Mois: novembre 2023

Correspondances Octobrales #6 : Mandy de Panos Cosmatos (2018)

L’ultime échange de cette expérience épistolaire avec le grand compagnon de cette traversée des images spectrales Romain Raimbault ! Merci à lui et à ceux qui ont suivi cette folie !

Cher Kephren,

Gérardmer 2019. Le séjour se termine, nous devons repartir le dimanche en milieu de journée et, nous profitons de notre dernière matinée pour passer quelques ultimes instants en salle. Mon attention se porte sur Mandy de Panos Cosmatos, réalisateur canadien dont je ne sais rien pour le moment (je découvrirai quelques jours plus tard son premier long-métrage, l’hypnotisant Beyond The Black Rainbow), si ce n’est qu’il est le fils de George Cosmatos auteur, entre autres, de joyeuses bourinnades 80’s, Rambo 2 et Cobra avec Stallone pour ne citer que les plus connues ! Et, argument d’un poids considérable à mes yeux : Nicolas Cage, renouant, peut-être, avec quelque chose d’ambitieux, de différent, de taré qui sait…un délire à la hauteur de sa démesure somme toute ! J’entends parler ça et là d’une version Black Métal de Sailor et Lula, dans laquelle Lula expirerait son dernier souffle à la moitié du métrage laissant un Sailoren proie à une folie démoniaque ; quand bien même le film semble diviser, l’on convoque dans plusieurs textes dithyrambiques Mad Max 2 de Miller, Hellraiser de Barker, Evil Dead 2 de Raimi, mais également David Lynch donc ; un patchwork d’influences et de références très chères à mon cœur cela va sans dire. Iln’en fallut pas plus pour susciter chez moi une attente certaine quant à cette dernière séance géromoise !

Après cette mise en contexte que je souhaitais brièvement te partager, je suppose que tu te doutes de mon ressenti au sortir de la salle… Cependant, je ne m’attendais nullement à tant recevoir de la part de Mandy, au point qu’il devienne instantanément un classique trônant sur l’un des sommets les plus hauts du paysage cinéphilique occupant mon imaginaire ! Il y a quelque chose d’indicible là-dedans, c’est certain : nous parlions d’une rencontre entre une subjectivité et une œuvre, émanation d’une autre subjectivité, une rencontre qui ne s’explique pas, qui s’affranchit du genre et de toute tentative de classification objective ou de considérations critiques, et cette rencontre a définitivement eu lieu ! Mandy c’est un peu cette incarnation parfaitement imparfaite de ce qui me fait vibrer dans le cinéma : nous sommes dans une pure œuvre de genre, ultra-référentielle, un point de convergence de plusieurs cadres et archétypes narratifs et mythologiques qui se pénètrent et s’interpénètrent de façon vertigineuse et duquel émerge une hybridation grotesque et sublime, témoignant d’une fragilité bouleversante, devenant immédiatement pour moi un objet de culte et de fascination. Mandy c’est typiquement ce que je considère comme un film-monstre, qui, à l’instar de ses déclinaisons biologiques et mythiques, se montre par ses étranges et belles difformités, et par là même capture et emprisonne le regard, mais également le cœur qui ne parvient plus à battre sans lui !

Petite parenthèse philosophique : Cicéron dans La Nature des dieux (II, 3), et De la divination (I, 42) nous parle des monstres et les introduit dans une série d’instances de dévoilement de la volonté divine comprenant : les prodiges, les apparitions et les présages. Les monstres et les prodiges tels que Cicéron les définit se situent entre mémoire et prophétie. Dans De la divination, seul le sage a le pouvoir d’interpréter les prodiges et les monstres. Le monstre dans l’Antiquité apparaît donc comme un moyen d’accès à la connaissance, c’est un langage occulte que certains privilégiés seulement peuvent déchiffrer. Dans la série présentée par Cicéron, seuls les monstres et les miracles seraient de nature biologique : les premiers seraient des singularités de la nature organisée et vivante et les seconds, des organismes animaux d’une structure anormale. Les monstres seraient alors des phénomènes biologiques qui constitueraient des transgressions à l’ordre naturel : dès lors, le monstre, parce qu’il est une transgression de la norme naturelle qui jaillit du/au cœur de l’harmonie, apparaît comme un objet purement ostentatoire. Il est une anomalie, un trou noir qui résiste à toutes nos tentatives de compréhension et d’explications, et c’est parce qu’il est un autre indéchiffrable et incompréhensible, un être insaisissable qu’il capte notre regard, il est spectaculaire parce qu’il offre au regard une forme difforme qui fascine et terrifie et c’est pour cela qu’il capte et finit par emprisonner définitivement le regard. Mandy est fait de cette matière monstrueuse : le deuxième long-métrage de Panos Cosmatos n’a de cesse de subvertir les genres, pas tant parce qu’il en transcende les passages obligés par une écriture qui viendrait jouer avec nos attentes pour, peut-être, les contourner, mais parce qu’il les compile en les poussant les uns et les autres dans leurs ultimes retranchements, de façon tellement gourmande, généreuse, que la matière déborde littéralement de tous les côtés des cadres, créant de folles excroissances s’étalant de toute part. C’est finalement cela le monstre aristotélicien : la matière vivante débordant de son moule si tu me permets l’expression.

Dans Mandy, comme le monstre révèle le chaos tapi sous l’harmonie, il est question de cette explosion dionysiaque au sens nietzschéen du terme, cette expression de la démesure, qui sied d’ailleurs si bien à son interprète principal ! Mandy use de cela, de sa ravissante monstruosité (Mandy, la bien-aimée de Red, interprétée par Andrea Riseborough, incarne parfaitement cet oxymore à travers son regard étrangement vairon, asymétrique, étrange et inquiétant), pour proposer une diégèse qui semble s’étendre à perte de vue, ouvre un nombre impressionnant de portes sur un univers qui, au-delà de ce qui apparaît dans le champ, s’ancre solidement hors de celui-ci ! La diégèse, rappelons-le, est l’univers dans lequel se déroule le récit et qui existe bien au-delà ce que donne à voir le cadre : comme si la narration que nous donnait à voir le film était une graine déposée dans l’imaginaire du spectateur, arrosée régulièrement par la capacité de l’auteur à suggérer ce qui est au-delà de ce qui est raconté, et c’est finalement une fois que la lumière de la salle se rallume que la germination débute. Maintenant, à nous de partir explorer les branches de l’arbre qui commencent à pousser, de l’entretenir en demeurant toujours actifs. Comme Red voit son esprit violemment ouvert lorsqu’il goûte l’étrange mixture des Black Skulls, Panos Cosmatos nous fait plonger un doigt dans plusieurs pots dont nous ne connaissons pas le contenu et nous embarque dans une folie onirique incontrôlable !

Les Black skulls justement, desquels nous entretient le vieux chasseur interprété par Bill Duke (chasseur chassé dans le Predator de McT), motards junky et mutants dégénérés, prenant un plaisir infini à s’auto-mutiler, enlacent avec passion l’héritage des cénobites barkeriens en même temps que celui du Mad Max 2 de Miller ! Cet énorme insecte sécrétant une drogue hallucinogène, contaminant les fidèles de Jeremiah, ramène aux parasites divers présents chez Cronenberg ! Red, forgeant son impressionnante hache lors d’une séquence musicale (le mood langoureux et soudain apocalyptique du regretté Johan Johannsson) faisant la part belle aux ralentis, aux implications hautement mythologiques, rappelle autant Rambo 2 que Cobra (réalisés par Cosmatos père donc, auquel le film est dédié), mais aussi le Conan de Milius, brasse autant le Revenge Movie 80’s guerrier que la Dark Fantasy ! Et soudain, un combat dantesque de tronçonneuses qui ne peut que ravir les adeptes de poésie macabre et de comédie grand-guignol biberonnés à Massacre à la tronçonneuse 2 de Hooper (autre film dont l’univers forain souterrain fait tourner la tête tant il ne cesse de déborder du cadre et de l’esprit) ! Enfin, on découvre ces parenthèses oniriques absolument dingues, colorées, cosmiques, tantôt en animation, tantôt numériques, et sublimement factices, convoquant Métal Hurlant, Lynch et Lovecraft, ainsi que tout un pan de l’iconographie Black Métal !

Mandy film-monstre donc, mais également film-univers, compilation savante de plusieurs autres univers ; pour réitérer le jeu de mot posé il y a quelques correspondances de cela, de terrains connus, l’on bascule en terre inconnue ! Je citais Hellraiser de Barker en introduction, la démarche diégétique de Mandy est finalement assez similaire : offrir un éclairage intime et sensitif d’un univers (dont la première et principale porte se révèle être les dessins de Mandy qui vont progressivement hanter l’esprit de Red en même temps que celui des spectateurs, ses rêves animés, pour, à terme, se substituer définitivement à la réalité), sous-entendre son immensité pour laisser libres les explorateurs et aventuriers de cartographier la partie immergée de l’iceberg ! Transformer une horreur intime en horreur épique !

Mandy est évidemment un vrai Stoner Movie horrifique, la drogue et l’expérience mystique qu’elle peut constituer chez son adepte, renvoie indéniablement au cinéma et à sa capacité à altérer la réalité, pour nous révéler par ce nouveau point de vue portée sur elle, ce qu’elle est vraiment : l’hybridation œil biologique / œil machinique de Vertov.

« Et voudra-t-on, face à pareille vision, éveil, lorsque notre regard se trouvera en pleine contemplation, se soustraire à elle ? Ne risque-t-on pas l’addiction à ce que le cinéma peut nous offrir ? Rien n’est moins sûr… La folie ne guetterait-elle pas celui qui, imprudent, se trouve soumis à la réalité que ses yeux de mortel ne peuvent supporter ? »

Cette approche est déjà à l’œuvre quelques années plus tôt, dans un registre différent, celui d’une rétro-SF hermétique, cryptique et psychédélique, au cœur de Beyond The Black Rainbow, mais également dans l’épisode du Cabinet de Curiosités de Del Toro réalisé par Cosmatos, The Viewing. Le pouvoir magique, maléfique du cinéma, sa pratique à la lisière de l’ésotérisme, de l’occultisme, est une approche que l’on retrouve chez David Lynch dont nous parlions au tout début de cette lettre. Le cinéma propose, et je l’ai déjà dit lors de nos précédentes correspondances, un double de la réalité, et c’est dans la sourde différence entre les deux représentations, entre la réalité et la réalité du cinéma que se niche la folie et l’horreur qui s’y cache, dans un mouvement lovecraftien. Nous pourrions décrire le même processus dans la cadre de l’expérience sous substance. Mandy nous donne à contempler ce basculement de l’un à l’autre, part d’une forme de réalisme poétique, met en scène la simplicité, l’intimité avec une forme de lyrisme discret, pour brutalement nous plonger dans le sordide le plus terre à terre, le fait-divers mansonien si je puis m’exprimer ainsi, émaillé cependant d’un fantastique dont on ne parvient pas vraiment à saisir les coutures et les contours, pour finalement nous faire éprouver et épouser la folie puissamment rock’n roll de son héros en quête de feu et de sang !

Mais trêve de péroraisons analytiques et abstraites, revenons à l’essentiel : ce qui fait avant tout la puissance de Mandy, c’est cette simplicité des émotions véhiculée par une photographie et une mise en scène paradoxalement extrêmement sophistiquées, à la lisière de l’expérimental, qui nous rappelle à quel point le cinéma de genre produit du sens avant tout à l’aune de sa forme, nul besoin de dialogues à rallonge ! A ce titre, l’amour de Red et Mandy s’exprime par des regards et des caresses, on ne peut le remettre en question, c’est la quintessence même de l’amour cinématographique qui semble émaner du couple. Jeremiah, à l’inverse, s’enferme dans d’interminables, obscures et grotesques logorrhées, se justifie même face aux spectateurs, pour témoigner de sa foi et de son amour morbide. Cosmatos joue sur cette dichotomie d’écriture, surjoue les monologues ampoulés du fanatique, pour mieux les renvoyer dos à dos à l’émotion pure éprouvée par Red et Mandy, au-delà de tout langage. De la même façon, la trame narrative, resserrée à l’extrême, se suffit à elle-même, parce qu’elle brasse des émotions suffisamment universelles pour suspendre notre incrédulité, ramène finalement à l’origine de la tragédie au sens où l’entend Nietzsche, à ce besoin de l’horrible et au déchaînement dionysiaque !

Mais qu’attends-tu mon cher ami, il faut m’arrêter car, à ce compte, je pourrais en noircir des pages et des pages tant le film est important pour moi ! J’ai très hâte de te lire au sujet de Mandy, de recevoir ta propre expérience de l’œuvre et de te voir, peut-être, rebondir sur certaines des pistes que j’ai modestement et de manière non-exhaustive évoquées dans ces quelques déjà trop longues lignes ! A ton tour, je t’écoute avec un immense intérêt, je sens que tu vas me faire adorer ce putain de film encore davantage !

Salut Romain,

Nous y sommes. La dernière lettre de cette première correspondance octobrale. Merci pour ce voyage d’automne à travers les œuvres ou l’on confirmait encore une fois qu’on ne peut regarder dans les yeux ni le soleil ni la mort. Mais le cinéma, lui, le peut. Concernant cette dernière œuvre qui conclut notre échange en apothéose, je dois aussi raconter un cheminement qui nous ramène beaucoup plus dans le passé que mon premier visionnage. A l’image des œuvres dont nous discutons, nous aussi nous explorons les soubassements du temps de nos propres expériences de spectateurs qui enquêtons sur ces évènements qui ont lieu entre les œuvres et nous. Ces mystères que le langage peine à expliquer, et dont il semble dangereux de discuter sous peine de dévoiler un monde qui nous absorberait.Quand j’étais au lycée, et que je baignais déjà dans une sorte de cinéphilie quotidienne, j’ai vécu une étrange expérience. Un jour je décidais de voir Akira puis d’enchainer avec 2001 l’Odyssée de l’Espace, je n’avais pas revu le premier depuis quelques années et je n’avais jamais vu le second. Dans une sorte de sidération, il était impossible pour moi de bouger. A la fin de 2001, j’avais des sueurs froides, une sorte de vertige, et surtout je n’arrivais pas à marcher. J’ai réussi à me coucher sur mon lit. J’ai prévenu ma mère qui était interrogée mais pas inquiète car je ne souffrais pas. Mon état a perduré pendant toute l’après-midi puis la nuit et le lendemain matin, ma mère décida de m’emmener aux urgences. Après une attente interminable pour quelques examens, le médecin énonça l’étrange vérité, je n’avais rien. Ce que je comprenais à ce moment, c’est que j’avais vécu, ce que l’on appelle le syndrome de Stendhal. Quelques heures après, donc un jour plus tard, tous les symptômes avaient disparu. Mais la sensation de vertige m’est restée, elle m’est même devenue familière dans mon rapport à l’art, je n’ai cependant jamais revécu une telle expérience. Ce n’est pas faute d’avoir essayé par d’autres moyens. Je devenais également fasciné au plus haut point par Akira et 2001, le premier que j’ai revu par la suite un nombre de fois considérables, le second que j’ai n’ai jamais revu en entier. Et que je ne compte jamais revoir de ma vie à l’heure ou j’écris ces lignes. Je préfère garder ce mystère, et surtout l’idée qui naquit en moi à la suite de cette expérience. Quelques années plus tard, des amis sont venus me chercher chez moi. D’abord je dois préciser le contexte dans ce contexte. En Guyane beaucoup d’entre nous ont le permis entre 16 et 18 ans car nous en sommes en Amérique du Sud, et que comme dans toute l’Amérique les distances entre les endroits ne sont pas forcément grandes, mais elles le deviennent quand le seul moyen d’aller d’un point A à un point B, c’est une route à travers la jungle. Surtout quand certains de mes amis habitent littéralement dans des cabanes dans la jungle. Également nous jouissions tous d’une certaine autonomie une fois au collège, celle des petites villes ou du moins des logiques communautaires ou tout le monde connaitrait un peu tout le monde, et que de toute façon il n’y a pas tant de choses à faire. Nos parents nous laissent donc une certaine liberté de mouvement dès le collège, liberté qui est exacerbée à partir du lycée. Le contraste c’est que nous sommes aussi la région la plus violente de France, avec le taux d’homicide le plus élevé et une plaque tournante du narcotrafic. Encore une fois, les paradoxes de l’Amérique se rejouent partout du Nord au Sud. Il y a donc toujours cette idée que lorsqu’on sortait de chez nous, on ne savait jamais vraiment où nous emmènerait la soirée ou si on rentrerait le jour même, le lendemain ou jamais. Si on se retrouverait à la plage, dans des marais, au bord d’une rivière, dans la foret , dans des pavillons bourgeois, dans un cimetière, un parking ou dans des chambres de logements sociaux, des places publiques, des maisons abandonnés, des ruines de sites historiques. Il suffisait de rouler 20min pour se sentir isolé, et on ne sait jamais quels amis d’amis seront nos compagnons de fortune ou d’infortune. Parfois on tournait juste en rond la musique à fond, de Vybz Kartel à Kyuss, en attendant de recevoir un message qui nous donnerait une indication comme un message du ciel. Tout ceci m’a permis d’explorer l’ensemble du spectre de ce que jadis, on appelait la contre-culture. Des métalleux, aux skateurs, des otaku réactionnaires aux rôlistes révolutionnaires, des experts en techno qui connaissent le nom de toutes les drogues aux geeks qui peuvent réciter le tableau périodique des éléments, des trafiquants membres de gangs qui se battaient aux hippies qui faisaient des concerts de reggae ou de rock prog sur la plage. J’ai tout connu, beaucoup de mes amis également, et plus important, j’ai fait l’expérience de l’ensemble de ces choses, pour le meilleur et le pire. Encore une fois, la même idée qu’après mon visionnage de Akira et 2001 m’apparaissait à l’aune de ce constat sur le spectre des contre-cultures occidentales, du moins ce qu’il en restait. Je te disais donc que des amis étaient venus me chercher comme ils avaient l’habitude de le faire. Et je les rejoignais sans savoir ce que serait mon destin à partir du moment ou je descendrais de chez moi. A ma grande surprise, ils avaient juste prévu d’enchainer les trois films du Seigneur des anneaux en version longue en fumant tout types d’herbes. Je ne sais plus si on a regardé les trois films. Mais je me souviens qu’entre l’effet des vapeurs d’herbes, la chaleur, et mon état de somnolence perpétuel (car je passais mes nuits à écouter de la musique ou regarder des films), je me disais que Peter Jackson était en fait un mec comme nous. On lui avait donné tout cet argent, et il avait fait son Wish You Were Here, son Space Ritual, son Yeti, son Led Zeppelin IV ou son Tarkus. Il avait fait sa version cinématographique du grand album concept psychédélique dont rêvait tous les groupes dans les années 70. Je me fichais un peu de la verticalité de la chose, de la mystique chrétienne de Tolkien, du côté cathédral d’un tel accomplissement, je me disais surtout qu’il avait voulu reproduire ces moments inexplicables que les gens qui se consacrent aux arts ressentent rarement mais assez pour continuer cette folie. Et là encore pour une énième fois, l’idée me revenait. Cette idée est simple, évidente, mais peu explorée sérieusement sauf par les artistes eux-mêmes. Cette idée, c’est que l’art est un trip. Et que le cinéma parmi tous les arts, est le plus trippant. Le trip documente autant sur la matière des gens qui le vivent que sur l’invisible des choses, il fabrique des narrations sur des éléments aléatoires, il sublime l’évidence, il révèle les émotions, il nous apprend que le monde est bien plus vaste que ce que l’on pensait. Les éléments que j’ai mis en avant dans cette contextualisation attestent déjà que mon admiration pour l’œuvre de Cosmatos vient de loin. Elle est même logique. Mais ce n’est pas tout, je connaissais déjà Beyond The Black Rainbow que j’adorais. Et je connaissais aussi les expériences lysergiques. Cependant mon premier visionnage de Mandy est dans la folie de ce contexte. J’étais malade et fiévreux en janvier 2019, et au pic de la maladie je n’arrive pas à dormir, je vais sur un site de streaming chinois underground car ils ont beaucoup d’œuvres internationales piratées en avance, et je vois que Mandy est disponible. Comme une sorte de graal au cœur de la situation, je le lance. Et avant d’aller plus loin, je dois dire que dans l’art comme dans les expériences psychédéliques, il n’y a pas de bad trip. Comme je tente de le faire comprendre avec cette contextualisation interminable, tout est toujours lié à tout et qu’on ne peut qu’en faire l’expérience. J’ai donc découvert fiévreux une œuvre fiévreuse et je ne saurais dire si j’ai déliré ou si tout ce que je voyais était réel. Pourtant ce fut l’une des expériences les plus marquantes de visionnage car la maladie autorisait l’œuvre à pénétrer mon esprit sans filtre, et à le tordre. Mandy m’avait laissé une cicatrice au cerveau comme la trace d’une expérience auquel on aurait survécu, un putain de film. J’ai donc réouvert l’œuvre pour la première fois depuis 2019, pour t’accompagner dans les bas-fonds de cet art monstrueux et parfaitement imparfait qu’est le cinéma.

Je te suis parfaitement dans ta vision du film-monstre, film-univers. Dévoilons un peu cet univers. Il faut signaler que Panos Cosmatos donne le ton dès les premières secondes. A travers notre dialogue, tu sais à quel point je tiens aux premières secondes d’une œuvre et à quel point je crois qu’elles sont décisives. On entend avant même la première image, Starless de King Crimson. Puis on voit des images aériennes d’une forêt de pins. On comprend que ce sont des images depuis un hélicoptère (carpenterien ?) qui vient chercher Red le bucheron pour le ramener chez lui. Mais des ces premiers moments on est bercé par la douce atmosphère comme l’infusion d’une substance dont on n’a pas encore saisi l’ampleur des effets. On glisse dans l’œuvre de Panos Cosmatos comme de l’éveil au sommeil, on ne saisit pas le moment exact ou notre conscience nous a fait basculer d’un état à l’autre. L’œuvre s’ouvre comme une expérience psychédélique. On passe du travail prosaïque de bucheron comme des considérations du quotidien avant l’entrée dans la salle de cinéma, à ce rêve projeté, ce trip. Du monde civilisé à la foret. Mandy joue tout de suite avec son héritage mythique. Le foret dans l’imaginaire occidental est l’incarnation des troubles de l’esprit, des recoins sombres de la conscience. Il s’y cache des loups comme des diables, des monstres comme des sorcières. C’est la mystique immanente à un tel lieu ou règne la pénombre et ou les sens sont traitres, la vision restreinte, l’ouïe surstimulée. Red et Mandy y sont chez eux, ils ont quitté le monde des hommes et vivent parmi le reste du vivant, étranger à l’humanité qui est devenue étrangère à elle-même. Un film comme The Witch de Robert Egers, nous fait bien comprendre l’enjeu de la foret dans les traditions chrétiennes. C’est le royaume ou Dieu comme synonyme de civilisation est absent car les hommes n’y ont aucun pouvoir. Ils redeviennent des animaux dans la chaine du vivant qui sont susceptibles d’être chassé comme ils chassent. C’est l’endroit ou à l’abri des regards se développent les passions des hommes et des femmes qui ont rompu avec cet ordre chrétien ou qui ne l’ont jamais accepté, les païens, les magiciens et les sorcières. Les premières images de Mandy nous la montre ainsi. Long cheveux noires, silhouette longiligne, pratiquante des arts. Elle correspond à tous l’héritage picturale de Circé. C’est une nymphe, une fée, une sorcière.

A la lisière entre le monde des hommes et des esprits, entre la foret et la ville, entre le corps et la psyché. Elle fait même de la divination quand devant la télévision éteinte qui lui sert de « miroir noir », artefact connu des sorcières et médiums, elle raconte son rêve comme le futur. Et avant cela, elle provoque une vision à Red endormi, ou elle se retrouve devant une biche morte comme son innocence bientôt sacrifiée. La particularité de cette vision, c’est qu’elle n’a pas les yeux vairons quand elle est à l’intérieur de ce moment. Dans le rêve, elle est idéale, dans la réalité elle est marquée par son regard et la cicatrice de son visage. Les sorcières portent les stigmates du monde qui les rejette par la violence. Et une femme qui sait lire dans le ciel comme dans les livres est l’ennemi presque naturel d’un ordre réactionnaire. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit brulée, le bucher est la punition du monde civilisé à celle qui a compris les limites de ce monde. Quand Red va pleurer devant les cendres de Mandy, elle se désagrège au gré du vent, comme si la vie la rappelait à participer un mouvement plus grand, une transformation plus profonde. Cette image rappel également une œuvre qui a dû influencer le cinéaste, Altered States de Ken Russell qui contient une scène similaire. Le scientifique fou qui s’enfonce dans ses recherches psychédéliques se voit confronter à des visions apocalyptiques dans le désert du Mexique. Il voit sa femme devenir un sphinx de sable avant de disparaitre au gré du vent. Dans les deux cas se révèlent à nous la matière finale de toute existence, la poussière. Ashes to ashes, dust to dust.

Mais dans le cinéma de Panos Cosmatos, cette poussière, ce grain est constitutif de la matière de l’image. Le cinéaste tient au 16mm et à une pellicule particulière je crois. Le 16mm nous permet de ressentir à la texture même de l’image comme une expérience esthétique organique. On ressent la chimie à l’œuvre sur nos rétines comme celle qui a permis de modifier l’image. Contrairement à ce que l’on croit, l’expérience psychédélique est une affaire de matière plus que d’esprit. Les deux sont inextricables, cependant c’est surtout la matière du monde qui nous entour qui va configurer et reconfigurer notre psyché en exacerbant chaque micro-changement perceptible comme une modification des fondements de la réalité d’une seconde à l’autre. On se rend alors compte que ce que nous recevons par nos sens est bien plus ample, bien plus lourd et plus écrasant que ce que nous admettons en état de conscience normal. Le psychédélisme nous oblige à accepter le réel dans son horreur comme dans sa beauté. Et que nous dans un état de flottement, d’attention, qui nous rends plus apte aux plus petits mouvements du vivant. C’est ce que nous fait vivre le quotidien de Mandy et Red avant le basculement. Cette douce contemplation comme un état de conscience altéré qui rendrait les expériences perméables. Les dessins de Mandy sont à la fois violents et apaisés, elle n’est pas en paix, elle est en équilibre avec ce qui est. Dans le kaléidoscope de la conscience et l’horizontalité qu’elle provoque dans son courant, l’horreur et la beauté n’ont pas de valeurs intrinsèques, ce sont des expériences qui s’ajoutent à la myriade de nuances qui les sépare, et d’autres, dans un tourbillon continue et indifférents que fabriquent notre perception sans jamais s’arrêter. Une minute on pleure, une minute on rit, une minute on pleure en riant, une minute on rit en pleurant. Les sentiments ne se fixent jamais à la matière, ils vont et viennent comme des flashs, comme si le bigbang se rejouait à chaque seconde dans notre cerveau à un niveau moléculaire au rythme des réactions chimiques et neuronales. Panos Cosmatos tente de s’approcher et d’être le plus fidèle possible à cette tempête douce des sens et des sensations. Les changements de lumières, de couleurs, de sensibilités de la captation. L’insistance sur la matière de l’image et les textures que révèlent la lumière sur la pellicule. Les halos lumineux, les filtres. Les pulsations de la lumière comme les flare. Les fondus enchainés dans des couleurs ou dans des textures similaires. Les jeux de montage qui donne un rythme assez lent à une œuvre dynamique au global. Les distorsions sonores comme l’omniprésence de la fumée. Les séquences d’animation, technique considérée par certains cinéastes comme la version la plus pure du cinéma par sa plasticité et sa fluidité qui simule celle de la pensée. Elle se modèle et de plie comme l’esprit. Comme les sentiments qui reflètent l’état de la matière et y ajoutent la charge du temps de la singularité de celui qui s’y projette. On a rarement fait l’expérience d’une telle expérience psychédélique au cinéma en dehors du cinéma de Gaspar Noé ou de Cattet & Forzani. Mais il ne se tient pas seulement à la matière de l’image mais à la matière qu’elle capte également. Durant les 20 premières minutes, on retrouve les éléments fondateurs dans la symbolique ésotérique que l’œuvre empreinte, le vent, l’eau, le feu et la terre. Les 4 éléments comme sur le t-shirt de Red. En plus de se compléter, ils sont eux complets dans leur rapport au monde. Comme le montre se plan ou on découvre les fenêtres de leur foyer comme des formes géométriques, symboles de la raison, et par un mouvement de caméra, le ciel étoilé, celui des rêves et des mythes, les deux sont liés par la verticalité du geste. La sorcière, et le chevalier.

Le carton nous indique Mountains of Shadow, 1983 AD. Cosmatos joue avec la mythologie qu’il convoque. Ce n’est pas n’importe laquelle, Mandy est une Guenièvre. Dans le cycle arthurien, il y a plusieurs figures féminines, fées et enchanteresses. C’est dans les échos lointains de ce dernier que Mandy va ancrer sa mythologie. Le cycle arthurien a pour particularité de ne pas avoir de canon, c’est-à-dire que toutes les œuvres qui s’en revendiquent font désormais partie de la matière arthurienne. Si l’influence de Chrétien de Troyes est celle qui est la plus remarquable car conséquente, les itérations à travers les époques sont valides jusqu’au film de Boorman ou à celui plus récent de Guy Ritchie. Pour les chercheurs, toutes ses œuvres sont à égalité dans le mythe arthurien. Le fait qu’il n’y ait pas de source donne à cette mythologie une aura païenne, chacun peut y mettre selon son contexte les situations qu’il veut dans la mesure ou elles s’inscrivent dans la dynamique arthurienne de la recherche du graal ou de la quête chevaleresque. Ce pourquoi le cycle arthurien est devenu aussi répandu, c’est surtout que ça a toujours été un récit allégorique. Un agencement de symboles, parfois dans des cheminements chrétiens abstraits, parfois dans une logique d’initiation ésotérique. Jusqu’au Parsifal de Wagner par exemple, qui en a fait le récit d’une quête alchimique. L’épopée mystique est l’un des modes du cycle arthurien qui est devenu l’heroic fantasy. Et dans les analogies psychédéliques, Cosmatos lie le genre du rape & revenge à l’heroic fantasy comme épopée métaphysique. Ce n’est pas si fou, si tout est dans tout. Est-ce que La guerre de Troie ne serait pas à ce titre le premier rape & revenge ? Il se peut que se soit plus subtil. Plus flottant.

La mythologie à l’œuvre dans Mandy est bien plus vaporeuse, mais ses origines sont aussi beaucoup plus arborescentes. J’aime bien dire que la vieille Europe accouche du Seigneur des anneaux à travers Tolkien alors que l’Amérique accouche de Conan à travers Robert Howard. La différence c’est que là ou Tolkien tente de mettre en évidence que les cycles cosmiques rejouent des batailles que nous devons gagner par une mystique transcendante de la grâce avec la solidarité, l’amour, l’amitié, le courage et bien d’autres choses. Conan raconte une épopée vengeresse ou la destruction est le moteur. Dans l’un on trouve les grandes espérances européennes pour se sauver de la pire guerre que l’humanité n’ait jamais faite avec la première guerre mondiale, dans l’autre on retrouve la logique conquérante un imaginaire sombre et violent qui est l’histoire de la conquête de l’Ouest voire de l’ensemble du continent. Là est la différence entre ce que l’on appelle désormais, l’heroic fantasy et le Sword & Sorcery. Cette seconde branche du mythe arthurien revisitée est celle que prends Cosmatos, l’Amérique n’a pas d’héros, ni de fantaisie, en revanche elle a des épées et de la sorcellerie. De la violence et des hallucinations. La foret devient donc ce lieu ou se rejouerait un affrontement païen d’une époque antédiluvienne. Et c’est là ou réapparait l’esthétique psychédélique, pas l’expérience mais bien l’esthétique telle qu’elle fut formaliser durant les années 60. Dans la lignée que trace Cosmatos, il s’inscrit dans toutes les cultures subalternes à la culture dominante chrétienne depuis un millénaire. Les dessins de Mandy, autant que l’imagerie de ses apparitions rappellent bien sur l’art nouveau. Il y a du Alphonse de Mucha, mais il y a surtout la réappropriation qu’en ont fait les hippies et les rebelles des années 60 dans les affiches, et les images qu’ils créaient pour illustrer leur mouvement. Mandy suit une tradition esthétique précise dont les racines sont multiples, d’ailleurs on pourrait parler de rhizomes. Il joue et rejoue des formes comme des motifs pour ne pas les oublier, le psychédélisme n’est pas qu’un mouvement de contemplation, c’est aussi la réalisation qu’une lutte est nécessaire.

Il y a une récurrence de motifs, des répétitions de couleurs ou de dispositifs. Si ça rentre dans l’appréciation sensible d’une expérience psychédélique ou tout serait une sorte de ricochet. Il y a aussi quelque chose de tangible dans cette lumière évanescente. Si la conscience humaine permet de tout mettre en relation, de faire résonner comme raisonner les bribes de mouvements du vivant pour l’organiser, il s’agirait de se questionner sur la nature de l’organisation que nous voulons non pas en tant qu’individu mais en tant que collectif. Le couple de Mandy et Red regardent un film à la télévision ou leur histoire semble étrangement se jouer devant eux, par une seconde révélation du miroir noire, de la boule de cristal cathodique. Bill Duke fait un lien entre les images des années 80 et l’œuvre actuelle de Cosmatos. Mandy quand elle est capturée porte le t-shirt 44 de Red. Ils sont une partie l’un de l’autre, ils se répondent. Il faut revenir sur une scène clé. La plus effrayante selon moi.

Celle de la capture de Mandy et de sa torture. Le visage de Mandy fusionne avec celui du gourou. Ce que nous fait ressentir Cosmatos, c’est que ce nous sommes en train de voir est en réalité une possession, autrement dit, un viol. Probablement l’une des scènes plus troublantes de la décennie à ce sujet. Elle met en scène l’humiliation de l’abuseur qui commet un tel acte comme l’impuissance de l’abusée en miroir sans que personne ne se touche. C’est l’organicité de l’image de Cosmatos qui nous fait comprendre la pénétration car en insistant sur la matière de l’image, la superposition ou l’incrustation d’un visage sur l’autre, nous sommes profondément touchés. Alan Moore a justement fait la même chose dans Providence ou Robert Black a une relation dont on ne saura jamais si elle est réelle ou fantasmée avec une jeune femme. On s’aperçoit que la jeune femme n’était pas en accord, quand Robert Black à travers le corps de la jeune femme dit que c’est lui qui a voulu ça. Moment extrêmement troublant car on se rend compte que c’est toute l’horreur de la chose. En la dépossédant de son corps, il s’est aussi dépossédé du sien et révèle du point de vue de la victime le dégout qu’il a pour lui-même. La plus horrible et infâme aliénation possible.

Ce motif de dissociation et d’union, entre les corps, les époques, et les mythologies rejouent une vengeance. Poursuit un affrontement mythique dans les dimensions spirituelles pour la libération des corps. Les polices des différents titres nous indiquent subtilement quelque chose. Elles suivent l’évolution des polices des mouvements du rock psychédélique au black métal. Des années 70 aux années 90. Années de la jeunesse de Cosmatos. Et du cinéma, de la musique, de la BD dont il revendique être l’héritier comme tu l’as bien expliqué, celui de Miller, de Kubrick, de Lynch, de Metal Hurlant, de Carpenter, de King Crimson, de Blue Oyster Cult et j’en passe. Un élément nous indique ou se situe l’affrontement et la vengeance de Mandy. Le discours que Red entend à la radio au début du film, « there is a spiritual awakening in America », n’est pas celui d’un prêcheur quelconque. C’est celui que Ronald Reagan donne à la convention annuelle de l’association évangélique en 1983 en Floride. Si la France a connu une libération des cultures underground par l’arrivée de Mitterrand, on oublie que les USA ont vécu le contraire. L’animosité que porte une génération de jeunes et d’artistes envers les années Reagan n’a d’égal que le repackaging nostalgique qu’en a fait la jeunesse actuelle qui ne les ont pas vécu. On oublie que sous Reagan c’était le retour d’un ordre réactionnaire et d’un assainissement religieux de la culture. Ils ont tenté de criminaliser le jeu de rôle, le métal, de censurer des jeux vidéo, des dessins animés ou du cinéma. Alors que se développait une culture underground dans les marges de l’industrie, c’est justement là que se cristallise la confusion de la pop culture comme culture de masse. C’est la ou on a transformé la liberté païenne et mystique de l’art des années 60-70 en tout en tas d’œuvres aseptisées qui pouvaient plaire au plus grand nombre mais surtout à l’auditoire chrétien intégriste auquel s’adresse Reagan dans ce discours. La Floride est aussi le pays de Disneyland. Cosmatos s’inscrit bien dans l’esthétique qui luttait activement contre la Disneylandisation de l’art. Les ennemis étaient Zemeckis, Ron Howard ou Spielberg autant que la renaissance de Disney à la fin des années 80 qui a permis la création d’un ensemble d’œuvre dont raffole les forces réactionnaires de la planète au point d’en faire un point central de leur soi-disant guerre culturelle aujourd’hui. Nicolas Cage lui-même a justement été acteur des deux forces opposées, bucheron qui détruit la foret qu’il habite, sauf que Cosmatos l’oblige à trancher dans le vif avec sa hache mythique, il l’oblige à choisir son camp, alors que se rejoue les années 80 sous Trump. L’autre grand diffuseur de la propagande reaganienne c’était bien sur la télévision, et surtout l’apparition du câble. La fascination mystérieuse qu’exerçait cette dernière sur la jeunesse était sans commune mesure, elle offrait un monde néolibéral ou l’accomplissement se faisait dans la possession matérielle ou des valeurs familiales traditionnelles, des sitcoms aux publicités en passant par les publicités dans les sitcoms. Reagan voulait justement laver les USA des errances des deux décennies précédentes. Beaucoup de cinéastes ont tenté de pirater cette imaginaire, même depuis la télévision. La rancœur contre Reagan est telle qu’il existe depuis quelques années un mod Doom, ou le boss final que l’on doit abattre dans des gerbes de sang, est une modélisation de l’ex-président. Les survivants de ces contre-cultures, du moins contre-esthétiques car je ne crois pas réellement que s’eussent été des cultures, dans leur massification n’ont pas oublié qui a ordonné la destruction de l’alternative, l’ordre 66(6). Et Cosmatos en tant qu’héritier de tout ça, n’a pas oublié la vengeance d’un monde qui leur a été volé par Disney et MTV. Il est donc facile de constater en quoi la famille mansonnienne qui vient détruire l’équilibre du couple s’inscrit dans des mouvances réelles avec son nom « New Dawn », l’aube qui est souvent l’apanage d’un imaginaire fasciste qui croit en sa propre résurrection comme celle du Christ dont ils ne comprennent pas le message subversif en réalité. On pense autant à la famille Manson qu’à celle de Delivrance ou de Massacre à la tronçonneuse. La coke et la pornographie à la télévision sont aussi typiques des années 80, les pratiques « monstrueuses ». Les profondeurs de l’Amérique ont légion de soldats incestueux sans visages prêt à sacrifier leur vie pour l’idéal de sauvagerie réactionnaire qu’ils croient être un combat de la lumière contre l’ombre. Si c’est dans une zone mythologique que se déroule l’affrontement dans Mandy, le Viet Nam, le Nicaragua ou l’Afghanistan qui marqua la fin des années 80 sont des espaces bien réels. Entre la réalité et la réalité du cinéma, c’était et c’est toujours un combat d’images qui est à la base, un affrontement mental entre deux mythologies. Celle des néoconservateurs dont Reagan fut la grande figure illuminée, et celle plus souterraine, émancipatrice des rêveurs, des artistes, des gens qui n’ont aucun mal à accepter qu’il se pourrait que le mal n’existe pas. Les hommes qui ont retrouvé leur humanité dans le foret des sensations et de la matière vont rappeler aux idéalistes mortifères, que le réel cogne, et il peut faire très mal quand il vient à vous frapper. Il peut même séparer la tête du corps. C’est la revanche que met en scène la fantasmagorie de Cosmatos.

Une sorte de catharsis. Je pense à la scène de « breakdown » de Nicolas Cage. Seul dans la salle de bain avec sa bouteille, des larmes aux cris et des cris alarmants. Les personnes qui ont déjà vécu un trip seul connaissent ce moment. Exultation, expiation, évacuation et respiration. C’est d’ailleurs la structure de l’œuvre, comme un grand trip solo. L’art est un trip. Un grand délire jusqu’à la dernière image, jusqu’à la transformation complète du monde. Jusqu’à ce que l’on passe de l’autre coté du miroir. Jusqu’à ce que le monde et son miroir soient indissociables. Des montagnes hallucinées à la foret hallucinogène, Cosmatos ne propose pas seulement une œuvre, mais une utopie.

Starless. Les œuvres sont comme des astres dans la nuit qui éclairent les visions de la conscience. Il y aurait potentiellement autant d’astres qu’il y a d’humains. Certains quand il réalise cela baisse la tête devant le gouffre de la création qui s’ouvre devant eux et vont se conforter à le remplir des mêmes éclats en espérant qu’ils puissent se lover dedans en attendant la mort. Pour ma part, je lève la tête, dans un mouvement vertical pour contempler l’horizon et l’ensemble des astres. Et je me dis que parmi toutes ces étoiles comme des œuvres, je pourrais toujours en trouver une nouvelle donc la lumière n’est semblable à aucune autre. Elle m’éclairerait sur l’existence d’une manière singulière, et peut-être que je ne la verrai qu’une fois, et ce sera bien assez. C’est le plaisir et l’excitation sans cesse renouveler de la découverte, de l’exploration. Dans le ciel obscur, mais plein de vies inconnues, Mandy est une naine rouge. Elle brille d’une lueur naissante mais dont la persistance nous donne l’impression qu’elle pourrait être là depuis le début de l’univers. Car il semblerait que le conflit entre le repli réactionnaire mortifère et la curiosité émancipatrice fertile est peut-être le cycle qui caractérise la fresque de l’humanité des peintures rupestres à Mandy, pas sans violence, pas sans beauté non plus. Il faut l’expérimenter. A l’aune de nos existences, avant de probables grands bouleversements de différents ordres, le cinéma brille toujours et Mandy célèbre le pouvoir de son feu ! Il se peut que nous soyons bientôt consommés par un autre type de chaleur, en attendant je te remercie et ce fut un plaisir de trouver en ta compagnie durant ce mois, cette constellation bien étrange.