneuve car Amy Adams doit mettre en scène le langage extraterrestre pour « unir » le monde dans une communication qui dépasserait le langage, c’est l’ambition que le cinéaste donne au cinéma, je peux vous dire que c’est le seul personnage de la filmo de Denis Villeneuve qui est son alter ego, Amy Adams dans Arrival est un personnage de cinéaste)…Et depuis Blade Runner 2049 tout le monde a senti quelque chose de juste, c’est la distance du cinéaste avec ses figures. La ou d’autres grands cinéastes mettaient un peu d’eux-meme dans leur héros de SF, Villeneuve ne l’a fait que pour la figure féminine. Depuis qu’il fait de la SF avec des hommes, il garde une distance, car il est évident qu’il ne partage rien avec le personnage de K (Ryan Gosling) dans BR 2049 et dans le personnage de Paul Atréides contrairement à Lucas qui met son amour des voitures et de la vitesse dans Luke Skywalker ou Cameron qui dresse sa biographie fantasmée en biais dans Avatar ou Ridley Scott qui met de sa désinvolture dans Deckard. Villeneuve est d’ailleurs plus proche de Cameron qui fait Titanic. Et bien sur que c’est ce qui déplait à une partie du publique masculin de la génération précédente, c’est que Villeneuve les ausculte dans leur solitude, leur contradiction, leur fantasme aliénant et leur mythologie bidon qui cache leur insignifiance dans BR 2049, mythologie avec laquelle il a pourtant grandi. C’est pour ça qu’il ne donne jamais la satisfaction d’épouser le regard des personnages masculins depuis trois œuvres et même depuis Prisonners ou Enemy. Et surtout il le contre-balance avec la présence des femmes. Ce qui est marrant, c’est qu’il assume depuis BR 2049 et surtout depuis le premier Dune, l’une des raisons de tout ça. Ce sont des enfants. Des homme-enfants ou des éternels adolescents. Mais il va plus loin dans Dune quand il suggère une emprise incestueuse de la mère de Paul sur lui. Dans l’émission sur le dernier Snyder j’en avais parlé chez Microciné. Il y a bien sur les références évidentes de Villeneuve comme la dernière tentation du christ ou David Lean. Mais il y a aussi en filigrane du Bertolucci, celui du Conformiste et surtout celui de La Luna. Quand Villeneuve s’amuse d’un film à l’autre à refaire des scènes une fois avec la mère, une fois avec l’amante, il est évident qu’il suggère que le truc avec les wannabe-fascistes, c’est qu’ils sont impuissants dans le réel, donc ils doivent surjouer la virilité pour s’échapper des jupes du plan maternel. D’ailleurs le Bene Gesserit chez Villeneuve nous est montré comme une sorte d’organisation de sorcières qui jouent de leur charme pour faire des bébés. La scène avec Feyd (Austin Butler) et Léa Seydoux rejoue celle du premier film, sauf que encore une fois au lieu de la mère, c’est l’amante. Et bien sur Lea Seydoux elle-meme n’a pas besoin d’en faire beaucoup car sa présence devient évidente depuis quelques temps sur ce qu’elle symbolise vraiment en tant qu’actrice (surtout avec le Bonello), un fantasme. Voire plus, un fétiche de cinéma, la femme impassible à la plastique impeccable qui domine par sa simple présence. C’est une création de cinéma, surtout du cinéma français, Carole Bouquet, Isabelle Huppert et bien d’autres. On le remarque pas peut-etre en France, mais de l’extérieur ces actrices incarnent le fétiche de la « domination », comme dans les personnages des relations BDSM. l’imaginaire SF est souvent lieu des kinks et autres fétiches, Cameron et Ridley Scott par exemple aiment le meme genre de femmes en tout cas « d’idéal » de femmes, il suffit de regarder. Bien sur que pour soumettre « le grand garçon cruel » de Austin Butler, le simple charme de l’image de Seydoux suffit. Le Bene Gesserit est un culte de sorcières, ce qui se traduit dans le langage du cinéma par un culte d’actrices. C’est la magie du cinéma dont Villeneuve est bien conscient. L’autre contrechamps dans la dialectique villeneuvienne plus subtil c’est que au sein meme de l’oeuvre, il y a le regard de sa femme, Tanya Lapointe qui est la réalisatrice de seconde équpie. C’est aussi tous les glissements progressifs du désir et ses frustrations qui sont au coeur du projet fasciste que Villeneuve met en évidence comme Bertolucci avant lui. D’ailleurs Paul se détache de sa mère et de Chani qu’à partir du moment ou il a tué son double négatif Butler. D’ailleurs les corps de Butler et Chalamet représentent eux-mêmes deux visions de « la masculinité ». Le frêle héros romantique sortie de le Rouge et le Noir, contre la musculature guerrière d’une figure à la Conan. L’un a incarné Elvis, l’autre Willy Wonka. L’un incarne un progressisme occidental quand il revendique sa fluidité, son coté androgyne, l’autre renforce de nulle part les stéréotypes des hommes par les hommes lorsqu’il se va jouer les pilotes à moustache. Bref. Quand il le tue, il révèle en réalité qu’il n’était pas si différent, qu’il y a de l’un en l’autre. Car ils étaient de la même famille, le sang n’était pas pur. Ils mélangent meme leur sang par pénétration pour révéler que leur combat de facade n’était qu’une fusion des ego qui rejouait la domination des meme. C’est l’époque selon Villeneuve. Reste le regard de Zendaya sur ses consanguins.

 » – What it is, Major Lawrence, that attract you personally to the desert ?

– It’s clean « 

Et bien sur pour conclure un peu ce premier blabla du premier visionnage. Je dois quand meme témoigner du fait que l’on a vu Lawrence d’Arabie en 70mm à la Cinémathèque en Décembre dernier. Et que à la fin de Dune part 2 en IMAX. Je devais avouer que l’expérience était assez similaire, Villeneuve avait vraiment réussi à nous plonger dans son délire comme David Lean. Mais c’est parce qu’il construit la matière de son oeuvre sur le squelette de Lean. Plus j’y pense plus le film de Villeneuve reprend la structure de l’oeuvre de Lean surtout celle de la deuxième partie après l’entracte. Les grands évènements s’enchainent à peu près de la meme manière et au lieu d’avoir la relation homo-érotique Peter O’tool et Omar Shariff, on avait Chalamet et Zendaya. Mais sinon l’attaque du train comme l’attaque du récolteur d’épices, la plongée progressive dans la violence, et surtout ce truc avec la pureté. Villeneuve joue lui meme sur la fragmentations comme si lui meme rendait « impur », la vision très classique de Lean qu’il venait parasiter de l’intérieur avec ses machines. Les regards autres, et surtout la présence des femmes qui sont quasiment absentes de Lawrence D’Arabie va court-circuiter toute tentative d’épique au premier degré. Oui on est impressionné, mais on est surtout impressionné par la destruction. C’est ce qui est formidable, au sens premier du terme, donc qui évoque de l’effroi. Il y a une sorte de sublime romantique au négatif. Comme l’eau de la vie dans la grotte donne une illusion de profondeur au début quand Stilgar fait découvrir la réserve à la mère, elle est en réalité un miroir que les morts tendent au vivant. C’est un film hanté par son passé, mais aussi par son propre futur. Sauf que Villeneuve n’invoque pas le fantome de Lean de manière vaine (il y a aussi le fantôme de Moebius et l’esprit de Jodo mais ce sera pour une autre discussion). Ceux qui voueraient un culte à Lawrence d’Arabie seraient bien deçus, sauf qu’ils oublient que Lawrence d’Arabie comme Dune s’inscrit dans un geste cinématographique qui comporte au moins 3 oeuvres. Chez Lean, c’est Lawrence d’Arabie, la Fille de Ryan et La Route des Indes. Les trois oeuvres sont liées, La Fille de Ryan est le contrechamp féminin de Lawrence d’Arabie. La Route des indes est la transcendance du moins la synthèse du choc des deux visions. Dans Lawrence D’Arabie un homme veut s’émanciper des carcans de la société anglaise par l’impulsion d’un désir sexuel refoulé qui nourrit sa lame qui dès lors n’éjacule plus que le sang d’une rébellion sans but. Dans la Fille de Ryan, c’est une femme qui veut s’émanciper des carcans sociaux de la société patriarcale et fait échouer une rébellion. Dans les deux la sexualité des corps est mis en scène par des analogies à « la nature », ce regard que pose l’homme sur son environnement. Les deux corps tentent d’exister dans le monde, de se réintroduire organiquement à leur propre existence. Dans La Route des Indes, c’est un peu l’opposition des deux par le prisme des rapports de force coloniaux, un homme « féminin » veut s’émanciper de l’horizon « archaïque » patriarcal indien et une femme « masculine » veut s’échapper de la société anglaise efféminée, tout ça exacerbée, polarisée par la situation coloniale. Dans un moment mystique dans une grotte (comme dans Dune), les échos comme des miroirs vont révéler tout ça aux deux personnages. Dans les trois films le désir est montré par une allumette, le fameux raccord de Lawrence D’arabie est rejoué à l’envers dans la fille de Ryan (ou cette fois c’est le soleil qui se couche puis Mitchum allume une allumette), puis dans la Route des Indes, la jeune femme allume une allumette dans la grotte qui semble éclaire un intérieur mental qui va littéralement faire basculer l’ensemble de l’oeuvre.Le truc c’est que David Lean comme Villeneuve ne joue pas les transitions savantes, le montage est apre, pourtant tout est lié car tout est sous le même ciel mais les images se choquent entre elles et aux sons (Villeneuve, Bertolucci et meme David Lean sont influencés par Godard). C’est dans cette mystique de répétition que Villeneuve s’inscrit dans la voie (voix ?) de Lean. La répétition et la variation rendent compte par exemple du fonctionnement du fanatisme, on rigole avec Stilgar au début quand il scande « Lisan Al-gaib », puis on rigole de lui et à la fin, on ne rigole plus. Ce qui était drole est devenu horrible, pourtant l’image est restée la meme, il se pourrait que le regard change dans la durée car les images se nourrisent entre elles, sous le meme ciel. La scène du sandworm (y a-t-il plus phallique que ça ?) de Chalamet est rejouée à la fin par Zendaya. Mais surtout l’oeuvre joue de cette présence invisible par le mouvement des astres, éclipses, levée du soleil etc…Et que dans la route des Indes, les personnages sont aussi frappés de visions. Dont une vieille femme, oracle anglaise qui meurt sur le Gange sous les étoiles après avoir vu l’impasse de la situation (dans une scène que Cameron va repomper dans Titanic). Les yeux bleus de Zendaya me rappellent ceux de Judy Davis dans la Route des Indes car les mots lui échappe pour rendre compte du vertige de la situation dans laquelle elle existe, seul reste son regard. Le visage de Zendaya m’évoque celui de Aziz (Victor Banerjee) dont la colère légitime porte une révolte qui ne sera jamais satisfaite par le langage de son vivant. Il reste les mots magiques d’une lettre pour lier les deux êtres pris dans les remous d’un monde qui les dépasse et dont pourtant ils ont été les architectes à un moment de leur existence. Chez Villeneuve, il reste surtout une image qui selon le reve pas si secret du cinéaste, vaudrait plus que n’importe quel quel discours passé, présent ou futur.

Science/Fiction is Fiction/Science

Ces derniers mois j’ai regardé quelques trucs qui semblent au final être la même chose. L’adaptation de Pluto en anime, presque toute la filmographie de Jean Painlevé, et la série de documentaire TV, James Cameron’s Story of Science-fiction. Si les deux premiers trucs sont géniaux, la série de documentaire de Cameron est décevante et ne rend même pas justice à sa propre œuvre. Trop orienté sur le monde anglophone et une vision occidentale de la SF, oublie des soviétiques et des japonais, mais surtout de la France. Sorte de célébration bizarre de la « pop culture », qui va à l’encontre de ce que la SF est depuis plus d’un siècle au cinéma. Bref, tout ça me donne l’occasion de développer des trucs dont on discute ici et là depuis la sortie de Avatar The Way of Water et aussi des œuvres géniales que j’ai évoqué.

Si j’ai une attention particulière pour la science-fiction au cinéma, c’est parce que le cinéma est de la science-fiction. L’ingénierie nécessaire au fonctionnement de la captation à la projection sont des enjeux scientifiques mais la dimension bazinienne de l’enregistrement du réel fait que le cinéma qu’ils le veuillent ou non, est condamné à produire du savoir. L’angle par lequel nous est transmis ce savoir construit de la fiction. Du choix de placement de la caméra, du choix de l’objectif jusqu’au montage, opère des décisions qui trahissent le regard de celui qui les a prise. On pourrait meme dire que se joue entre la captation et le montage une démarche scientifique, la monstration comme captation, la coupe/montage comme démonstration. Tout ça est dans le langage du cinéma depuis ses origines. La subjectivité qui émane de tout ça est grossièrement ce que l’on appelle fiction. Le regard contient les dimensions de savoir potentiel et de fiction potentiel. L’existence même de la caméra est en soi, l’accomplissement d’un siècle d’ingénierie et de croyances « fictives », par exemple, Edison travaillait aussi sur le nécrophone. La cinéaste hongroise Ildikó Enyedi a construit son œuvre dans ce croisement, entre mystique, ingénierie et fiction magique. Pour etre plus terre à terre, Chris Marker qui est l’un de mes cinéastes de chevets, n’a juré que par cet axiome. Les captations qu’il fait du réel sont toujours des constructions fictives, et il suffit qu’avant une photographie il nous indique que c’est le futur, pour qu’un tunnel des alentours de Paris deviennent une base post-apocalyptique. Mais dans cette image, nous sommes aussi frappés par l’état de la ville à l’époque, il y a donc un savoir qui transparait même des travestissements, des maquillages, des camouflages, des effets du cinéma. C’est toujours dans ces entrelacs que s’est construite la science-fiction au cinéma. Elle est devenue synonyme du cinéma lui-même.

Dans les documentaires de Jean Painlevé, il y a une attention à nous indiquer comment les captations des images que l’on voit des animaux des fonds marins ou autres sont obtenues. On nous indique le grossissement ou meme la manière dont sont projetés ces images. Dans sa démarche documentaire Jean Painlevé est conscient que l’ingénierie propre à l’optique et à d’autres disciplines fait partie de l’expérience cinématographique. Et pourtant il met clairement en scène des « tableaux ». Il ne peut s’empêcher de dramatiser ou symboliser les animaux qu’il filme, par exemple, de placer une pieuvre sur un crane humain. Ce qui est frappant puisqu’elle évoque tout un imaginaire marin fantastique, celui ou la mer est le lieu des forces qui dépassent l’homme. Mais aussi un simple rappel scientifique, l’homme meurt là ou prospère la pieuvre, nous sommes sur la même planète mais pas dans les mêmes milieux. En plus de nous apprendre par le regard à reconnaitre les mouvements respiratoires de l’animal, nous avons accès à la dimension métaphysique d’une expérience bien physique, notre expérience du monde est restreinte par notre biologie. La ou il faudrait des paragraphes comme les écrivent des Jules Vernes ou des Lovecraft pour nous faire ressentir l’effroi devant un rappel basique de la condition humaine, dans les documentaires de Jean Painlevé, une simple image suffit. Le cinéma par sa propre grammaire transmet un savoir sur le vivant, et donne meme l’intuition de la philosophie que ce savoir implique. On est deja dans de la science-fiction. Le reste consiste à remarquer la récurrence de ces images comme des idées qui passent d’un cinéaste à l’autre. A l’instar de l’histoire de la philosophie occidentale ou des idées passent d’un penseur à l’autre, d’une époque à l’autre dans une discussion qui continue depuis plus de 2500 ans au moins. Le cinéma à travers la science-fiction propose sa propre conversation sur les fondements des autres arts et sciences, mais avec la singularité de la matière en mouvement. Puisque c’est un art qui découpe de l’espace-temps, il est évident qu’il diffuse des idées beaucoup plus condensées et beaucoup plus rapidement que d’autres. Surtout depuis l’accélération cyberpunk des années 80. Mais ce jeu de plis et d’entrelacs permet aussi de complexifier la conversation. Il est étonnant de retrouver chez James Cameron sur sa planète Pandora, un lieu idéel, une pure création d’ingénierie cinématographique, les même plans que chez Jean Painlevé. Les yeux des animaux pour souligner qu’ils sont vivants ou morts, l’emphase sur la respiration, et surtout ces jeux de symboles sur la place de l’homme dans les différents environnements. Et ça m’a fait penser à une oeuvre plus récente qui justement évoque autant Marker, Cameron, que Painlevé. The Creator de Gareth Edwards contrairement aux gestes les plus évidents du cinéaste sur les échelles, le plan du film qui m’a le plus interrogé, c’est celui sur un singe qui fait exploser un tank. Pendant l’affrontement dans le village dans le dernier tiers, il y a une sorte de confusion, les rebelles-robots-indigènes d’un coté et les humains-augmentés de l’autre. Edwards joue bien sur la confusion propre à la guérilla qui est autant une tactique militaire qu’un mouvement cinématographique (cinéma guérilla). Il émule l’esthétique du cinéma guérilla qui est un cinéma dont la puissance se joue dans la crudité voire la cruauté des captations et la vivacité du montage. Dans tout ce chaos ordonné que met en scène Edwards, un détonateur tombe et au lieu que ce soit un robot-indigène qui le prenne, c’est un singe qui va appuyer dessus pour faire exploser le tank. Et dans l’esthétique de Edwards c’est un éclair de genie. Comme tout le monde l’a remarqué c’est un cinéaste qui maitrise les jeux d’échelles, donc les compositions donc les questions scientifiques liées à la création par des effets d’optiques. Mais ce que ça signifie dans la longue conversation sur la science-fiction c’est que le sujet que Edwards interroge à travers son cinéma, c’est celui de la perspective. L’esthétique dans la science-fiction est la thèse défendue par un cinéaste dans une vision socio-politique propre au genre dont il s’approprie les codes. Dans une oeuvre ou l’humanité se bat contre sa propre création, contre son futur dans une sorte de verticalité (que rappelle Nomad), de hiérarchie spéciste, Edwards décale le temps d’une explosion la perspective. Si les singes épousent les combats des « robots », c’est que l’humanité a deja perdu sa place comme organisme vivant au sein de la planète terre. Le singe par le décalage que sa présence opère remet une horizontalité dans l’œuvre que les humains refusent. Ce n’est donc pas un hasard si les périodes de la science-fiction au cinéma correspondent également à des époques de crises comme tout le monde le sait.

Koji Fukada dans Sayonara ou Tarkovski dans le Sacrifice filment leur époque. Pourtant l’évocation d’un argument de science-fiction hypothétique suffit à ce que l’ingénierie la plus minimale fasse que ce que l’on voit est leur présent qu’ils documentent mais aussi autre chose. Cet « autre chose », Tarkovski en est conscient quand il fait lui même une mise en abyme dans le Sacrifice avec une version miniature de la maison. Pour se joindre à la « conversation » ou au « forum » qu’est la science-fiction au cinéma, il faut avant etre au fait des « sciences » et des « fictions ». Dans les œuvres, une autre dimension du cinéma existe, les actualités cinématographiques. Je l’ai dit précédemment si la science-fiction est synonyme du cinéma et de son histoire, elle contient et émule l’ensemble des formes qu’a pris ce dernier dès les origines. L’actualité est critiquée et analysée autant que les raisons qui ont mené à l’existence de ces situations comme un état de faits. Selon les époques et les auteurs. Par exemple 3 œuvres ont traité de manière différentes de la guerre en Irak ou des guerres néo-coloniales. Pluto de Urasawa (mais je vais surtout discuter de sa version anime), Genocidal Organ de Project Itoh (mais je vais surtout discuter de l’œuvre cinéma de Shuko Murase) et Avatar de James Cameron. Dans les trois œuvres on comprend par analogies, par motifs et par symboles que l’on aborde ces guerres. Dans Pluto ça devient un conte philosophique qui en anime condense 70 ans (littéralement l’ensemble de l’histoire de l’animation japonaise de SF) d’esthétique de SF pour nous montrer la guerre sous le point de vue ce qui l’ont fait, donc comme une entreprise d’ingénierie sociale, comme l’œuvre d’un marionnettiste. Ce qui renvoie justement au question sur la robotique, si on peut envoyer des gens massacrer d’autres gens, quel est la différence entre ces gens et des robots ? est-ce que la société ne produirait pas des robots ? Sur ces mêmes évènements Genocidal Organ propose une autre vision, il existerait un « organe génocidaire » propre à l’humanité qui quand il serait activité rendrait possible les situations de guerre. Cet organe est activité, on le comprend pas le langage. En gros Genocidal Organ accuse l’échec du langage propre aux humains comme un échec de l’humanité entière comme notion philosophique. Mais pour ce faire l’oeuvre reprend justement tout un tas de code des films de guerre mais aussi des images de guerres (drones, caméra dans les casques, vision thermique) pour les faire se confronter à l’impasse de la guerre. On a accès à tous les points de vue, pourtant personne ne se comprend, pire encore, il y aurait des gens pour qui cela aurait un intérêt. Et Avatar à travers la transmutation de Jake Sully condamne les guerres coloniales comme des guerres capitalistes, donc inhérente à la vision moderne occidentale de l’homme dont il faudrait s’extirper. Cameron épouse les codes du cinéma classique hollywoodien pour accompagner le spectateur dans une sorte d’initiation à un monde qu’il aurait perdu ou oublié. Tout ça pour dire, les trois œuvres reflètent les actualités de leur temps à travers des formes différentes qui incarnent des sciences différentes. Il y a de la linguistique dans Genocidal Organ, il y a de la psychologie et de la robotique dans Pluto, il y a de la biologie et de l’Histoire chez Cameron. On peut aller plus loin, ce qui diffère par exemple entre Blade Runner et Blade Runner 2049, c’est que le premier digresse sur la biologie et le cartésianisme là ou le second est plus proche de questions d’archéologie et de sémiotique. Les deux ont des sortes de tropisme pour l’ophtalmologie puisque c’est la science des yeux qui permet le cinéma, idée du cinéma qui serait condensée dans la fameuse réplique de Rutger Hauer à la fin de l’original. Bref, de la cryptologie à la physique en passant par l’Histoire, la médecine, la géologie ou les théories les plus avant-gardistes des philosophes les plus expérimentaux comme Baudrillard, Derrida et j’en passe. Parfois même les croyances occultes ou para-scientifiques, comme la récurrence de la métempsycose ou de la mémoire akashique/ether chez les Wachowski. Il serait difficile pour quelqu’un qui n’a aucune connaissances des sciences de saisir le potentiel esthétique de la science-fiction au cinéma, et de rejoindre la conversation. Quand dans Pluto les personnages discutent de « la première loi » ou « seconde loi » de la robotique de Asimov, comme si c’était des vérités générales, je me demande ce qu’une personne de 13 ans qui regarde l’anime et n’a jamais entendu parler de Asimov comprend ? Quand dans Psycho-pass les personnages citent parfois directement ou paraphrasent Michel Foucault, je me demande parfois si une personne lambada saisit que la série ne fait que réfléchir sur le corpus de ce monsieur et que les enjeux dramatiques sont les observations du philosophe ? Quand dans Genocidal Organ le climax se déroule au Lac Victoria, est-ce que le public comprend qu’en réalité on a pas fait un voyage dans l’espace mais dans le temps pour remonter à l’un des berceaux de l’humanité biologique ? Ce n’est pas grave l’esthétique justement la question fondamental du cinéma devrait faire ressentir cela. Comme Oshii pli en 10min les méditations métaphysique de Descartes, en une scène virtuose de poupée russe et de répétition dans Innocence. Le cheminement sensible du cinéma précède la raison, comme le vécu serait plus riche de connaissances qu’une abstraction. Car c’est aussi le genre qui explicitement commente le cinéma depuis le cinéma par les moyens du cinéma, comme je l’écrivais dans le bouquin sur Oshii. Si vous regardez les documentaires making of de Avatar ou de Gravity, vous êtes deja en train de regarde la science-fiction. Dans une logique similaire à Jean Painlevé de voir Cameron dans un bassin avec des écrans qui montrent des flammes pendant que des acteurs avec des combinaisons pleines de capteurs, ça documente aussi un certain état de l’humanité. Il y aurait peut-etre autant d’émerveillement, de sensations, de savoir à tirer des documentaires sur la création de ces œuvres que des œuvres elle-même. Cameron était deja allé au bout de cette démarche avec Titanic, cette mise en abyme du cinéma sur lui-même. Il faut se rappeler que dans Titanic c’est un groupe de scientifique qui retrouve, analyse l’épave et en font des images. Ces dernières vont déclencher les souvenirs de la vieille femme rescapée qui va nous plonger dans ses souvenirs et démarrer la fiction dans la fiction avec la meme technologie qui a permis de créer des images de l’épave. L’œuvre contient à la fois un documentaire sur sa genèse et la fiction possible qui en découle, cette fiction prends la forme d’une oeuvre hollywoodienne similaire au cinéma de David Lean. Titanic c’est un documentaire sur des ingénieurs qui par la captation et la création d’images du navire vont provoquer un souvenir qui prend la forme d’un film de David Lean. C’est un film de science-fiction, sur la science, la fiction, sur un siècle de cinéma qui contient les espoirs romantiques et les dynamiques sociales qui ont marqué le 20eme siècle. Le micro rappelle le micro comme les images des fonds marins de Jean Painlevé nous rappellent les images de l’espace. Car la science ce n’est pas que le visible, si l’invisible est ce qui n’est pas encore ou ce qui a été, c’est aussi ce qui est mais qu’on ne peut percevoir.

Petite digression. Pour les gens qui ont grandi dans les zones marginales au grand flux économiques (mais bizarrement plus ancrées dans les flux culturels) comme c’est mon cas en Guyane, le cinéma avait automatiquement cette dimension scientifique. Quand on vient d’un trou perdu, les images de tous les écrans servent à décrire un monde qui nous échappe. Depuis le fin fond de l’Amérique du Sud, bien sur qu’il y a 15-20 ans, la simple vision des Japonais, New-Yorkais, Londoniens ou des Coréens de grandes villes était une vision du futur pour nous. Non pas dans des logiques temporelles, mais dans des logiques spatiales, il existait des endroits ou c’était le futur, chez eux, et des endroits ou c’est toujours le passé, chez nous. Le futur était une question de lieu, il était accessible par l’avion. La singularité de l’expérience guyanaise est que nous avons aussi la fusée, les fusées. Et j’ai eu la chance d’avoir fait partie d’un programme scientifique au lycée blablablabla qui promettait que des élèves allaient vivre une expérience Zero G, blablablbla on devait faire beaucoup d’expériences pour ça. Mais ça nous a propulsé pendant deux ans dans un monde ultra scientifique et paradoxal. Par exemple, on ne pouvait pas recevoir de commandes des magasins métropolitains à cause de notre « isolation » spatiale et économique mais on était probablement les gens de 16 ans qui étaient le plus au fait du fonctionnement du ravitaillement de l’ISS et de l’ISS en général. On avait accès qu’à une qualité restreinte de produits dans les magasins, mais par contre on pouvait discuter de Star Trek avec un astronaute un mercredi matin comme si de rien était. On pouvait se faire planter pour un rien en sortant du lycée, mais on voyait l’ensemble de la genèse de la construction d’une fusée et on rencontrait les militaires qui géraient l’acheminement. Entre ces deux situations, il y a le cinéma, un seul cinéma à Cayenne de deux salles (jusqu’à 2012 ou c’est ouvert le premier multiplex de Guyane lol). Au cinéma on faisait l’expérience du reste du monde depuis l’espace, depuis notre espace isolé et littéralement depuis notre science de l’espace. Tout était de l’ordre de la SF. Un film de Garrel était aussi fou qu’un film de Bong Joon-ho car de toute façon ça témoignait d’un monde qui au-delà de l’ingénierie cinématographique n’existait pas de toute façon dans mon quotidien, tout ça faisait partie d’un même lointain. On ne pouvait donc que travailler notre regard pour apprendre à trier dans l’ensemble de nos visionnages ce qui était potentiellement un savoir, et ce qui était une création voire une affabulation propre aux arts. Le cinéma nous forçait à l’aune de notre situation sociale à déceler de la fiction ce qui pouvait être de la science, par curiosité. Des documentaristes comme Castaing-Taylor et Paravel, des cinéastes comme Phil Solomon ou Mark Lapore voire Patrick Bokanowski était surtout de grands artistes de SF en meme temps que des cinéastes passionnants. L’autre chose c’est que contrairement à la jeunesse majoritaire occidentale, notre rapport au monde n’est pas totalement désenchanté. C’est l’effet d’habiter entre « les peuples premiers » comme les amérindiens qui ont des pratiques ancestrales et « les peuples derniers » qui lancent des fusées. Il était donc très facile de comprendre comment on passe de l’un à l’autre, et que cette vision du monde représentait un antagonisme seulement pour « les peuples derniers » qui pensent détenir une vérité. Le cinéma nous montrait bien tout ça, il était tout aussi facile de voir que l’horizon de la SF était toujours mythologique et qu’au final, les mecs qui lancent des fusées rêvaient les folies que d’autres vivaient, comme dans une sorte de cycle qui ne dit pas son nom. Le cinéma rendait tout ça évident, surtout la science-fiction. C’était surtout un miroir qui permettait de diffuser au monde une vision de soi. Et depuis le tournant des années 80, la science-fiction a forcé le cinéma à une introspection infinie. Tout ça devenait évident car ce n’était pas nous qui nous regardions dans le miroir, c’était juste ce monde lointain. Il était donc facile d’en apprendre les tenants et les aboutissants. Petit à petit, le science-fiction au cinéma transcendait les barrières de gouts ou d’émotions pour nous proposer une sorte de « deja-la » du monde virtuel, du monde des possibles avec ce miroir cyberpunk. Une partie de l’humanité avait glissé dans sa propre image. Il suffisait d’accorder une confiance tacite à ce que peut le cinéma, pour explorer tout un monde de futurs, de passés, de possibles. Il y avait un miroir sur l’invisible de la condition humaine qui se déployait. Dans Pluto, le docteur qui aide Gesalt le robot amnésique a retrouvé ses sens et sa mémoire s’appelle Dr. Hoffman. Bien sur c’est en référence à E. T. A. Hoffmann et à l’Homme des sables. Mais ce n’est pas aussi simple, dans le miroir, un autre Hoffman existe. Albert Hofman est l’inventeur du LSD en Suisse. Si vous êtes attentifs à ce que vous regardez Pluto commence en Suisse. Le cinéma dès ses origines est aussi une captation d’un réel intérieur. Le musicien aveugle dans le premier épisode de Pluto refuse que le robot puisse faire de la musique, il pense que les robots ne font pas partie du vivant et donc ne peuvent pas créer. Le truc c’est que comme il est aveugle il ne se rend pas compte que son jardin est un jardin français. Un jardin à la Le Notre, le truc avec les jardins de Le Notre c’est qu’ils sont l’application du cartésianisme, l’homme pourrait mettre de la raison, de l’ordre dans la nature. L’ironie c’est que cette pensée qui a provoqué l’auto-exclusion des « peuples derniers » du vivant. Le musicien ne se rend compte qu’après que le robot lui ait permis de se souvenir de son enfance que s’il refusait les robots, c’est parce qu’ils étaient son miroir.

Dans le monde des écrans et des miroirs, la grammaire du cinéma devient le langage le plus pertinent malgré elle. Et la science-fiction devient son créole. D’ailleurs Chris Marker et JLG ne faisaient plus que des œuvres de montage, comme le cyberpunk (dont Marker est le pionnier) l’indiquait depuis 40 ans. Si l’œil intérieur permet un amalgame des genres, des expériences, des images par le cinéma qui se dévoilerait pour dévoiler l’humanité, il y aussi un dernier truc. Dans l’œuvre la plus fameuse de Dziga Vertov, il y a le plan connu de l’oeil qui se superpose à la caméra au milieu de la ville. Je ne peux m’empecher de penser que les occurences ou les résonnances de cette images dans la SF, surtout depuis 40 ans souligne la dimension du cinéma, dans son ingéniérie donc la caméra comme un outil de surveillance ou de controle. C’est d’ailleurs le premier plan de Pluto, l’oeil de la caméra et un feu de foret (est-ce qu’il faut en dire plus puisque Blade Runner existe ?). Il y a un plan qui à chaque fois me fait glisser dans l’oeuvre dans Avatar 2, c’est quand le militaire regarde son lui passé expliquer à lui navi comment il est advenu. Ce qui me fait glisser dans l’oeuvre à chaque fois à ce moment c’est que la caméra flotte, elle épouse l’absence de gravité voire le regard aquatique du reste du film. Cette fluidité est aussi celle de l’évolution du personnage qui vient de passer de vie à trépas et de trépas à vie. Pourtant quelque chose me dérange, sa mort a été filmée et il revoit sa mort. La caméra potentiellement contient l’ensemble de son existence meme jusqu’à sa métempsycose, en gros il est prisonnier de cette caméra qui peut tout devenir. Je renvoie bien sur aux oeuvres de Harun Farocki ou de Hito Steyerl (qui sont aussi pour moi de grands cinéastes de SF). Un autre truc, c’est le plan sur un cerveau qui est dans Pluto et dans Avatar (mais dans des tas d’oeuvres). On pourrait d’ailleurs repprocher à Cameron de faire une cinéma-cerveau voire de ne filmer rien d’autre que le fonctionnement de son propre cerveau, mais dans le glissement psychédélique qu’il opère, on pourrait aussi dire qu’il dévoile sa pensée. Il met à nue ses propres idées devant la caméra après leur avoir donné une forme par une ingéniérie propre au cinéma. Rien ne peut échapper à la caméra, meme vos pensées sont désormais capturables. Il y a meme de ça chez Tony Scott ou chez Spielberg dans sa période des années 2000. La meme ingénierie peut etre au service du documentation qui n’est pas scientifique, et il faut rappeler que les inovations du 19eme siècle ont servi les machines de mort du XXeme. Le cinéma n’est pas exempt de cet suspicion encore plus quand il joue les Dr. Frankenstein. Je l’ai dit à l’extremité de la SF, il y a toujours une sorte de retour du mythologique. Bien sur la mythologie vient structurer ce que l’on ne sait pas encore, et c’est assez fou mais pertinent qu’à la fin d’oeuvres qui prétendent cumuler l’ensemble du savoir sur un sujet on nous parle de mythes. Dans Pluto c’est la mythologie greco-romaine par des yeux nippons, dans The Creator c’est le chamanisme, l’animisme et le bouddhisme, dans Ghost in the Shell ou Robocop, la mythologie judeo-chrétienne. Comme si aux limites de la science, il y avait toujours de la fiction, et que la fiction accouchait a foritori d’une science. Dans ce mouvement cyclique, reste la boucle qui permet le cycle comme une prison, comme l’objectif de la caméra, comme la cadre de l’écran. Il faut avouer que le mot « capturer » ou meme « capter » ne sont pas si positifs. C’est dans un monde restreint que se joue cette conversation, pour se comprendre il faut bien limiter le sens des sons possibles en langage.

La science-fiction serait donc au cinéma par sa construction perpétuelle, sa complexité exponentielle et sa dimension intuitive un moyen de regarder ce qu’il y a dans l’ensemble de nos expériences pour les dépasser. Les images sont des miroirs qui documentent l’état du savoir commun. Ca me fait penser à un cours universitaire par une spécialiste du Seigneur des anneaux dont j’ai oublié le nom, qui dit que l’oeil de Sauron voit tout sauf lui-meme. Et que le but c’est justement de ramener en son coeur ce qu’il ne peut pas voir. Que la conscience de sa propre existence suffirait à le faire disparaitre. Chose étrange les deux groupes antagonistes chez Tolkien vont dans le meme sens, ils veulent ramener l’anneau dans le mordor. Et depuis 40 ans, il y a de ça dans la science-fiction. Il faudrait plonger dans les horreurs pour les montrer, et il suffirait de les montrer pour que l’absurdité de leur existence les empeche d’advenir à nouveau. Je ne crois pas qu’il y ait un but à la quete du savoir de la SF, meme il y a une tendance au dépassement. Il y a quelques mois pendant la réforme des retraites, le syndicaliste Olivier Mateu rappelait ça, « il faut dépasser le capitalisme, mais pour dépasser quelque chose, il faut aller dans le meme sens ». C’est peut-etre ça, le cinéma comme science-fiction. Il serait bete de ne pas exploiter la machine qui permet de diffuser aux plus grands nombres et de la manière la plus dense un ensemble d’émotions, de discours, de découvertes, de savoir. Un ensemble de visions en capturant l’élément le plus rapide de l’existence, la lumière. C’est peut-etre pour cette raison que lors de sa carte blanche aux Cahiers du cinéma en 2016 ou 2017, Apichatpong Weerasethakul choisit Lifeforce de Tobe Hooper et Rencontres du troisième type de Steven Spielberg.

le désert inévitable

Dans The Survival of Kindness, il y a des trucs fascinants. Le plus évident c’est la confirmation presque par l’absurde que les Australiens ne peuvent pas dépasser leur histoire, ni la surmonter. Évidemment puisque c’est peut-etre le seul « grand remplacement » réel de l’Histoire moderne voire le seul génocide dont l’appellation est encore timorée en Occident pour des raisons qui me dépassent, alors que c’est un état parfaitement illégitime. Ainsi quand les cinéastes s’approprient le genre, peu importe ce qu’ils font, ils remettent juste en scène leur passé. Que ce soit pour faire de l’anticipation, de l’horreur, du fantastique ou autre, il est difficile de ne pas voir la boucle permanente dans laquelle est l’Australie. Et le plus rigolo c’est quand ils font des films de serial killer en se demandant « oh la la comment un monstre a pu apparaitre dans une communauté aussi restreinte ? », comme si la monstruosité à l’origine d’un tel pays n’était pas la violence tacite qui maintient tout le reste au quotidien, ou comme si c’était une colonie « normale ». Quand on regarde The Survival of Kindness on a l’impression de voir The Rover de David Michod sortie une décennie avant, on a l’impression de voir des morceaux de Wolf Creek de Gregg Mclean sortie près de 20 ans avant. Et on peut continuer comme ça pour remonter jusqu’à Mad Max. On peut meme remonter beaucoup plus loin, peut-etre jusqu’à Walkabout et Wake in Fright (qui sont peut-etre les deux trucs que tout le monde tente de refaire depuis 50 ans ?). Et probablement beaucoup plus loin pour les connaisseurs. Le cinéma australien ne semble être qu’une variation des mêmes évènements sous tous les angles. Le désert, la folie, la violence et des morts. Tout le programme d’une ile-continent qui se confond en une éternelle colonie pénitentiaire ou un asile à ciel ouvert au choix. D’ailleurs ça me rappelle un certain pays dans un désert plus proche de nous dont on parle beaucoup depuis deux mois, tout aussi illégitime d’ailleurs.

Mais l’autre chose qui m’a frappé, c’est que dans l’odyssée de la BlackWoman, j’avais un sentiment que j’avais pas ressenti depuis le revisionnage de Jauja de Lisandro Alonso il y a quelques mois au ciné-club Critikat (merci à Marin) et surtout depuis mes multiples visionnages de Memoria de Weerasethakul à sa sortie. Plus on avançait dans l’oeuvre, plus la durée des plans m’échappaient. Et bien sur l’une des raisons étaient évidentes car j’y pensais deja avec Memoria, c’est le silence. L’écrasante majorité de The Survival of Kindness est silencieuse. Et on ne se rends pas tant compte de ça, mais le langage, la parole surtout pour les langues qu’on connait, nous permet de mesurer, d’apprécier le temps. La parole, le débit des mots, le flot des phrases, le rythmes d’un échange sont une sorte d’intra-découpage qui double le montage. Et c’est frappant dans les œuvres silencieuses car on a l’impression qu’il y a une suite logique des plans, alors que la seule constante est souvent le corps de l’acteur qu’on suit. Mais on ne sait meme pas combien de temps on le suit durant un plan, combien de temps le plan dure, et donc la dynamique des plans entre eux si ce n’est par l’appréciation de l’espace qu’on nous montre.

Rolf de Heer joue avec ça quand au début il filme des fourmis de très près, puis dans un autre plan filme la serrure de la cage aussi grosse que la tete de la femme. Mais surtout le ciel étoilé. Bref en gros se confond le micro et le macro dans le silence, l’unité mutique de l’existence. Puis dans une autre partie du film, il fait un dézoom pour nous dévoiler qu’on est passé du désert à la montagne. Et en meme temps la femme se déplace dans le plan. Le jeu d’optique fait qu’on ne connait pas la valeur réelle de l’espace ni évaluer combien de temps il faudrait à cette femme pour le traverser. Pareil lorsqu’elle gravit la montagne. Nous sommes perdus alors que cette femme semble savoir parfaitement ou elle va sans indications. Et ça m’a rappelé un article que j’avais lu il y a très long (et que j’ai retrouvé en ligne pour l’occasion : https://www.pourlascience.fr/…/la-langue-faconne-la… ) à une époque ou j’étais plus intéressé par l’optique cartésienne que par l’optique de Nicéphore Niépce lol. Pour le résumer très grossièrement, certaines langues des aborigènes d’Australie leur permettent de se retrouver dans l’espace en 3D. En gros ils savent se situer dans l’espace à l’échelle des point cardinaux (donc de la planète), car les mots qu’ils utilisent désignent l’espace réel, et les cultures qui ont ses langages savent aussi utiliser les étoiles et autres, au quotidien. Ce qui signifie qu’un Aborigène ne peut pas se perdre en Australie tant qu’il grandit avec sa langue.

C’est là ou Rolf de Heer fait un truc intéressant, c’est que s’il fait cette oeuvre maintenant, alors que sa filmographie n’est pas maigre sur la situation des aborigènes, c’est que depuis quelques années, on sait qu’à la fin de ce siècle, beaucoup de langues aborigènes voire la majorité auront disparu pour de bon. Plus que d’accomplir la machine coloniale occidentale dans un énième génocide, ça prive l’humanité d’une culture qui était la preuve vivante d’un lien organique entre les hommes, leur culture et la planète. Que la pensée elle-meme pouvait s’accorder à un territoire au point que des gens puissent se repérer n’importe ou juste par leur langue. Et justement la confusion qu’il arrive à nous faire ressentir sur notre appréciation de l’espace-temps des formes cinématographiques est bien assez pour nous faire comprendre le fossé vertigineux qui nous sépare dans notre vision de la réalité, dans notre manière d’exister sur cette planète. Dans Jauja et dans Memoria ce sont les personnages que l’on suit qui subissent ces malaises spatio-temporelles, dans The Survival of Kindness c’est le spectateur lui même. Et c’est d’autant plus fou que le moment ou la BlackWoman parle enfin pour prévenir la jeune femme de sa mort à cause de la maladie, elles ne peuvent se comprendre. Comme une malédiction, les mots qu’elle prononce la ramène en 4 ou 5 cut à son point de départ (alors qu’il a fallu le film entier pour arriver là ou elle est), comme si la performativité de la langue la resituait dans son véritable espace, celui de la cage, de la mort. Car son mutisme attestait qu’elle avait en réalité deja disparu.

Contrairement à la fin de Fury Road, et son « we need to go back », The Survival of Kindness nous partage que même si vous retournez en arrière, c’est deja trop tard. Ainsi vont les variations des images australes, qui résonnent parfois comme des images astrales.

ANIMALIA/ LA MAIN/ LE MANOIR HANTE/LA MAISON DU MAL

Il est temps pour moi de revenir raconter n’importe quoi car les sorties sont en la faveur du grand délire habituel qui a lieu sur mon compte facebook, le « stream of consciousness » des sorties parisiennes. Bref. Je vois ici et là, beaucoup d’intuitions assez justes sur Animalia. Mais je suis désolé de vous apprendre que ce n’est pas si mystérieux que ça, une fois qu’on est « initié » sur le sujet. Car vous me voyez venir à des kilomètres, l’oeuvre est à propos du grand oeuvre. Ca parle d’Alchimie ce bordel. C’est évident par la présence de la couleur émeraude comme élément fantastique mais c’est surtout explicite quand le mari de l’héroine à la fin, cite littéralement un passage de La Table d’Émeraude de Hermès Trismégiste (passage que je m’amuse moi-même à citer sur cette page quand les œuvres s’y prêtent donc c’est d’autant plus frappant. Je rappelle au passage que Hermès Trismégiste n’existe pas, ce n’est pas une personne réelle…). « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ». Animalia est une sorte d’oeuvre comme une initiation, comme il y en a des plus en plus ces derniers temps (Ari Aster, Panos Cosmatos, NWR…). Comme quoi Kenneth Anger n’est pas mort en vain. Après on pourrait dire que la SF de Philip.K.Dick fonctionne un peu de la meme manière et que l’influence monstrueuse de Jodorowsky et Moebius également. Mais je trouve Animalia plus réussie que le truc de Alex Garland, qui tentait la même chose. Deja car c’est très difficile de faire croire à l’existence des formes de vie qui cohabitent dans un pays comme l’Angleterre dont la moitié de la faune a deja disparu lol, mais c’est un autre sujet.

Le truc qui me réjouit c’est que l’une des intuitions que j’avais avec le Miller l’année dernière ( ici https://kinotaksim.wordpress.com/…/godard-miller-godard/ ), pratiquement jour pour jour (c’est fou la vie), est exploitée dans l’œuvre de Sofia Alaoui. Le désert. Du moins le retour d’une sorte de métaphysique du langage dans son lieu de naissance, le désert. C’est en s’enfonçant petit à petit que la jeune femme retrouve sa langue (berbère), mais surtout retrouve les visions (du monde) qui vont avec et qui précèdent les concepts de l’Islam. Un peu comme dans certaines œuvres de grands cinéastes iraniens qui vont revitaliser l’imaginaire et la poésie Persane pour contraster l’impasse de la modernité des religions abrahamiques qui sont déconnectés du vivant. C’est n’est pas vraiment une errance mentale, et ce n’est pas vraiment une errance physique, c’est les deux en meme temps. C’est surtout que le dualité qui séparerait ou opposerait les deux est encore une fois, une idée de la modernité, du moins dans la forme dont on l’exprime aujourd’hui, et une illusion. Et que même les gens qui ont une culture musulmane l’ont sur une base cartésienne (puisque la présence musulmane durant 7 siècles comme première puissance de la méditerranée a permis la diffusion des mathématiques dont Descartes serait également un produit malgré lui…). Bref, je vais pas trop dériver. Mais j’aime bien quand la cinéaste nous fait ressentir la nouvelle perception du monde par des effets « simples » qui sont tout aussi intéréssants que les séquences psychédéliques. Par exemple, il y a ce dialogue entre la jeune femme et son mari dans une chambre d’enfant. Il y a quelque chose qui parait contre-intuitif voire étrange dans le développement de cette scène par le lieu puis par comment ce dernier symbolise au final le dialogue. La jeune femme reproche à son mari de fuir les choses plus profondes de la vie. Il lui demande d’arrêter et de dormir. Elle monte d’un ton. Soudain on se rends compte qu’il est recroquevillé dans le lit d’enfant et elle debout à lui demander de « grandir ». Ce qui semblait etre une discussion d’un mari et d’une femme est en realité une discussion d’une mère et son fils. Elle est une mère pour lui, mais elle est réellement une mère car elle est enceinte. Les degrés de réalités de sa relation avec son mari sont dévoilés. Elle sort de la chambre dans une sorte de plan étrange ou elle se retrouve au fond de l’image presque au troisième plan. La caméra bouge, et on se rend compte qu’on était devant un miroir. Puis soudain elle passe devant la caméra encore une fois dans un mouvement qui parait contre-intuitif, le temps qu’on réalise que la caméra filmait la réflexion d’une réflexion. En gros elle filmait un miroir qui réfléchissait un autre miroir qui lui même montrait la réalité découpée en 3 plans. Et comme si ce n’était pas assez, elle va sur un canapé, sort son portable. Elle va sur youtube ou lui apparaisse des tas d’images dans des images (puisque l’interface de youtube n’est qu’un carré qui contient plein de carrés avec des formes dedans), elle regarde une vidéo d’un mec sur fond de l’espace. Qui dit que les évènements étranges qui ont lieu au Maroc sont du à des etre intermédiaires « ni matériel ni spirituel » mais les deux, ou du moins, tout à la fois. Il y a un cut. Un gros plan sur le visage de la jeune femme qui est choquée par la découverte, la caméra se recule, et on découvre que les ornements sur le mur (typique d’ailleurs de l’architecture arabe donc du désert etc…) ont une forme en fractales. Elle est désormais dans un autre degré d’existence ou de conscience. Et c’est par cette esthétique que la cinéaste parvient à une forme de dérive qui est pourtant maitrisée, on a pas l’impression de regarder un film psychédélique qui se présenterait comme tel (comme chez Garland, Noé ou Aronofsky), et pourtant, c’est bien de ça dont il s’agit avec la particularité de retourner « à la source » (oui il y a un lac dans le désert) de tout ça par les espaces qui en sont à l’origine.

Une autre exploration de la psyché qui contraste la lumière de Animalia, c’est bien sur la Main. Qui est le versant obscur du meme sujet. Car si Sofia Alaoui prends son temps pour décrire la bourgeoisie marocaine déphasée avec le réel. La Main laisse aux spectateurs le choix de l’appréciation. Je crois que le truc se déroule en Australie. Mais il est évident que les deux jeunes femmes autour duquel gravite La Main viennent de familles aisées, donc de la forme la plus banale de bourgeoisie. Mais ce n’est pas tout. Le Spiritisme qui est l’argument, est depuis 150 ans peut-etre plus, une pratique des bourgeois des grands villes occidentales. Pourquoi ? pour les meme raison que dans Animalia, le plus souvent les artistes, les lettrés et autres de Londres, Paris ou New-York durant le 19eme siècle ont eux aussi fait le constat de leur déconnexion des cycles du vivant à cause des révolutions industrielles et de l’apparition des grands centres urbains. Comme ils ont perdu l’espace nécessaire aux pratiques paiennes (et ont refusé à raison, le cléricalisme et la liturgie chrétienne), en plus d’avoir perdu le savoir des traditions en échange de l’ordre « républicain »/moderne et de la méthode scientifique, ils ont voulu retrouver un semblant de connexion au grand tout de l’univers, de là vient le spiritisme. Qui est la promesse que depuis votre salon ou votre appartement vous pourrez accéder au monde « cosmique » ou à la totalité de l’existence donc aux morts (meme Victor Hugo a tenté, en fait surtout Victor Hugo !). A cela il faut rajouter la mode des occultistes et des syncrétisme orient/occident hérités du colonialisme bref, c’est un truc de citadins assez aisées pour avoir le temps de s’y adonner et surtout assez « éduqué » pour en avoir envie (car jusqu’à aujourd’hui les religieux et les prolos ont peur de ces pratiques qui justement sont vu comme « corrompues » par principe…). Il n’est donc pas étonnant que ce soit ça qui attire la jeunesse aisée mais « perdue » d’Australie. C’est meme assez logique (d’ailleurs c’est pour ça que meme dans l’Exorciste, ça se passe chez les bourges ricains blancs, et non pas chez les afro-américains qui pourtant sont plus aptes à croire cela, c’est d’ailleurs meme pour ça que la plus part des films d’exorcismes ou de possessions montrent surtout des familles blanches dans des grosses maisons ou des familles blanches désœuvrées dans les villes). L’autre truc avec La Main c’est qu’il se sert de cette fascination bourgeoise pour explorer un mal un peu à la mode dans la jeunesse occidentale, la dépression. La jeune femme au centre de l’œuvre souffre clairement de dépression qui empire par le spiritisme qui devient une drogue. C’est le truc assez fascinant, et en meme temps assez logique, puisque de « chasser le dragon » autant que le spiritisme sont deux activités apparues au meme moment dans la meme classe sociale et exprimant le meme « mal ». La jeune femme va donc se perdre dans une sorte de décompensation augmentée par La Main comme une drogue. Car si dans Animalia, il est difficile d’accepter la vie, dans La Main, il est difficile d’accepter la mort quand on est déconnecté de l’ensemble du vivant dans une existence vide. Et c’est dans ce gouffre de douleur qu’on accompagne la jeune femme jusqu’à son autodestruction. D’ailleurs on nous signale que le frère qui morfle souffre du même mal qu’elle au tout début du film. Après qu’elle soit venue le chercher, ils chantent tous les deux dans la voiture une chanson (j’ai oublié la popstar), ils sont synchronisés. S’ils le sont dans la joie, c’est qu’ils le sont aussi dans la souffrance. C’est ce que va montrer La Main, justement celle qu’on ne tend pas à ces jeunes dans une confusion totale et qui vont s’agripper à des paradis artificiels qui se révèlent être des authentiques enfers.

Il n’est pas vrai que les afro-américains sont totalement pris en dehors du fantastique psychédélique. Le Manoir Hanté vient justement réinscrire la tradition qui a quasiment un siècle maintenant du « southern gothic », et Justin Simien avec l’argent de Disney, tente de faire revivre la vision de la mort propre aux afro-américains. Comme dans La Main, c’est d’un deuil impossible dont il s’agit, parce que rationalité moderne (c’est tellement appuyé que le personnage est lui même un scientifique qui étudie la physique quantique…). Justin Simien est malin car il arrive à mettre en scène deux trucs propre au Southern, la « Maman » (nom que l’on donne aux prêtresses/voyantes Vaudou) et la photographie, du moins l’image. D’abord le Vaudou car c’est l’une des pierres angulaires de l’imaginaire « cosmiques » des USA, mais surtout c’est ce qui faisait que les afro-américains résistaient à une forme d’impasse moderne et ce qui a nourrit les arts dont la musique et surtout le Blues. Et la captation photographique ou autre qui est justement l’outil moderne qui révèle l’au-delà, je rappelle encore une fois que Edison et d’autres contemporains cherchaient en faisant la caméra ou en travaillant sur des procédés de captations, à voir l’invisible et le monde des morts. Également, truc tout con, mais pertinent, La Maison Hantée est une narration dans une narration. La transmission orale est aussi capitale dans les cultures du sud, car c’est dans les troubles de la mémoire et de la restitution approximative que les fantômes prennent la place d’exister dans une parole. Mais aussi de manière prosaïque, beaucoup d’écrivains du Sud ont eu des nounou noirs, ce sont elles qui leur ont transmis tout ça, par la parole. Car il est aussi question d’incantation, comme dirait je sais plus quel philosophe, on ne sait pas ce qu’on pense tant qu’on ne l’a pas dit, en gros la parole est un acte. C’est la base de la magie, le langage est une action, une vision, un virtuel. Bref, c’est un peu la base de toutes les conneries que je raconte depuis le début. Mais là ou j’aime bien le film c’est quand il exploite la plasticité des effets spéciaux actuels pour que Le Manoir devienne un espace psyché. Et surtout, comme j’en discutais ( ici https://kinotaksim.wordpress.com/…/alienoid-kingdom…/ ), il invoque au détour d’un plan Escher. L’œuvre bascule en un instant. Ce qui me procure une certaine joie puisque à ce moment, je me rends compte que Justin Simien et moi, on est dans le meme délire, donc il m’emporte avec lui jusqu’à la fin du trip. Et que c’est tout à fait normal de suivre Lakeith Stanfield dans tout ça, car il semblerait que d’œuvre en œuvre, sa filmographie ne soit qu’un seul grand trip dont il est le guide. Sa qualité d’acteur comme une sorte de afro-stoner (on a meme établi avec Coifman que ce serait une sorte de Johnny Depp noir), est justement ce qui maintient l’équilibre, il n’est jamais vraiment dans la réalité, et nous non plus. Mais là ou le deuil impossible est insurmontable dans La Main, dans Le Manoir il est dépassé quand on accepte les cycles de la vie comme une fête. Et c’est là, le truc qui fonctionne dans Le Manoir Hanté, l’ensemble de l’œuvre se veut etre un grand rituel, mais s’avère etre une fete de la vie comme de la mort. C’est la spécificité de l’héritage « Afro », il faut retrouver sa place dans « la communauté » puis dans la mosaïque du vivant, pour célébrer l’existence par delà la vie. L’invitation au Manoir est en réalité une invitation à Carnaval. Ce qui est en haut est comme ce qui est bas. Les sens sont célébrés, les corps sont libérés, et nos perceptions sont bien plus grandes que ce qui nous semblait.

Et donc pour finir tout ce blabla. Il y a Cobweb ou La Maison du mal, je crois, je m’en souviens plus. Il y a un truc intéressant, c’est qu’au début on dirait un film « réaliste » sur un gamin qui va etre possédé ou qui entend des voix. En réalité, les plans d’ensemble révèlent petit à petit la bizarrerie du truc, car rien n’est réaliste. Les parents sont comme des ogres, tout de noir. La maison est entourée de citrouilles. Il y a des portes cachés. On est autant dans Alice au pays des merveilles que dans une logique expressionniste du début du cinéma. il y a aussi un jeu avec les échelles. Et plus le film avance plus on se rend compte que l’espace de la maison en lui même n’a aucun sens, à part si on le prend comme un cauchemar d’enfants. Et l’oeuvre nous montre que la psyché d’un enfant « battu » serait en réalité beaucoup plus folle qu’une vision cartésienne du traumatisme. Bien sur il y a une sorte de structure de conte, mais la fin qui glisse ver le slasher, nous fait bien ressentir que l’œuvre est aussi malléable que l’esprit d’un enfant. Surtout quand ce dernier ne ferait plus la différence entre ses visions nocturnes et son réveil. Bien sur tout n’est pas fou, et je suis moins touché que dans les œuvres précédentes. Néanmoins, il y a parfois une justesse dans le délire. Et l’ambiance générale est assez opaque pour qu’il reste une sorte de nuages de désespoir à la fin de l’œuvre similaire à ce que l’on peut ressentir devant la J-horror. D’ailleurs le monstre ressemble à celui de Barbarian ou de Smile. Et j’ai deja exprimé ici que c’est selon moi l’influence de Castle Freak de Stuart Gordon qui bizarrement suit le même schéma que toutes ces œuvres récentes. Le truc avec Stuart Gordon, c’est que comme avec les cinéastes de la J-horror, l’ombre de Lovecraft plane au-dessus de lui. Et je crois que j’arrive à l’impasse de mon propre texte, quand les échos de Providence viennent me procurer des visions, ou il n’y aurait plus de bas et plus de haut.

A still from Animalia by Sofia Alaoui, an official selection of the World Dramatic Competition at the 2023 Sundance Film Festival. Courtesy of Sundance Institute. All photos are copyrighted and may be used by the press only for the purpose of news or editorial coverage of Sundance Institute programs. Photos must be accompanied by a credit to the photographer and/or ‘Courtesy of Sundance Institute.’ Unauthorized use, alteration, reproduction or sale of logos and/or photos is strictly prohibited.

Photo et photons

En regardant Brahmastra, je pensais au grand délire du « cinéma luciférien ». Deja, pour les Indiens c’est quelque chose de présent, nous on en fait tout un plat dans l’heroic fantasy ou dans tout un tas de trucs, pour eux, c’est simplement Diwali. Peut-etre que j’aurais du appeler ça le « cinéma Diwali » ? Bref. La lumière est donc au centre de l’oeuvre. Le truc fou c’est qu’ils en jouent de toutes les matières car ils ont les moyens d’un mega blockbuster. Des lumières naturelles, aux néons, en pensant par les éclairages numériques bref, tout y passe. Le personnage principal « Shiva » (oui) doit apprendre à contrôler le feu. Car il découvre qu’il est un membre central d’une guerre mythologique qui remonte au fondement même de l’Inde. Il est frappé de visions durant toute une partie de l’oeuvre. Sauf qu’un moment, ses visions se melent au présent et font glitcher l’image. Bien sur c’est léger (c’est pas du Perconte…), mais c’est assez juste pour que durant la minute ou l’évènement se produit, j’ai cru que c’était mon fichier qui buggait. Et là je me suis dit que Ayan Mukerji, le cinéaste, était assez fou pour aller au bout de sa logique de la lumière dans le plus gros blockbuster Hindi de l’année dernière. Il est dans les pas de Cameron, Miller ou Tsui Hark.

Les Indiens comme les Chinois n’ont aucun problème à assumer le faux comme faux et donc à exploiter pleinement les possibilités de la mise en scène numérique. Il y a dans Journey To The West : Demons Strike Back de Tsui Hark, une réplique entre deux personnages que j’aime bien qui explicite la démarche de Tsui Hark à ce sujet. Le moine arrive dans une ville contrôlée par une sorte de sorcière, et il ne comprends pas pourquoi les gens sont pris sous son charme puisque les miracles qu’elle produit sont clairement faux. Et la sorcière lui dit un truc du genre « c’est parce que je ne veut pas faire croire l’illusion. Il faut montrer le faux comme du faux pour que l’effet soit vrai », quelque chose comme ça. C’est là par exemple que ces deux cinéma ont embrassé totalement l’artificialité au coeur du cinéma car ils ont le sentiment qu’ils touchent quelque chose de vrai. Dans Bramhastra, la premiere heure rappelle d’ailleurs le Hollywood classique des années 50 dans le traitement des espaces, des éclairages et de la romance. On ne se dit jamais à aucun moment que c’est réaliste, mais on se dit que c’est juste, juste dans ce que peut le cinéma. Il n’y a donc pas de dualité inhérente entre la réalité et sa mise en image dans ces deux cinéma.

Le truc c’est qu’entre note conditionnement au langage du cinéma et le réel tel que nous en faisons l’expérience, il y a justement un endroit à explorer. Et c’est là que va se loger Bramhastra dans sa deuxième partie qui a une sorte d’étrange virtuosité. Ce n’est pas contre-intuitif de montrer ce qui n’existe pas de manière impossible au contraire, comme une sorte de loi abstraite on s’accommode très bien que moins fois moins fassent plus. Si on revient à une sorte de base matérielle, notre oeil n’est pas fiable, la réalité telle que nous en faisons l’expérience n’est qu’une vision partielle et amoindrie du vivant et de la matière qui existent réellement. Je dois avouer que pour ma part, je n’ai pas besoin d’utiliser de grands raisonnement pour comprendre tout ça, il suffit que je ferme mon oeil gauche et mon oeil droit me rappelle la certitude du trouble au coeur de nos limites organiques. Concernant la camera, je vais aller au bout de mon délire luciférien (Diwalien ?), les photons qui sont constitutifs de la lumière ont une double propriété, onde-particule. Si on le voit comme une dualité, on pourrait aussi le voir comme une continuité voire une fluidité. Ainsi par effet de synecdoque, on pourrait se dire que les meme effets s’appliquent à la lumière dont nous faisons l’expérience. Et c’est d’ailleurs je crois l’un des horizons du cinéma numérique, d’arriver à une lumière fluide voire une lumière liquide. Alors que le cinéma « chimique » nous donne une idée de ce qui est possible entre fixation de la lumière solide (photogramme) et continuité, mouvement, onde (projection ou du moins déroulement des captations). Et si on considère que le cinéma (du moins la caméra et le montage) sont des outils de connaissances, cad des choses qui ont une valeur scientifique dans notre rapport à l’existence, il se peut que les connaissances qu’il nous apporte dépasse nos limites empiriques dans une sorte de débordement de la conscience. D’ailleurs on découvre très récemment que le satellite James Webb qui a donc juste une meilleure qualité de captation de la lumière remet en question notre vision de l’univers. Le cinéma nous donne aussi à voir et à ressentir l’existence au-delà de ce que nous pouvons, meme au-delà de la subjectivité (donc reve, délire, hallucination…). Il peut nous donner une idée des dimensions de la matière et des corps qui existent comme des sortes d’intuitions.

La scène de glitch m’a justement donné l’impression que la réalité m’échappait à ce moment à l’instar du personnage de Shiva. Il y a eu quelque chose du vertige, mais du vertige devant l’expansion soudaine de ce que je pensais exister à l’écran, et en quelque sorte de la réalité. Et ce sentiment m’est resté jusqu’à la fin ou justement j’acceptais de manière totalement fluide tous les évènements de plus en plus épiques et improbables qui s’enchainaient comme une sorte de logique organique du monde. Ce superposait à ça, tous les discours des personnages, sur l’amour, la lumière, le cosmos. Et comme dans trois mille ans à t’attendre, dans The Way of Water ou dans des Tsui Hark, j’avais l’impression non plus de voir des images mais des visions, que la fluidité était telle que l’on arrivait à un degré de partage sensible assez troublant. Bien sur Brahmastra n’est pas au niveau des oeuvres que je viens de citer (il aurait pu s’il avait un meilleur équilibre…), mais cette dernière heure qui combine tout ce que peut le cinéma numérique dans l’espace-temps qu’autorise le visionnage était assez fou. Et le truc c’est que quand Shiva se transforme, je n’étais pas surpris, ni excité, j’étais soulagé comme si mon corps lui meme exprimait la transcendance du personnage de manière aussi prosaïque que ma propre respiration. Le vertige c’est que justement il n’y en avait pas. Car si cette lumière m’avait donné à voir des choses impossibles, j’avais la certitude trouble qu’elles existaient de toute façon.

Et je crois que c’est pour ça que depuis l’accélération numérique du cinéma, les structures qui mettent en scène ce potentiel sont souvent mythologiques. Après tout, la mythologie n’est qu’une explication sous une forme esthetico-narrative des évènements du réel dont nous pouvons sentir l’existence mais dont le fonctionnement matériel nous échappe. Il est donc pertinent dans une certaine mesure que le cinéma s’approprie cette forme pour explorer l’inconnu de la lumière tant que le regard humain est en son centre. Je parle de luciférien ou de Diwali. Mais j’aurais pu retourner aussi à l’un des fondements de la culture judeo-chrétienne. Fiat lux et fiacta est lux. La religion hébraïque est aussi celle que permet la lumière et le verbe. Sauf que le verbe est texte. Le texte nécessite la lecture, le déchiffrement de signes et de symboles organisés dans la matière du réel par notre propre regard, par nos visons. Bref, par notre oeil. Le glitch au coeur de mon expérience de Brahmastra est de cet ordre. La lumière m’a fait défaut et m’a ramenè au sublime de ma condition, qu’elle soit numérique ou matérielle, elle m’avait rappelé la fragilité de ma propre existence. En une demi-seconde, il m’avait semblé que les ténèbres de la suture qui lient les images étaient devenus l’ordre rassurant du monde. Et je dois avouer qu’il y a un frisson singulier ressentir comme réconfortant l’ordre du néant complet. C’est peut-etre ça que combat Shiva, l’incarnation même de la somme de toutes les peurs, le néant par la lumière.

Et que le cinéma ne fait que commencer son exploration, sa connaissance et sa reconnaissance.

Mais sinon c’est aussi que j’aime bien quand y a beaucoup de sons, beaucoup de lumières et beaucoup de couleurs !

Or fièvre

Quelques trucs vite fait sur mon film favoris de ce début de mois (d’abord je dois vous dire de venir voir Combustion Spontanée présenté par Kiyoshi Kurosawa à la cinémathèque, car ici on considère que Tobe Hooper est un grand cinéaste !). Du coup, Goutte d’or de Clement Cogitore. Il y a un truc que j’adore depuis son premier long, c’est son approche ésotérique des tensions sociales voire géopolitiques dans Ni le ciel ni la terre. On pourrait voir un truc presque Rivettien, dans son jeu avec des symboles et des situations banales qui basculent dans un truc magique mais dont personne ne semblent douter. Dans son premier long ça se traduisait par la disparition, et puis une logique de contamination, assez « classique ». Puisque la contamination est le truc qui occupe le cinéma occidental et surtout US depuis 40-50 ans, et surtout depuis Carpenter (les plus audacieux diraient que c’est depuis l’arrivée de la psychologie et donc de la littérature fantastique bref).

Ce qui est plus intéréssant, c’est que dans Goutte d’or ce n’est plus une somme d’évènements dont on doit accepter l’absurdité, mais un système qui existe en parallèle, voire dans les interstices de la vie parisienne (c’est pour ça que l’oeuvre bascule dans un cut, on ne sait jamais ce qu’il y a entre les choses que l’on pensait savoir). C’est d’abord fascinant car dans une logique Rivettienne on nous dépeint qu’il existe un autre Paris dans Paris, celui des immigrés et des « français d’origines », celui dont justement tout le monde parle depuis 20 ans mais ne comprends pas. Celui qui a meme une économie parallèle, une « police » parallèle, bref toute une organisation sociale et toute une hiérarchie. Bien sur ce qui lie ces gens est autant spatial (ils vivent tous dans les meme quartiers du nord de Paris) dont le quartier de la Goutte d’or serait le centre du Royaume que symbolique (ils partagent des croyances communes ou du moins des cultures qui se rejoignent dans la croyance d’un monde « magique »). Car il s’agit bien de ce système, bien sur, on pourrait dire que c’est le cas dans les films de mafieux ou dans les films de yakuza qui rejouent des guerres féodales, donc des histoires de royaumes. Mais là ou Cogitore est plus malin c’est qu’il décale le truc, d’ailleurs NWR au début de l’année a fait exactement la meme opération. Il a fait ressurgir la logique féodale et donc toute l’organisation ésotérique, et les croyances qui vont avec du monde des mafieux de Copenhague. Ce qui met toujours les situations dans un entre-deux, tout se joue toujours sur plusieurs niveaux tout le temps.

Il y a donc des moments qui de manière fugace feraient presque penser à des lieux communs d’heroic fantasy tellement Cogitore (comme NWR) pousse cette idée à l’extrême. Par exemple, l’un des jeunes garçons errants dit au personnage Leklou « tu ne dois pas utiliser ton vrai nom sinon c’est fini » ou le fait que ce meme personnage doive utiliser une formule pour rentrer chez son père (qui est lui meme une sorte d’ermite). Bref, le verbe détient une puissance sur la matière, c’est la base meme de la magie (il faut quand meme noter que le personnage de Leklou s’appelle Ramses). Et c’est d’ailleurs le jeu de la première partie de l’oeuvre, Ramses arnaque les gens par des mystifications technologiques (ils volent les infos par ordi) mais en réalité, il réussit à les avoir grace à la narration et la cérémonie dans laquelle il les entraine, encore une fois, il a le pouvoir du verbe, c’est un mage. Ce qui est explicite chez les jeunes garçons errants qui le reconnaissent tout de suite pour ce qu’il est alors qu’il est lui meme perdu dans l’interstice. Toujours en mouvement, toujours dans deux endroits en meme temps (souvent au téléphone alors qu’il est deja en train de discuter avec quelqu’un), toujours entre le sommeil et l’éveil. Il est meme cadré dans les coins de portes, dans des endroits exiguës, son appartement est d’ailleurs bizarrement toujours traversé par des gens visibles ou invisibles. Dans un premier temps Cogitore nous montre qu’il est coincé dans les flux économiques, en gros ce serait sa condition marginale d’arnaqueur qui l’oblige à mener cette vie, il est toujours entre deux flux d’argents, il en reçoit ou il en donne. Mais on comprends par le basculement que tout ça était plus souterrain. Car en réalité Ramses ne veut pas assumer ce qu’il est, ni meme son pouvoir.

Il y a un an sortait un film étrangement similaire, Nightmare Alley de Guillermo Del Toro. La ou je trouve Goutte d’or plus fort que Nightmare Alley, c’est que Del Toro perd un peu du coeur de ce qu’il met en scène par le fait que ce soit un remake, d’une oeuvre qui est une mise en abyme du spectacle et de l’illusion. C’est à dire que Del Toro est aussi dans cette logique ésotérique mais sa superposition de différentes couches symboliques ne donne l’impression que d’assister à un simulacre de simulacre, aussi juste soit-il. Là ou Cogitore se nourrit de la matière réelle, de la vie elle-meme dans les quartiers les plus vivants de Paris. Car si Del Toro et ses affects chrétiens sont fascinés par la cruauté (oui les meilleurs films de Del Toro sont les plus cruels, Le Labyrinthe de Pan, Crimson Peak en tete…), il a du mal à l’assumer sauf à deux ou trois reprises dans sa filmo ou justement la cruauté lui permet de mettre en scène la matière meme du vivant, celles des corps et de la vie pour la célébrer/la défendre. Et ce n’est donc pas un hasard si c’est aussi les 3 films de Del Toro ou le sang occupe une place centrale (d’ailleurs je crois que le mot cruauté ou cruel a pour origine la vue du sang quelque chose comme ça). Cogitore par justement l’explosion de mouvements, de vies, de gueules différentes, de cultures, n’a pas besoin de ça. Et surtout n’est pas traversé par ces passions chrétiennes, il est dans la logique antérieure. Ce n’est donc pas un hasard non plus si ces deux long-métrages ont une vision ésotérique liée au Moyen-orient. Car c’est le berceau même du langage en occident et donc si ce dernier aurait un pouvoir, si la magie devait venir de quelque part, elle ne pourrait venir que du désert. Le personnage de Leklou, Ramses ne serait donc au final hanté que par la puissance de son propre nom, il devrait accepter d’etre un voyant et un roi. Le film nous montre sa transformation presque alchimique (le titre Goutte d’or, joue lui aussi avec ces significations), il y d’abord l’oubli de sa fausse identité et la transe devant la découverte du garçon mort. Il y a l’abandon de ses possessions, il donne son argent partout et à tout le monde autant que son appart pour fuir. Et il y a une sorte de transformation quand il assume enfin de « continuer » ou de prendre son role quand il met les vetements de son père, puis ceux des jeunes garçons errants. Et enfin la transfiguration quand il décide après avoir récupéré son portable vide (donc qu’il réalise que plus rien ne le retient à sa « fausse » vie), de fuir avec les jeunes hommes dans un lieu qui est symboliquement une forge. Avec du feu partout, c’est autant l’athanor qu’un feu purificateur. Bref, Cogitore met bien en scène un cheminement ésotérique dont les cultures africaines qui justement remplissent les vides de la modernité capitaliste occidentale à tous les niveaux viennent faire émerger des figures mythiques. Mais ces figures ne sont pas là pour sauver, ni pour condamner. Ce n’est pas la logique US. Elles sont là pour faire le passage, pour etre des ponts. Entre le monde visible (Paris) et invisible (Maroc). En devenant « un mage », Ramses accepte les pouvoirs et les responsabilités de son « royaume ». Il devient un passeur entre une culture qu’il utilisait mais rejetait, entre ces deux pays, entre la souffrance matériel que provoque un système avec lequel il fait enfin sécession et le profit qu’il en tirait. Il transforme le plomb de sa vie aliénante en quelques gouttes d’or, qui seraient en fait ces garçons de l’ombre qu’il décide de guider à l’aune de sa propre lumière.

D’ailleurs en parlant de « pouvoir du verbe », la différence entre le titre français et internationale vend deja un peu l’opération que fait le film. Ici, c’est « Goutte d’or », pour le reste du monde c’est « Sons of Ramses ».

Demon Slayer – Saison 2

C’est la fin de la saison 2 de Demon Slayer, la fin de l’une des étapes de l’oeuvre-évènement qui marque encore une fois une date dans l’histoire « du shonen » (si une telle chosse existe). Il y a près de 20 ans, je me laissais emporter par l’histoire des frères Elric et leur alchimie, il y a 10 ans l’adaptation finale en anime de leur aventure marquait une date dans « l’histoire du shonen », ou disons juste du manga/anime d’aventure. C’était fou que l’histoire la plus ambitieuse sur la quete de deux frères dans un monde qui condensait l’ensemble des imaginaires et des symboles de l’Occident du XIXème et du début du XXème siècle pouvait etre aussi accessible et aussi touchante. Et nous apprenions l’une des leçons tacites du manga (que d’autres générations avaient connu), les meilleures histoires de garçons sont écrites par des femmes. Hiromu Arakawa avait synthétisé depuis sa petite ville de Hokkaido tout un ensemble d’éléments qui rendait l’oeuvre aussi virtuose que ce dont elle s’inspirait. Les inspirations étant Dostoïevski, Goethe, Bram Stoker, Mary Shelley, La Cabbale, la Bible, et toute la tradition ésotérique occidentale et orientale…rien de moins. C’était Fullmetal Alchemist : Brotherhood par le studio Bones en 2009. C’était surtout une énorme partie de ma jeunesse.

Il ne fallait donc pas moins qu’une autre mangaka, qu’une autrice pour sortir le shonen du désert et de la torpeur dans laquelle il était enfermé depuis. Koyoharu Gotōge se lance dans Demon Slayer en 2016. L’adaptation animée tombe à pique en fin 2019 et propulse ce manga qui parle de la fin d’un monde au sommet, quelques mois avant la « fin d’un monde » réel au début 2020. Car Demon Slayer a cette chance de résonner avec la période. Et Ufotable qui se charge de l’animation a parfaitement compris ça. Si j’avais deja beaucoup écrit de trucs sur le film, je dois le refaire car la saison 2 va plus loin lol. Cette fois Ufotable choisit non plus d’illustrer, mais comme dans ses adaptions de Fate, d’incarner. Dès lors l’anime expose des éléments dans les 3 premiers épisodes qui seront poussés à l’extreme en suivant le principe explicite de ce qu’est l’animation par « essence », fluide. Et pour exprimer cette période de transition, il n’y a rien de mieux que d’accepter la fluidité du monde. Dans l’épisode 02 et 03, les protagonistes se font passer pour des geisha dans « le quartier des plaisirs » pour trouver un démon. Cela ne provoque aucun trouble car justement ils sont soit vu comme des hommes qui s’habillent en femme par les prostitués ce qui est justifié par l’une d’entre elle « tu dois avoir tes raisons », soit leur beauté leur permet effectivement d’etre considéré comme des femmes. Bref, l’androgynie et « le trouble du genre » propre à la culture japonaise cristallise ici le coeur de l’arc, ces adolescents (donc dans une période de transition) vivent la transition du Japon (l’occidentalisation et l’industrialisation de Meiji) et sont pris dans une guerre ancestrale entre l’ancien monde qu’ils tentent de faire survivre et le nouveau monde, celui des démons. Du micro (leur corps) au macro (l’époque et la société) tout est en transition. Il est donc normal qu’ils épousent implicitement tout leur etre (féminin et masculin, eau et feu) pour se perdre dans la bataille ou l’on ne peut gagner qu’à travers la TRANSformation (qui est le symbole du manga/anime pour les jeunes).

Ufotable prends acte de tout ça est va pousser l’animation le plus loin possible dans cette logique en la rendant la plus fluide possible, et en transformant notre vision de ce qu’est l’animation japonaise. Dès les premiers épisodes, les mélanges entre éléments en 2d et 3d deviennent de plus en plus flou, au point ou justement seul le mouvement peut nous donner une image claire (ce qui est paradoxal, mais c’est aussi l’un des coeurs de la série, et du shonen en général, le monde ne se révèle qu’à travers le mouvement voire il existerait une vérité presque cosmique dans le geste d’ou le fétiche pour les techniques, le nom des techniques etc…c’est je crois l’héritage bouddhiste ou taoiste assez explicite du shonen, la répétition, le mantra blablabla). Et surtout les différentes habilités des personnages vont faire partie de la grammaire de la série. Comme si elle créait sa propre mise en scène en avançant. Par exemple dans l’épisode 03, Inosuke doit poursuivre la ceinture du démon, il ne peut pas la voir mais peut la sentir, jusqu’au moment ou il frappe un mur pour tenter de l’attraper. Ce coup fait changer l’image qui devient en 3d et surtout devient une image « sonore », ou du moins en mode sonar. On ne le sait pas encore, mais ces images « sonores » sont en réalité celle du pouvoir d’un autre personnage, Uzui, qu’il dévoilera dans l’épisode suivant. Dans la meme logique dans l’épisode 06 ou 07, Zenitsu et Inosuke rejoignent le mexican standoff entre les démons, Uzui et Tanjiro. Pendant qu’ils discutent, il y a soudain un insert impromptue et super rapide sur le pied de Zenitsu qui est surprenant car il « sort » le spectateur de la scène avant que mois d’une minute plus tard, ce dernier ne fonce sur l’un démons et sorte littéralement de la scène. En gros son pouvoir qui est l’électricité et donc la vitesse, est tellement diluée dans la mise en scène qu’il affecte le spectateur avant meme qu’il affecte les ennemis. On subit donc la vitesse de Zenitsu autant que les autres personnages. Car cette fluidité permet aux spectateurs de s’immerger dans l’action à la hauteur des personnages, car le régime des images est similaires à celui du cinéma hongkongais de l’age d’or, cad que ce n’est plus un régime narratif mais sensible. Les images restituent un ensemble de sensations avant de faire avancer une quelconque narration. Le génie de Ufotable c’est qu’ils parviennent à faire les deux en meme temps, simultanément, avec des effets de montage ou des effets spéciaux qui se jouent à la seconde près. (comme la meuf démon qui subit des PTSD cellulaire lol. L’idée est ouf, la meuf a des PTSD d’une autre personne parce qu’elle partage les cellules et que la peur de sa propre mort fait revenir les souvenirs refoulés donc des images inédites qui deviennent des images clés [car on découvre que Tanjiro suit la voie de son père]…C’est dans l’épisode 06)

Le regard du spectateur est au niveau du regard des protagonistes parfois, il se confond meme aux regards des protagonistes. Avec les vues subjectifs et les flash-back. Toute cette logique assez virtuose autant que les expérimentations 3D/2D notamment sur le feu (qui joue le role symbolique d’unir tout les enjeux de la saison à partir de la mort de Rengoku dans le film) rend la vision de Demon Slayer presque physique. Et les épisodes 09 et 10 atteignent des sommets que je n’ai pas vécu depuis 2009 en regardant Fullmetal Alchemist: Brotherhood quand le vertige narratif se superpose littéralement à un vertige physique, qui devient pour moi une véritable expérience esthétique pure. A partir de là, les gens de Ufotable pouvaient nous faire croire ce qu’ils voulaient, on les auraient cru jusqu’à la mort. Tout ça pour se finir évidemment une explosion, cette logique fluide aqueuse de l’oeuvre, est aussi un « opera ». Car la fluidité de la série, et aussi celle qui est propre à la musique qui en réalité va baigner toutes les scènes un peu comme chez Oshii. Elle va meme signaler l’invisible, quand Tanjiro se retrouve face à Daki (la meuf démon), et que la musique s’emporte car ce que nous savons pas c’est qu’il est face à son miroir. Daki porte en elle son frère, et Tanjiro porte sa soeur, la première apparition de Nezuko dans cette saison se fait lorsque Tanjiro décide de se battre contre Daki. Ce que la musique nous fait comprendre à la fin de l’épisode 04 (alors que tout deviendra clair dans l’épisode 07), c’est que le combat est celui de Tanjiro et Nezuko contre leur double negatif (car encore une fois, ils doivent épouser tout leur etre pour transcender la binarité/polarité du monde, donc leur colère et leur ressentiment que symbolisent les frères et soeurs demons). C’est pour ça que ce sont eux qui concluent cette saison, dans une image qui en plus va rendre explicite cette esthétique fluide/dilluée, ou les couleurs des deux personnages vont déteindre sur un fond noir, avant que les deux se rejoigent dans le feu. Bref, il y aurait des tas d’autres trucs à dire sur cette saison. Demon Slayer vient dans de marquer pour la 3ème fois, l’histoire du shonen (si une telle chose existe).
Et bien sur comme j’ai commencé en parlant de deux autrices, deux mangaka. Je vais terminer en citant une autre autrice, une autre mangaka pour ne pas rester dans la binarité…

« Le premier qui me vient en tete est Demon Slayer. Ca peut sembler un peu bateau de citer ce titre, qui est l’un des plus populaires du moment. Mais je trouve qu’il possède vraiment un truc différent. Si on le compare aux productions actuelles de Jump, il a clairement un ton à part une singularité rafraichissante. On ne sent pas qu’il exploite ad nauseam les memes ficelles que les autres. Dans le dessin comme dans la narration, les choix de l’autrice sont toujours assez surprenants. Demon Slayer est une oeuvre presque anachronique, et c’est peut-etre pour ça que je l’apprécie autant : elle ne ressemble pas à ce qui se fait aujourd’hui, et m’a rappelé les vieilles séries que je lisais dans Jump quand j’étais enfant. » – Q-Hayashida dans ATOM #19

Memoria

Beaucoup trop de trucs à dire et à penser sur Memoria. Après avoir vu le film plusieurs fois, je suis toujours aussi empêtré dans ce reve éveillé, au moins j’ai la certitude que le film existe en dehors de mon cerveau. Par contre ce qui s’y déroule, je ne peux en être sur. Il y a donc quelques rêveries qui me viennent en tête à chaque visionnage. Ca donne des trucs comme ça.

Il y a quelques années je regardais Mushishi avec ma copine. Alors que je regardais l’anime pour la énième fois (oui j’ai presque regardé ce truc en boucle durant la décennie dernière avant de me coucher, soit j’ai tout vu plusieurs fois, soit je même suis endormi devant le même épisode chaque année. Je ne sais pas…J’ai arrété pour dormir devant du Malick à la place de toute façon lol), elle dit un truc qui a changé ma vision de l’œuvre, elle dit « je crois que ça se passe dans le futur ». Je pense qu’il va de soi que lorsqu’on regarde Mushishi, on se dit que ça correspond à une sorte de passé fantasmé du Japon entre la fin du XIXeme et le début du XXeme. En réalité, plus je me demandais pourquoi elle avait dit ça, plus je me rendais compte qu’il n’y avait rien qui justifiait que Mushishi ne se passe pas dans le futur, qu’il soit post-apo, techno-chamanique ou tout ce que vous voulez. En un sens de fantasmer le passé serait la même chose que de donner sa vision du futur. Et il n’y a pas plus « weerasethakulien » que Mushishi qui est un anime/manga ou l’on suit une sorte de chamane/docteur/érudit qui guérit les maux spirituels des gens qu’ils rencontrent durant sa vie qui n’est qu’une sorte d’errance. Durant l’un de mes visionnages de Memoria, je me rendais finalement compte que les séquences de l’oeuvre ne répondait pas à une logique narrative mais à une logique spatiale. En gros, elles ne sont « homogènes » que lorsqu’elles se déroulent dans le meme espace. A partir du moment ou Jessica/Tilda Swinton change de lieu, en réalité, le plan suivant pourrait etre n’importe qu’elle autre séquence du film. Pourtant tout parait cohérent. Mais les discussions qu’elle a avec sa famille ou d’autres personnages montrent toujours qu’elle est soit en avance, soit en retard. C’est comme si on suivait un flux de conscience depuis le mouvement du flux. On est peut-etre dans le futur, peut-etre dans le passé. On ne sait jamais, l’eau de la rivière ne s’arrête jamais, ce sont les gens qui s’arrêtent.

L’autre truc qui m’intéressait, c’est ce que j’ai appelé tout seul comme un con dans la salle « l’hypothèse du chien fantôme » (en hommage à Raoul Ruiz, big nerd energy). Au début, la sœur de Jessica qui vient de se réveiller sur son lit d’hopital, lui explique qu’elle croit que le chien mourant qu’elle a trouvé et a oublié est la cause de sa malédiction et donc de sa maladie du sommeil. Durant la première partie du film, le chien est étrangement lié au bruit, au point qu’il y ait une séquence ou Jessica croit qu’un chien la suit après qu’elle ait marché sur la trace de sang devant la maison. Bref, ça rejoint le mouvement beaucoup plus évident du film qui oscille entre les vivants et les morts. Le dialogue entre Jessica et Juan va d’ailleurs révéler que la mémoire du cinéma est dans le film puisque Juan dit à Jessica « Tu dois faire blablabla car Paul est mort » ou du moins pour Paul. Le nom de famille de Jessica est Holland, Paul Holland est mort. C’est Vaudou de Tourneur, elle marche avec les zombies. Et pourtant ce n’est qu’une piste que le film prend pendant quelques instants avec Hernan le musicien quand il propose d’aider Jessica avant de disparaitre. Comme si soudainement ils étaient en couple, c’est le seul moment qui est filmé camera à l’épaule. Copie Conforme de Abbas Kiarostami.

Un autre truc qui est évident dans la mise en scène, ce sont les jeux de miroirs. Il y a deux plan-séquences dont la durée est justifiée simplement par la présence d’un miroir dans le champ, le premier plan du film et le plan de sa visite au conservatoire de musique ou elle descend les escaliers. On pourrait rajouter que dans les restaurant, l’image est séparée en deux, avec bien sur l’enfant au centre, entre la raison (les parents) et le reve (jessica). Du coté de Jessica, il y a un meuble ou l’on discerne son reflet. Il y a deux Hernan, un jeune et un vieux, un musicien et un ermite. Peut-etre que c’est le meme. Peut-etre que Hernan est mort, il y a longtemps et que ses souvenirs sont des sons pour Jessica qui deviennent des images.

Il y a aussi les deux montagnes des deux Hernan. Le premier lui montre une « montagne de son » pour désigner les fréquences sur le logiciel de musique et l’autre lui dit de regarder la montagne « car la lumière va changer ». Montagne de son, montagne de lumière. Relief, couche, espace. Tout comme l’exposé sur l’hygroscopie dans la création des instruments de musique. Il y a des trucs qui sont déposés comme ça, on dérive comme chez Burial ou Boards of Canada…

Et pour finir, mon truc préféré pour continuer sur les souvenirs. Memoria c’est juste Blade Runner 2049 par Chantal Akerman. Je m’explique, les deux protagonistes sont à la recherche de souvenirs qui ne leur appartiennent pas. Les deux réalisent leur véritable existence devant le squelette d’une « anomalie », dans BR, ils découvrent que c’est le squelette d’un replicant qui a accouché d’un enfant, et dans Memoria on découvre que le squelette de fille date d’il y a 6000 ans et qu’il a subi une trépanation pour le libérer des esprits. Pour le Chantal Akerman, c’est juste parce que c’est une dame qui fait des trucs en long plan fixe et puis la Folie Almayer. Et surtout les deux réalisent que le monde qu’il voyait n’est pas le monde tel qu’il existe réellement.

En réalité, les potentielles reveries que contient Memoria sont de l’ordre de notre propre expérience des souvenirs. A chaque fois qu’on tente de ramener une image du passé, on dérive vers quelque chose d’autre. Et c’est sans fin. On pourrait parler des champignons, de la place des photos et des tableaux, de comment le son apparait, disparait, se transforme en musique ou en images. On pourrait aussi parler des lignes, des cadres, des cercles et des motifs parfois tellement gros qu’ils deviennent subtils. On ne sait meme pas si l’image du vaisseau est réelle ou si ce n’est que la vibration qui s’est révélée à elle devant clair pour nous aussi. Oui c’est bien l’un des films qui pourraient se rapprocher le plus de l’inquiétante étrangeté des reves et pire, du fait que l’on existe qu’à travers des sons/images que l’on ne pourra plus retrouver.

En attendant Gaspar

Je suis curieux pour le prochain film de Noé. Je lisais des trucs dessus, et c’est étrange le rapport qu’à la critique française à Noé. En trainant sur youtube, j’ai revu une interview de Noé par Taddei dans feu « Paris dernière ». Et Noé dit un truc comme ça « moi je si je devais filmer un accident de voiture, je filmerais le crash. Y a des gens qui filmerait pas, y a des gens qui filmerait avant ou après, mais moi je filmerais ça pour rappeler aux gens que la vie, c’est de la matière. » Et je crois que tout le truc autour de Noé il est là, aussi bon la clé de son cinéma que la tension critique qu’il provoque. Gaspar Noé fait un cinéma de l’imparfait à l’imparfait.

« De l’imparfait », parce que c’est un matérialiste, mais un matérialiste au sens philosophique du terme, il ne voit l’existence que comme un rapport immanent à la matière. Si dans le cinéma français, ça peut paraitre singulier, il suffit de réaliser que Noé vient d’Argentine pour voir que c’est en réalité une démarche artistique assez convenue dans les cultures sud-américaines, et que c’est meme dans la pop culture. Si vous pensez à la musique des pays sud-américains de la funk du brésil à la bachata en passant par le reggaeton et autres dérivés…ce sont que des musiques qui reposent sur leur incarnation à travers la danse, la séduction, et donc leur effet sur la matière. Ce que je veux dire c’est que c’est fait pour être charnel et pour etre vécu comme une expérience esthétique viscérale. Pareil dans la littérature on aime bien dire « réalisme magique » pour tout foutre dans le même panier, c’est un peu grossier mais ce n’est pas totalement faux dans la mesure ou de l’Argentine au Mexique, il y a un rapport omniprésent au spirituel (et donc à la matière, car ça va ensemble, c’est comme espace/temps. Des gens qui ne se préoccupent que du « corps » au final ne se préoccupent que de « l’esprit »…). On pourrait grossièrement dire que cela vient des réminiscence des cultures pré-colombiens mélangées aux appropriations locales du christianisme. Et au simple fait, que dans tous ces pays, il existe des amérindiens, avec des cultures qui ont beaucoup plus d’influence que ce que l’on croit (c’est évident chez Marquez comme chez Jorge Amado…). Et tout ça est dans la pop culture au point que meme dans les télénovelas, on aborde ces trucs explicitement, par exemple quand j’étais jeune il y en avait une qui nous faisait tous flipper à midi, c’était « la Chacala ». C’était une série mexicaine qui racontait une malédiction que subissait une femme qui était la Chacala, donc elle se transformait en sorte de truc mi-félin mi-humain et puis tuait les gens chaipasquoi. En tout cas ça nous mettait bien en PLS, et ça mélangeait tout, des trucs chrétiens, des trucs syncrétiques, des trucs amérindiens…Mais surtout ça ne se développait que dans des histoires de séduction, de coucheries, de bébés et d’adultères. Car encore une fois, la rupture qu’il y entre ces cultures et la culture européenne/occidentale contemporaine, c’est qu’il y n’y a pas de grand schéma métaphysique ou raisonnable qui serait des paraboles de tout ça. Les gens le font parce que ce sont des gens. Meme des « démons » ne sont en fait que des exagérations de « nymphomanes », il y a rien de plus que ce que l’on voit, et ce que l’on ne voit pas, c’est ce qui n’est pas. (par exemple, le truc dans la chacala, c’est qu’on pouvait la reconnaitre car c’était la seule femme qui ne voyait pas son reflet dans le miroir….). Le cinéma de Gaspar Noé dans tout ça suit cette logique (et je le redis, mais si on le met à coté de Lisandro Alonso ou de Carlos Reygadas, on se rend compte qu’ils sont tous dans le même « délire », c’est parce qu’il est en France que ça dénote) chez lui, une voiture c’est une voiture, une bite c’est une bite, un corps c’est un corps. Il n’y a pas de symbolique, il n’y a pas de mondes de signifiants ou de mythologie, il n’y a pas de « narration ». Le monde devant la caméra de Gaspar Noé existe tel qu’il est. Et je crois que c’est l’un des trucs qui fait chier à la critique française anti-Noé. Parce que ça veut dire qu’il n’y a pas de modalités raisonnables pour aborder son cinéma, c’est comme les musiques que j’ai cité, soit tu danses, soit tu danses pas mais de reconnaitre des qualités narratives ou autres ne te donnera pas plus accès à l’œuvre .

L’imparfait c’est aussi, et surtout, la matière. Et c’est de replacer l’humain comme une matière parmi d’autres (je crois que ça aussi ça énerve beaucoup les gens, même moi des fois ça me fait chier…), comme un phénomène immanent dans l’ensemble des trucs qui constituent le réel. En gros chez Noé, des fois y a de la lumière, des fois y a des voitures et puis des fois y a des gens. Tout ça c’est un peu pareil, c’est juste un agrégat de texture qui fait du bruit ou des sons, des fois. Et son geste esthétique, c’est justement de « sublimer » ce maelstrom comme un évènement singulier. C’est de faire une mise en scène digne de 2001 l’odyssée de l’espace pour raconter la mort d’un petit dealeur pathétique à Tokyo dans Enter The Void. De la très grande forme dans des petits sujets. Mais il n’y a pas de petits ou de grands sujets quand tout n’est vu comme du choc, du bruit, de la lumière. Par contre, il y a de la finitude. On pourrait croire que c’est Baroque, mais c’est un peu plus abstrait que ça. C’est que de s’attarder sur la matière, de se mettre à son niveau, c’est aussi de prendre en compte son impermanence, oui les états des trucs changent tout le temps, mais ils vont tous vers la meme direction. La fin, ou la mort, ou le temps comme il dit dans Irréversible. Tout ça c’est pareil dans son cinéma.

« A l’imparfait ». Et donc pourquoi l’imparfait ? parce que dans les valeurs esthétiques littéraires, l’imparfait est le temps de la description et de la durée de l’action. Le cinéma de Gaspar Noé n’est « que » ça, il ne fait que décrire des trucs comme si c’était les plus grands trucs et surtout de montrer de l’action, des actions presque mécaniques. Dans la littérature canonique française du XIXeme disons romantique voire un peu plus loin, Stendhal ou Hugo, ça part dans des pages et des pages de descriptions de lieux ou de bâtiments. Le geste esthétique de Noé, c’est ça, c’est juste de s’arrêter sur un moment et de le décrire jusqu’à atteindre une sorte de vertige qui serait la singularité même de l’existence humaine ou de la conscience quelque chose comme ça (c’est d’ailleurs plus proche du Nouveau Roman, et de Robbe-grillet, mais ils aiment trop le présent…). Et pourquoi on s’arrête ? pour la simple raison qu’on est mort. Du moins, le point de vue des œuvres de Gaspar Noé est presque toujours le point de vue de la mort. C’est pour ça qu’on peut se permettre de « remonter le temps » dans Irréversible, ou d’être omniscient dans Enter The Void (d’ailleurs à l’époque on parlait du « point de vue de dieu », mais c’est juste le point de vue de la mort), ou presque omnipotent dans Climax. C’est qu’il réfléchit ses films au passé car de capter puis de montrer quelque chose signifie intrinsèquement que cette chose est deja « morte ». Il le justifie même parfois au niveau diégétique, dans Love, c’est parce que la jeune femme a commis une tentative de suicide et qu’elle a disparu, qu’on a accès à toutes ses images, dans Climax, c’est un fait divers réel, donc les gens sont vraiment morts, dans Carne, le film nous signale que ce que l’on regarde est un film avec les intertitres, que donc les choses vont arriver car elles sont deja arrivées. Et ça se rattache aussi à une vision spirituelle qui existe toujours en Amérique du Sud, c’est que l’attention que l’on accorde à la matière que ce soit dans le plaisir ou la souffrance ne peut que nous ramener quotidiennement à la mort, frontalement. La ou disons, les cultures occidentales ont fait tout un tas de trucs pour évacuer la question de la mort des œuvres (surtout quand les questions industrielles ont pris le pas sur les questions narratives et esthétiques et que comme des gros bourrins, la seule option qu’on laissait aux gens c’était de la mythopoétique de merde comme Star Wars… Ce que je veux dire c’est que la pop culture des pays sud-américains n’a pas besoin de passer par quatre chemin pour faire réaliser aux gens que « wouaw la vie c’est fou, c’est comme si tout est fou wouaw, on vit plein de trucs dans la vie wouaw », c’est aussi le cas dans d’autres régions ou la raison n’est pas la religion des athées), Noé il revient nous la foutre à la gueule en rigolant. Et c’est aussi là, que se cache l’érotisme de son cinéma qu’il prends à revers, grossièrement Bataille il dit truc « blablabla c’est justement le corps dans sa dimension érotique qui nous rappelle la mort et que ça va ensemble blabla » (en vrai c’est trop long) mais Noé c’est par la mort qu’il retourne au corps et donc à son potentiel érotique, de plaisir et de souffrance. C’est au cœur de Lux Aeterna, deux corps condamnés à « bruler », à mourir de lumière, donc mourir de cinéma vont révéler leur puissance érotique et donc nous faire vivre une expérience esthétique charnelle, viscérale qui va annuler le temps et l’espace, bref qui va nous faire « mourir » à notre tour.

D’ailleurs les références de Noé se posaient deja la meme question, que ce soit Angst de Gerald Kargl, 2001 de Kubrick, Jigoku de Nakagawa (qui est aussi un de mes films préférés de tout), Kenneth Anger ou Zulawski, Godard. C’est aussi là ou existe la vision spirituelle de Noé qui se traduit comme chez Tarkovski ou d’autres, par une vision du monde en fractales (qui est le socle de la plus part des doctrines ou des dogmes spirituels…le microcosme, le macrocosme toussa). Pour le cinéma de Noé, l’univers fonctionne comme les humains, qui eux-mêmes fonctionnent comme des atomes etc…Bref, c’est pour ça qu’il y a des fois des maquettes de ses films dans d’autres films à lui (l’hotel de Enter The Void dans Love…) ou qu’il existe des liaisons entre certains films. Donc cinéma de l’imparfait à l’imparfait car c’est simplement un cinéma de la matière qui n’existe qu’à l’aune de sa fin, du moins de l’impermanence de cette dernière. En plus dans la plus part des films de Noé, on vient du néant et on retourne au néant, comme si, » bon on a vécu ça », mais on aurait pu vivre n’importe quoi avec la même intensité car la beauté de l’expérience est indissociable de la subjectivité (en gros si on avait accès à la conscience d’autres gens ce qu’on vivrait dans le peu de temps dans leur tête serait de l’ordre de 2001, même des animaux, ce qui me rappelle le point de vue du corbeau dans Opera de Argento lol. Et c’est ce que permet le cinéma…) . Et il y a une beauté dans ce geste, même s’il est des fois très bourrin ou grossier (mais on reproche la même chose au reggaeton par exemple… »oh la la, c’est quoi cette musique, c’est tout le temps la même chose, et puis c’est que pour baiser ou blablabla. » Beh oui c’est la vie les amis.) En vrai, ils auraient pas du écrire « le temps détruit tout », mais « le temps a tout détruit ».