correspondances octobrales

Correspondances Octobrales #6 : Mandy de Panos Cosmatos (2018)

L’ultime échange de cette expérience épistolaire avec le grand compagnon de cette traversée des images spectrales Romain Raimbault ! Merci à lui et à ceux qui ont suivi cette folie !

Cher Kephren,

Gérardmer 2019. Le séjour se termine, nous devons repartir le dimanche en milieu de journée et, nous profitons de notre dernière matinée pour passer quelques ultimes instants en salle. Mon attention se porte sur Mandy de Panos Cosmatos, réalisateur canadien dont je ne sais rien pour le moment (je découvrirai quelques jours plus tard son premier long-métrage, l’hypnotisant Beyond The Black Rainbow), si ce n’est qu’il est le fils de George Cosmatos auteur, entre autres, de joyeuses bourinnades 80’s, Rambo 2 et Cobra avec Stallone pour ne citer que les plus connues ! Et, argument d’un poids considérable à mes yeux : Nicolas Cage, renouant, peut-être, avec quelque chose d’ambitieux, de différent, de taré qui sait…un délire à la hauteur de sa démesure somme toute ! J’entends parler ça et là d’une version Black Métal de Sailor et Lula, dans laquelle Lula expirerait son dernier souffle à la moitié du métrage laissant un Sailoren proie à une folie démoniaque ; quand bien même le film semble diviser, l’on convoque dans plusieurs textes dithyrambiques Mad Max 2 de Miller, Hellraiser de Barker, Evil Dead 2 de Raimi, mais également David Lynch donc ; un patchwork d’influences et de références très chères à mon cœur cela va sans dire. Iln’en fallut pas plus pour susciter chez moi une attente certaine quant à cette dernière séance géromoise !

Après cette mise en contexte que je souhaitais brièvement te partager, je suppose que tu te doutes de mon ressenti au sortir de la salle… Cependant, je ne m’attendais nullement à tant recevoir de la part de Mandy, au point qu’il devienne instantanément un classique trônant sur l’un des sommets les plus hauts du paysage cinéphilique occupant mon imaginaire ! Il y a quelque chose d’indicible là-dedans, c’est certain : nous parlions d’une rencontre entre une subjectivité et une œuvre, émanation d’une autre subjectivité, une rencontre qui ne s’explique pas, qui s’affranchit du genre et de toute tentative de classification objective ou de considérations critiques, et cette rencontre a définitivement eu lieu ! Mandy c’est un peu cette incarnation parfaitement imparfaite de ce qui me fait vibrer dans le cinéma : nous sommes dans une pure œuvre de genre, ultra-référentielle, un point de convergence de plusieurs cadres et archétypes narratifs et mythologiques qui se pénètrent et s’interpénètrent de façon vertigineuse et duquel émerge une hybridation grotesque et sublime, témoignant d’une fragilité bouleversante, devenant immédiatement pour moi un objet de culte et de fascination. Mandy c’est typiquement ce que je considère comme un film-monstre, qui, à l’instar de ses déclinaisons biologiques et mythiques, se montre par ses étranges et belles difformités, et par là même capture et emprisonne le regard, mais également le cœur qui ne parvient plus à battre sans lui !

Petite parenthèse philosophique : Cicéron dans La Nature des dieux (II, 3), et De la divination (I, 42) nous parle des monstres et les introduit dans une série d’instances de dévoilement de la volonté divine comprenant : les prodiges, les apparitions et les présages. Les monstres et les prodiges tels que Cicéron les définit se situent entre mémoire et prophétie. Dans De la divination, seul le sage a le pouvoir d’interpréter les prodiges et les monstres. Le monstre dans l’Antiquité apparaît donc comme un moyen d’accès à la connaissance, c’est un langage occulte que certains privilégiés seulement peuvent déchiffrer. Dans la série présentée par Cicéron, seuls les monstres et les miracles seraient de nature biologique : les premiers seraient des singularités de la nature organisée et vivante et les seconds, des organismes animaux d’une structure anormale. Les monstres seraient alors des phénomènes biologiques qui constitueraient des transgressions à l’ordre naturel : dès lors, le monstre, parce qu’il est une transgression de la norme naturelle qui jaillit du/au cœur de l’harmonie, apparaît comme un objet purement ostentatoire. Il est une anomalie, un trou noir qui résiste à toutes nos tentatives de compréhension et d’explications, et c’est parce qu’il est un autre indéchiffrable et incompréhensible, un être insaisissable qu’il capte notre regard, il est spectaculaire parce qu’il offre au regard une forme difforme qui fascine et terrifie et c’est pour cela qu’il capte et finit par emprisonner définitivement le regard. Mandy est fait de cette matière monstrueuse : le deuxième long-métrage de Panos Cosmatos n’a de cesse de subvertir les genres, pas tant parce qu’il en transcende les passages obligés par une écriture qui viendrait jouer avec nos attentes pour, peut-être, les contourner, mais parce qu’il les compile en les poussant les uns et les autres dans leurs ultimes retranchements, de façon tellement gourmande, généreuse, que la matière déborde littéralement de tous les côtés des cadres, créant de folles excroissances s’étalant de toute part. C’est finalement cela le monstre aristotélicien : la matière vivante débordant de son moule si tu me permets l’expression.

Dans Mandy, comme le monstre révèle le chaos tapi sous l’harmonie, il est question de cette explosion dionysiaque au sens nietzschéen du terme, cette expression de la démesure, qui sied d’ailleurs si bien à son interprète principal ! Mandy use de cela, de sa ravissante monstruosité (Mandy, la bien-aimée de Red, interprétée par Andrea Riseborough, incarne parfaitement cet oxymore à travers son regard étrangement vairon, asymétrique, étrange et inquiétant), pour proposer une diégèse qui semble s’étendre à perte de vue, ouvre un nombre impressionnant de portes sur un univers qui, au-delà de ce qui apparaît dans le champ, s’ancre solidement hors de celui-ci ! La diégèse, rappelons-le, est l’univers dans lequel se déroule le récit et qui existe bien au-delà ce que donne à voir le cadre : comme si la narration que nous donnait à voir le film était une graine déposée dans l’imaginaire du spectateur, arrosée régulièrement par la capacité de l’auteur à suggérer ce qui est au-delà de ce qui est raconté, et c’est finalement une fois que la lumière de la salle se rallume que la germination débute. Maintenant, à nous de partir explorer les branches de l’arbre qui commencent à pousser, de l’entretenir en demeurant toujours actifs. Comme Red voit son esprit violemment ouvert lorsqu’il goûte l’étrange mixture des Black Skulls, Panos Cosmatos nous fait plonger un doigt dans plusieurs pots dont nous ne connaissons pas le contenu et nous embarque dans une folie onirique incontrôlable !

Les Black skulls justement, desquels nous entretient le vieux chasseur interprété par Bill Duke (chasseur chassé dans le Predator de McT), motards junky et mutants dégénérés, prenant un plaisir infini à s’auto-mutiler, enlacent avec passion l’héritage des cénobites barkeriens en même temps que celui du Mad Max 2 de Miller ! Cet énorme insecte sécrétant une drogue hallucinogène, contaminant les fidèles de Jeremiah, ramène aux parasites divers présents chez Cronenberg ! Red, forgeant son impressionnante hache lors d’une séquence musicale (le mood langoureux et soudain apocalyptique du regretté Johan Johannsson) faisant la part belle aux ralentis, aux implications hautement mythologiques, rappelle autant Rambo 2 que Cobra (réalisés par Cosmatos père donc, auquel le film est dédié), mais aussi le Conan de Milius, brasse autant le Revenge Movie 80’s guerrier que la Dark Fantasy ! Et soudain, un combat dantesque de tronçonneuses qui ne peut que ravir les adeptes de poésie macabre et de comédie grand-guignol biberonnés à Massacre à la tronçonneuse 2 de Hooper (autre film dont l’univers forain souterrain fait tourner la tête tant il ne cesse de déborder du cadre et de l’esprit) ! Enfin, on découvre ces parenthèses oniriques absolument dingues, colorées, cosmiques, tantôt en animation, tantôt numériques, et sublimement factices, convoquant Métal Hurlant, Lynch et Lovecraft, ainsi que tout un pan de l’iconographie Black Métal !

Mandy film-monstre donc, mais également film-univers, compilation savante de plusieurs autres univers ; pour réitérer le jeu de mot posé il y a quelques correspondances de cela, de terrains connus, l’on bascule en terre inconnue ! Je citais Hellraiser de Barker en introduction, la démarche diégétique de Mandy est finalement assez similaire : offrir un éclairage intime et sensitif d’un univers (dont la première et principale porte se révèle être les dessins de Mandy qui vont progressivement hanter l’esprit de Red en même temps que celui des spectateurs, ses rêves animés, pour, à terme, se substituer définitivement à la réalité), sous-entendre son immensité pour laisser libres les explorateurs et aventuriers de cartographier la partie immergée de l’iceberg ! Transformer une horreur intime en horreur épique !

Mandy est évidemment un vrai Stoner Movie horrifique, la drogue et l’expérience mystique qu’elle peut constituer chez son adepte, renvoie indéniablement au cinéma et à sa capacité à altérer la réalité, pour nous révéler par ce nouveau point de vue portée sur elle, ce qu’elle est vraiment : l’hybridation œil biologique / œil machinique de Vertov.

« Et voudra-t-on, face à pareille vision, éveil, lorsque notre regard se trouvera en pleine contemplation, se soustraire à elle ? Ne risque-t-on pas l’addiction à ce que le cinéma peut nous offrir ? Rien n’est moins sûr… La folie ne guetterait-elle pas celui qui, imprudent, se trouve soumis à la réalité que ses yeux de mortel ne peuvent supporter ? »

Cette approche est déjà à l’œuvre quelques années plus tôt, dans un registre différent, celui d’une rétro-SF hermétique, cryptique et psychédélique, au cœur de Beyond The Black Rainbow, mais également dans l’épisode du Cabinet de Curiosités de Del Toro réalisé par Cosmatos, The Viewing. Le pouvoir magique, maléfique du cinéma, sa pratique à la lisière de l’ésotérisme, de l’occultisme, est une approche que l’on retrouve chez David Lynch dont nous parlions au tout début de cette lettre. Le cinéma propose, et je l’ai déjà dit lors de nos précédentes correspondances, un double de la réalité, et c’est dans la sourde différence entre les deux représentations, entre la réalité et la réalité du cinéma que se niche la folie et l’horreur qui s’y cache, dans un mouvement lovecraftien. Nous pourrions décrire le même processus dans la cadre de l’expérience sous substance. Mandy nous donne à contempler ce basculement de l’un à l’autre, part d’une forme de réalisme poétique, met en scène la simplicité, l’intimité avec une forme de lyrisme discret, pour brutalement nous plonger dans le sordide le plus terre à terre, le fait-divers mansonien si je puis m’exprimer ainsi, émaillé cependant d’un fantastique dont on ne parvient pas vraiment à saisir les coutures et les contours, pour finalement nous faire éprouver et épouser la folie puissamment rock’n roll de son héros en quête de feu et de sang !

Mais trêve de péroraisons analytiques et abstraites, revenons à l’essentiel : ce qui fait avant tout la puissance de Mandy, c’est cette simplicité des émotions véhiculée par une photographie et une mise en scène paradoxalement extrêmement sophistiquées, à la lisière de l’expérimental, qui nous rappelle à quel point le cinéma de genre produit du sens avant tout à l’aune de sa forme, nul besoin de dialogues à rallonge ! A ce titre, l’amour de Red et Mandy s’exprime par des regards et des caresses, on ne peut le remettre en question, c’est la quintessence même de l’amour cinématographique qui semble émaner du couple. Jeremiah, à l’inverse, s’enferme dans d’interminables, obscures et grotesques logorrhées, se justifie même face aux spectateurs, pour témoigner de sa foi et de son amour morbide. Cosmatos joue sur cette dichotomie d’écriture, surjoue les monologues ampoulés du fanatique, pour mieux les renvoyer dos à dos à l’émotion pure éprouvée par Red et Mandy, au-delà de tout langage. De la même façon, la trame narrative, resserrée à l’extrême, se suffit à elle-même, parce qu’elle brasse des émotions suffisamment universelles pour suspendre notre incrédulité, ramène finalement à l’origine de la tragédie au sens où l’entend Nietzsche, à ce besoin de l’horrible et au déchaînement dionysiaque !

Mais qu’attends-tu mon cher ami, il faut m’arrêter car, à ce compte, je pourrais en noircir des pages et des pages tant le film est important pour moi ! J’ai très hâte de te lire au sujet de Mandy, de recevoir ta propre expérience de l’œuvre et de te voir, peut-être, rebondir sur certaines des pistes que j’ai modestement et de manière non-exhaustive évoquées dans ces quelques déjà trop longues lignes ! A ton tour, je t’écoute avec un immense intérêt, je sens que tu vas me faire adorer ce putain de film encore davantage !

Salut Romain,

Nous y sommes. La dernière lettre de cette première correspondance octobrale. Merci pour ce voyage d’automne à travers les œuvres ou l’on confirmait encore une fois qu’on ne peut regarder dans les yeux ni le soleil ni la mort. Mais le cinéma, lui, le peut. Concernant cette dernière œuvre qui conclut notre échange en apothéose, je dois aussi raconter un cheminement qui nous ramène beaucoup plus dans le passé que mon premier visionnage. A l’image des œuvres dont nous discutons, nous aussi nous explorons les soubassements du temps de nos propres expériences de spectateurs qui enquêtons sur ces évènements qui ont lieu entre les œuvres et nous. Ces mystères que le langage peine à expliquer, et dont il semble dangereux de discuter sous peine de dévoiler un monde qui nous absorberait.Quand j’étais au lycée, et que je baignais déjà dans une sorte de cinéphilie quotidienne, j’ai vécu une étrange expérience. Un jour je décidais de voir Akira puis d’enchainer avec 2001 l’Odyssée de l’Espace, je n’avais pas revu le premier depuis quelques années et je n’avais jamais vu le second. Dans une sorte de sidération, il était impossible pour moi de bouger. A la fin de 2001, j’avais des sueurs froides, une sorte de vertige, et surtout je n’arrivais pas à marcher. J’ai réussi à me coucher sur mon lit. J’ai prévenu ma mère qui était interrogée mais pas inquiète car je ne souffrais pas. Mon état a perduré pendant toute l’après-midi puis la nuit et le lendemain matin, ma mère décida de m’emmener aux urgences. Après une attente interminable pour quelques examens, le médecin énonça l’étrange vérité, je n’avais rien. Ce que je comprenais à ce moment, c’est que j’avais vécu, ce que l’on appelle le syndrome de Stendhal. Quelques heures après, donc un jour plus tard, tous les symptômes avaient disparu. Mais la sensation de vertige m’est restée, elle m’est même devenue familière dans mon rapport à l’art, je n’ai cependant jamais revécu une telle expérience. Ce n’est pas faute d’avoir essayé par d’autres moyens. Je devenais également fasciné au plus haut point par Akira et 2001, le premier que j’ai revu par la suite un nombre de fois considérables, le second que j’ai n’ai jamais revu en entier. Et que je ne compte jamais revoir de ma vie à l’heure ou j’écris ces lignes. Je préfère garder ce mystère, et surtout l’idée qui naquit en moi à la suite de cette expérience. Quelques années plus tard, des amis sont venus me chercher chez moi. D’abord je dois préciser le contexte dans ce contexte. En Guyane beaucoup d’entre nous ont le permis entre 16 et 18 ans car nous en sommes en Amérique du Sud, et que comme dans toute l’Amérique les distances entre les endroits ne sont pas forcément grandes, mais elles le deviennent quand le seul moyen d’aller d’un point A à un point B, c’est une route à travers la jungle. Surtout quand certains de mes amis habitent littéralement dans des cabanes dans la jungle. Également nous jouissions tous d’une certaine autonomie une fois au collège, celle des petites villes ou du moins des logiques communautaires ou tout le monde connaitrait un peu tout le monde, et que de toute façon il n’y a pas tant de choses à faire. Nos parents nous laissent donc une certaine liberté de mouvement dès le collège, liberté qui est exacerbée à partir du lycée. Le contraste c’est que nous sommes aussi la région la plus violente de France, avec le taux d’homicide le plus élevé et une plaque tournante du narcotrafic. Encore une fois, les paradoxes de l’Amérique se rejouent partout du Nord au Sud. Il y a donc toujours cette idée que lorsqu’on sortait de chez nous, on ne savait jamais vraiment où nous emmènerait la soirée ou si on rentrerait le jour même, le lendemain ou jamais. Si on se retrouverait à la plage, dans des marais, au bord d’une rivière, dans la foret , dans des pavillons bourgeois, dans un cimetière, un parking ou dans des chambres de logements sociaux, des places publiques, des maisons abandonnés, des ruines de sites historiques. Il suffisait de rouler 20min pour se sentir isolé, et on ne sait jamais quels amis d’amis seront nos compagnons de fortune ou d’infortune. Parfois on tournait juste en rond la musique à fond, de Vybz Kartel à Kyuss, en attendant de recevoir un message qui nous donnerait une indication comme un message du ciel. Tout ceci m’a permis d’explorer l’ensemble du spectre de ce que jadis, on appelait la contre-culture. Des métalleux, aux skateurs, des otaku réactionnaires aux rôlistes révolutionnaires, des experts en techno qui connaissent le nom de toutes les drogues aux geeks qui peuvent réciter le tableau périodique des éléments, des trafiquants membres de gangs qui se battaient aux hippies qui faisaient des concerts de reggae ou de rock prog sur la plage. J’ai tout connu, beaucoup de mes amis également, et plus important, j’ai fait l’expérience de l’ensemble de ces choses, pour le meilleur et le pire. Encore une fois, la même idée qu’après mon visionnage de Akira et 2001 m’apparaissait à l’aune de ce constat sur le spectre des contre-cultures occidentales, du moins ce qu’il en restait. Je te disais donc que des amis étaient venus me chercher comme ils avaient l’habitude de le faire. Et je les rejoignais sans savoir ce que serait mon destin à partir du moment ou je descendrais de chez moi. A ma grande surprise, ils avaient juste prévu d’enchainer les trois films du Seigneur des anneaux en version longue en fumant tout types d’herbes. Je ne sais plus si on a regardé les trois films. Mais je me souviens qu’entre l’effet des vapeurs d’herbes, la chaleur, et mon état de somnolence perpétuel (car je passais mes nuits à écouter de la musique ou regarder des films), je me disais que Peter Jackson était en fait un mec comme nous. On lui avait donné tout cet argent, et il avait fait son Wish You Were Here, son Space Ritual, son Yeti, son Led Zeppelin IV ou son Tarkus. Il avait fait sa version cinématographique du grand album concept psychédélique dont rêvait tous les groupes dans les années 70. Je me fichais un peu de la verticalité de la chose, de la mystique chrétienne de Tolkien, du côté cathédral d’un tel accomplissement, je me disais surtout qu’il avait voulu reproduire ces moments inexplicables que les gens qui se consacrent aux arts ressentent rarement mais assez pour continuer cette folie. Et là encore pour une énième fois, l’idée me revenait. Cette idée est simple, évidente, mais peu explorée sérieusement sauf par les artistes eux-mêmes. Cette idée, c’est que l’art est un trip. Et que le cinéma parmi tous les arts, est le plus trippant. Le trip documente autant sur la matière des gens qui le vivent que sur l’invisible des choses, il fabrique des narrations sur des éléments aléatoires, il sublime l’évidence, il révèle les émotions, il nous apprend que le monde est bien plus vaste que ce que l’on pensait. Les éléments que j’ai mis en avant dans cette contextualisation attestent déjà que mon admiration pour l’œuvre de Cosmatos vient de loin. Elle est même logique. Mais ce n’est pas tout, je connaissais déjà Beyond The Black Rainbow que j’adorais. Et je connaissais aussi les expériences lysergiques. Cependant mon premier visionnage de Mandy est dans la folie de ce contexte. J’étais malade et fiévreux en janvier 2019, et au pic de la maladie je n’arrive pas à dormir, je vais sur un site de streaming chinois underground car ils ont beaucoup d’œuvres internationales piratées en avance, et je vois que Mandy est disponible. Comme une sorte de graal au cœur de la situation, je le lance. Et avant d’aller plus loin, je dois dire que dans l’art comme dans les expériences psychédéliques, il n’y a pas de bad trip. Comme je tente de le faire comprendre avec cette contextualisation interminable, tout est toujours lié à tout et qu’on ne peut qu’en faire l’expérience. J’ai donc découvert fiévreux une œuvre fiévreuse et je ne saurais dire si j’ai déliré ou si tout ce que je voyais était réel. Pourtant ce fut l’une des expériences les plus marquantes de visionnage car la maladie autorisait l’œuvre à pénétrer mon esprit sans filtre, et à le tordre. Mandy m’avait laissé une cicatrice au cerveau comme la trace d’une expérience auquel on aurait survécu, un putain de film. J’ai donc réouvert l’œuvre pour la première fois depuis 2019, pour t’accompagner dans les bas-fonds de cet art monstrueux et parfaitement imparfait qu’est le cinéma.

Je te suis parfaitement dans ta vision du film-monstre, film-univers. Dévoilons un peu cet univers. Il faut signaler que Panos Cosmatos donne le ton dès les premières secondes. A travers notre dialogue, tu sais à quel point je tiens aux premières secondes d’une œuvre et à quel point je crois qu’elles sont décisives. On entend avant même la première image, Starless de King Crimson. Puis on voit des images aériennes d’une forêt de pins. On comprend que ce sont des images depuis un hélicoptère (carpenterien ?) qui vient chercher Red le bucheron pour le ramener chez lui. Mais des ces premiers moments on est bercé par la douce atmosphère comme l’infusion d’une substance dont on n’a pas encore saisi l’ampleur des effets. On glisse dans l’œuvre de Panos Cosmatos comme de l’éveil au sommeil, on ne saisit pas le moment exact ou notre conscience nous a fait basculer d’un état à l’autre. L’œuvre s’ouvre comme une expérience psychédélique. On passe du travail prosaïque de bucheron comme des considérations du quotidien avant l’entrée dans la salle de cinéma, à ce rêve projeté, ce trip. Du monde civilisé à la foret. Mandy joue tout de suite avec son héritage mythique. Le foret dans l’imaginaire occidental est l’incarnation des troubles de l’esprit, des recoins sombres de la conscience. Il s’y cache des loups comme des diables, des monstres comme des sorcières. C’est la mystique immanente à un tel lieu ou règne la pénombre et ou les sens sont traitres, la vision restreinte, l’ouïe surstimulée. Red et Mandy y sont chez eux, ils ont quitté le monde des hommes et vivent parmi le reste du vivant, étranger à l’humanité qui est devenue étrangère à elle-même. Un film comme The Witch de Robert Egers, nous fait bien comprendre l’enjeu de la foret dans les traditions chrétiennes. C’est le royaume ou Dieu comme synonyme de civilisation est absent car les hommes n’y ont aucun pouvoir. Ils redeviennent des animaux dans la chaine du vivant qui sont susceptibles d’être chassé comme ils chassent. C’est l’endroit ou à l’abri des regards se développent les passions des hommes et des femmes qui ont rompu avec cet ordre chrétien ou qui ne l’ont jamais accepté, les païens, les magiciens et les sorcières. Les premières images de Mandy nous la montre ainsi. Long cheveux noires, silhouette longiligne, pratiquante des arts. Elle correspond à tous l’héritage picturale de Circé. C’est une nymphe, une fée, une sorcière.

A la lisière entre le monde des hommes et des esprits, entre la foret et la ville, entre le corps et la psyché. Elle fait même de la divination quand devant la télévision éteinte qui lui sert de « miroir noir », artefact connu des sorcières et médiums, elle raconte son rêve comme le futur. Et avant cela, elle provoque une vision à Red endormi, ou elle se retrouve devant une biche morte comme son innocence bientôt sacrifiée. La particularité de cette vision, c’est qu’elle n’a pas les yeux vairons quand elle est à l’intérieur de ce moment. Dans le rêve, elle est idéale, dans la réalité elle est marquée par son regard et la cicatrice de son visage. Les sorcières portent les stigmates du monde qui les rejette par la violence. Et une femme qui sait lire dans le ciel comme dans les livres est l’ennemi presque naturel d’un ordre réactionnaire. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit brulée, le bucher est la punition du monde civilisé à celle qui a compris les limites de ce monde. Quand Red va pleurer devant les cendres de Mandy, elle se désagrège au gré du vent, comme si la vie la rappelait à participer un mouvement plus grand, une transformation plus profonde. Cette image rappel également une œuvre qui a dû influencer le cinéaste, Altered States de Ken Russell qui contient une scène similaire. Le scientifique fou qui s’enfonce dans ses recherches psychédéliques se voit confronter à des visions apocalyptiques dans le désert du Mexique. Il voit sa femme devenir un sphinx de sable avant de disparaitre au gré du vent. Dans les deux cas se révèlent à nous la matière finale de toute existence, la poussière. Ashes to ashes, dust to dust.

Mais dans le cinéma de Panos Cosmatos, cette poussière, ce grain est constitutif de la matière de l’image. Le cinéaste tient au 16mm et à une pellicule particulière je crois. Le 16mm nous permet de ressentir à la texture même de l’image comme une expérience esthétique organique. On ressent la chimie à l’œuvre sur nos rétines comme celle qui a permis de modifier l’image. Contrairement à ce que l’on croit, l’expérience psychédélique est une affaire de matière plus que d’esprit. Les deux sont inextricables, cependant c’est surtout la matière du monde qui nous entour qui va configurer et reconfigurer notre psyché en exacerbant chaque micro-changement perceptible comme une modification des fondements de la réalité d’une seconde à l’autre. On se rend alors compte que ce que nous recevons par nos sens est bien plus ample, bien plus lourd et plus écrasant que ce que nous admettons en état de conscience normal. Le psychédélisme nous oblige à accepter le réel dans son horreur comme dans sa beauté. Et que nous dans un état de flottement, d’attention, qui nous rends plus apte aux plus petits mouvements du vivant. C’est ce que nous fait vivre le quotidien de Mandy et Red avant le basculement. Cette douce contemplation comme un état de conscience altéré qui rendrait les expériences perméables. Les dessins de Mandy sont à la fois violents et apaisés, elle n’est pas en paix, elle est en équilibre avec ce qui est. Dans le kaléidoscope de la conscience et l’horizontalité qu’elle provoque dans son courant, l’horreur et la beauté n’ont pas de valeurs intrinsèques, ce sont des expériences qui s’ajoutent à la myriade de nuances qui les sépare, et d’autres, dans un tourbillon continue et indifférents que fabriquent notre perception sans jamais s’arrêter. Une minute on pleure, une minute on rit, une minute on pleure en riant, une minute on rit en pleurant. Les sentiments ne se fixent jamais à la matière, ils vont et viennent comme des flashs, comme si le bigbang se rejouait à chaque seconde dans notre cerveau à un niveau moléculaire au rythme des réactions chimiques et neuronales. Panos Cosmatos tente de s’approcher et d’être le plus fidèle possible à cette tempête douce des sens et des sensations. Les changements de lumières, de couleurs, de sensibilités de la captation. L’insistance sur la matière de l’image et les textures que révèlent la lumière sur la pellicule. Les halos lumineux, les filtres. Les pulsations de la lumière comme les flare. Les fondus enchainés dans des couleurs ou dans des textures similaires. Les jeux de montage qui donne un rythme assez lent à une œuvre dynamique au global. Les distorsions sonores comme l’omniprésence de la fumée. Les séquences d’animation, technique considérée par certains cinéastes comme la version la plus pure du cinéma par sa plasticité et sa fluidité qui simule celle de la pensée. Elle se modèle et de plie comme l’esprit. Comme les sentiments qui reflètent l’état de la matière et y ajoutent la charge du temps de la singularité de celui qui s’y projette. On a rarement fait l’expérience d’une telle expérience psychédélique au cinéma en dehors du cinéma de Gaspar Noé ou de Cattet & Forzani. Mais il ne se tient pas seulement à la matière de l’image mais à la matière qu’elle capte également. Durant les 20 premières minutes, on retrouve les éléments fondateurs dans la symbolique ésotérique que l’œuvre empreinte, le vent, l’eau, le feu et la terre. Les 4 éléments comme sur le t-shirt de Red. En plus de se compléter, ils sont eux complets dans leur rapport au monde. Comme le montre se plan ou on découvre les fenêtres de leur foyer comme des formes géométriques, symboles de la raison, et par un mouvement de caméra, le ciel étoilé, celui des rêves et des mythes, les deux sont liés par la verticalité du geste. La sorcière, et le chevalier.

Le carton nous indique Mountains of Shadow, 1983 AD. Cosmatos joue avec la mythologie qu’il convoque. Ce n’est pas n’importe laquelle, Mandy est une Guenièvre. Dans le cycle arthurien, il y a plusieurs figures féminines, fées et enchanteresses. C’est dans les échos lointains de ce dernier que Mandy va ancrer sa mythologie. Le cycle arthurien a pour particularité de ne pas avoir de canon, c’est-à-dire que toutes les œuvres qui s’en revendiquent font désormais partie de la matière arthurienne. Si l’influence de Chrétien de Troyes est celle qui est la plus remarquable car conséquente, les itérations à travers les époques sont valides jusqu’au film de Boorman ou à celui plus récent de Guy Ritchie. Pour les chercheurs, toutes ses œuvres sont à égalité dans le mythe arthurien. Le fait qu’il n’y ait pas de source donne à cette mythologie une aura païenne, chacun peut y mettre selon son contexte les situations qu’il veut dans la mesure ou elles s’inscrivent dans la dynamique arthurienne de la recherche du graal ou de la quête chevaleresque. Ce pourquoi le cycle arthurien est devenu aussi répandu, c’est surtout que ça a toujours été un récit allégorique. Un agencement de symboles, parfois dans des cheminements chrétiens abstraits, parfois dans une logique d’initiation ésotérique. Jusqu’au Parsifal de Wagner par exemple, qui en a fait le récit d’une quête alchimique. L’épopée mystique est l’un des modes du cycle arthurien qui est devenu l’heroic fantasy. Et dans les analogies psychédéliques, Cosmatos lie le genre du rape & revenge à l’heroic fantasy comme épopée métaphysique. Ce n’est pas si fou, si tout est dans tout. Est-ce que La guerre de Troie ne serait pas à ce titre le premier rape & revenge ? Il se peut que se soit plus subtil. Plus flottant.

La mythologie à l’œuvre dans Mandy est bien plus vaporeuse, mais ses origines sont aussi beaucoup plus arborescentes. J’aime bien dire que la vieille Europe accouche du Seigneur des anneaux à travers Tolkien alors que l’Amérique accouche de Conan à travers Robert Howard. La différence c’est que là ou Tolkien tente de mettre en évidence que les cycles cosmiques rejouent des batailles que nous devons gagner par une mystique transcendante de la grâce avec la solidarité, l’amour, l’amitié, le courage et bien d’autres choses. Conan raconte une épopée vengeresse ou la destruction est le moteur. Dans l’un on trouve les grandes espérances européennes pour se sauver de la pire guerre que l’humanité n’ait jamais faite avec la première guerre mondiale, dans l’autre on retrouve la logique conquérante un imaginaire sombre et violent qui est l’histoire de la conquête de l’Ouest voire de l’ensemble du continent. Là est la différence entre ce que l’on appelle désormais, l’heroic fantasy et le Sword & Sorcery. Cette seconde branche du mythe arthurien revisitée est celle que prends Cosmatos, l’Amérique n’a pas d’héros, ni de fantaisie, en revanche elle a des épées et de la sorcellerie. De la violence et des hallucinations. La foret devient donc ce lieu ou se rejouerait un affrontement païen d’une époque antédiluvienne. Et c’est là ou réapparait l’esthétique psychédélique, pas l’expérience mais bien l’esthétique telle qu’elle fut formaliser durant les années 60. Dans la lignée que trace Cosmatos, il s’inscrit dans toutes les cultures subalternes à la culture dominante chrétienne depuis un millénaire. Les dessins de Mandy, autant que l’imagerie de ses apparitions rappellent bien sur l’art nouveau. Il y a du Alphonse de Mucha, mais il y a surtout la réappropriation qu’en ont fait les hippies et les rebelles des années 60 dans les affiches, et les images qu’ils créaient pour illustrer leur mouvement. Mandy suit une tradition esthétique précise dont les racines sont multiples, d’ailleurs on pourrait parler de rhizomes. Il joue et rejoue des formes comme des motifs pour ne pas les oublier, le psychédélisme n’est pas qu’un mouvement de contemplation, c’est aussi la réalisation qu’une lutte est nécessaire.

Il y a une récurrence de motifs, des répétitions de couleurs ou de dispositifs. Si ça rentre dans l’appréciation sensible d’une expérience psychédélique ou tout serait une sorte de ricochet. Il y a aussi quelque chose de tangible dans cette lumière évanescente. Si la conscience humaine permet de tout mettre en relation, de faire résonner comme raisonner les bribes de mouvements du vivant pour l’organiser, il s’agirait de se questionner sur la nature de l’organisation que nous voulons non pas en tant qu’individu mais en tant que collectif. Le couple de Mandy et Red regardent un film à la télévision ou leur histoire semble étrangement se jouer devant eux, par une seconde révélation du miroir noire, de la boule de cristal cathodique. Bill Duke fait un lien entre les images des années 80 et l’œuvre actuelle de Cosmatos. Mandy quand elle est capturée porte le t-shirt 44 de Red. Ils sont une partie l’un de l’autre, ils se répondent. Il faut revenir sur une scène clé. La plus effrayante selon moi.

Celle de la capture de Mandy et de sa torture. Le visage de Mandy fusionne avec celui du gourou. Ce que nous fait ressentir Cosmatos, c’est que ce nous sommes en train de voir est en réalité une possession, autrement dit, un viol. Probablement l’une des scènes plus troublantes de la décennie à ce sujet. Elle met en scène l’humiliation de l’abuseur qui commet un tel acte comme l’impuissance de l’abusée en miroir sans que personne ne se touche. C’est l’organicité de l’image de Cosmatos qui nous fait comprendre la pénétration car en insistant sur la matière de l’image, la superposition ou l’incrustation d’un visage sur l’autre, nous sommes profondément touchés. Alan Moore a justement fait la même chose dans Providence ou Robert Black a une relation dont on ne saura jamais si elle est réelle ou fantasmée avec une jeune femme. On s’aperçoit que la jeune femme n’était pas en accord, quand Robert Black à travers le corps de la jeune femme dit que c’est lui qui a voulu ça. Moment extrêmement troublant car on se rend compte que c’est toute l’horreur de la chose. En la dépossédant de son corps, il s’est aussi dépossédé du sien et révèle du point de vue de la victime le dégout qu’il a pour lui-même. La plus horrible et infâme aliénation possible.

Ce motif de dissociation et d’union, entre les corps, les époques, et les mythologies rejouent une vengeance. Poursuit un affrontement mythique dans les dimensions spirituelles pour la libération des corps. Les polices des différents titres nous indiquent subtilement quelque chose. Elles suivent l’évolution des polices des mouvements du rock psychédélique au black métal. Des années 70 aux années 90. Années de la jeunesse de Cosmatos. Et du cinéma, de la musique, de la BD dont il revendique être l’héritier comme tu l’as bien expliqué, celui de Miller, de Kubrick, de Lynch, de Metal Hurlant, de Carpenter, de King Crimson, de Blue Oyster Cult et j’en passe. Un élément nous indique ou se situe l’affrontement et la vengeance de Mandy. Le discours que Red entend à la radio au début du film, « there is a spiritual awakening in America », n’est pas celui d’un prêcheur quelconque. C’est celui que Ronald Reagan donne à la convention annuelle de l’association évangélique en 1983 en Floride. Si la France a connu une libération des cultures underground par l’arrivée de Mitterrand, on oublie que les USA ont vécu le contraire. L’animosité que porte une génération de jeunes et d’artistes envers les années Reagan n’a d’égal que le repackaging nostalgique qu’en a fait la jeunesse actuelle qui ne les ont pas vécu. On oublie que sous Reagan c’était le retour d’un ordre réactionnaire et d’un assainissement religieux de la culture. Ils ont tenté de criminaliser le jeu de rôle, le métal, de censurer des jeux vidéo, des dessins animés ou du cinéma. Alors que se développait une culture underground dans les marges de l’industrie, c’est justement là que se cristallise la confusion de la pop culture comme culture de masse. C’est la ou on a transformé la liberté païenne et mystique de l’art des années 60-70 en tout en tas d’œuvres aseptisées qui pouvaient plaire au plus grand nombre mais surtout à l’auditoire chrétien intégriste auquel s’adresse Reagan dans ce discours. La Floride est aussi le pays de Disneyland. Cosmatos s’inscrit bien dans l’esthétique qui luttait activement contre la Disneylandisation de l’art. Les ennemis étaient Zemeckis, Ron Howard ou Spielberg autant que la renaissance de Disney à la fin des années 80 qui a permis la création d’un ensemble d’œuvre dont raffole les forces réactionnaires de la planète au point d’en faire un point central de leur soi-disant guerre culturelle aujourd’hui. Nicolas Cage lui-même a justement été acteur des deux forces opposées, bucheron qui détruit la foret qu’il habite, sauf que Cosmatos l’oblige à trancher dans le vif avec sa hache mythique, il l’oblige à choisir son camp, alors que se rejoue les années 80 sous Trump. L’autre grand diffuseur de la propagande reaganienne c’était bien sur la télévision, et surtout l’apparition du câble. La fascination mystérieuse qu’exerçait cette dernière sur la jeunesse était sans commune mesure, elle offrait un monde néolibéral ou l’accomplissement se faisait dans la possession matérielle ou des valeurs familiales traditionnelles, des sitcoms aux publicités en passant par les publicités dans les sitcoms. Reagan voulait justement laver les USA des errances des deux décennies précédentes. Beaucoup de cinéastes ont tenté de pirater cette imaginaire, même depuis la télévision. La rancœur contre Reagan est telle qu’il existe depuis quelques années un mod Doom, ou le boss final que l’on doit abattre dans des gerbes de sang, est une modélisation de l’ex-président. Les survivants de ces contre-cultures, du moins contre-esthétiques car je ne crois pas réellement que s’eussent été des cultures, dans leur massification n’ont pas oublié qui a ordonné la destruction de l’alternative, l’ordre 66(6). Et Cosmatos en tant qu’héritier de tout ça, n’a pas oublié la vengeance d’un monde qui leur a été volé par Disney et MTV. Il est donc facile de constater en quoi la famille mansonnienne qui vient détruire l’équilibre du couple s’inscrit dans des mouvances réelles avec son nom « New Dawn », l’aube qui est souvent l’apanage d’un imaginaire fasciste qui croit en sa propre résurrection comme celle du Christ dont ils ne comprennent pas le message subversif en réalité. On pense autant à la famille Manson qu’à celle de Delivrance ou de Massacre à la tronçonneuse. La coke et la pornographie à la télévision sont aussi typiques des années 80, les pratiques « monstrueuses ». Les profondeurs de l’Amérique ont légion de soldats incestueux sans visages prêt à sacrifier leur vie pour l’idéal de sauvagerie réactionnaire qu’ils croient être un combat de la lumière contre l’ombre. Si c’est dans une zone mythologique que se déroule l’affrontement dans Mandy, le Viet Nam, le Nicaragua ou l’Afghanistan qui marqua la fin des années 80 sont des espaces bien réels. Entre la réalité et la réalité du cinéma, c’était et c’est toujours un combat d’images qui est à la base, un affrontement mental entre deux mythologies. Celle des néoconservateurs dont Reagan fut la grande figure illuminée, et celle plus souterraine, émancipatrice des rêveurs, des artistes, des gens qui n’ont aucun mal à accepter qu’il se pourrait que le mal n’existe pas. Les hommes qui ont retrouvé leur humanité dans le foret des sensations et de la matière vont rappeler aux idéalistes mortifères, que le réel cogne, et il peut faire très mal quand il vient à vous frapper. Il peut même séparer la tête du corps. C’est la revanche que met en scène la fantasmagorie de Cosmatos.

Une sorte de catharsis. Je pense à la scène de « breakdown » de Nicolas Cage. Seul dans la salle de bain avec sa bouteille, des larmes aux cris et des cris alarmants. Les personnes qui ont déjà vécu un trip seul connaissent ce moment. Exultation, expiation, évacuation et respiration. C’est d’ailleurs la structure de l’œuvre, comme un grand trip solo. L’art est un trip. Un grand délire jusqu’à la dernière image, jusqu’à la transformation complète du monde. Jusqu’à ce que l’on passe de l’autre coté du miroir. Jusqu’à ce que le monde et son miroir soient indissociables. Des montagnes hallucinées à la foret hallucinogène, Cosmatos ne propose pas seulement une œuvre, mais une utopie.

Starless. Les œuvres sont comme des astres dans la nuit qui éclairent les visions de la conscience. Il y aurait potentiellement autant d’astres qu’il y a d’humains. Certains quand il réalise cela baisse la tête devant le gouffre de la création qui s’ouvre devant eux et vont se conforter à le remplir des mêmes éclats en espérant qu’ils puissent se lover dedans en attendant la mort. Pour ma part, je lève la tête, dans un mouvement vertical pour contempler l’horizon et l’ensemble des astres. Et je me dis que parmi toutes ces étoiles comme des œuvres, je pourrais toujours en trouver une nouvelle donc la lumière n’est semblable à aucune autre. Elle m’éclairerait sur l’existence d’une manière singulière, et peut-être que je ne la verrai qu’une fois, et ce sera bien assez. C’est le plaisir et l’excitation sans cesse renouveler de la découverte, de l’exploration. Dans le ciel obscur, mais plein de vies inconnues, Mandy est une naine rouge. Elle brille d’une lueur naissante mais dont la persistance nous donne l’impression qu’elle pourrait être là depuis le début de l’univers. Car il semblerait que le conflit entre le repli réactionnaire mortifère et la curiosité émancipatrice fertile est peut-être le cycle qui caractérise la fresque de l’humanité des peintures rupestres à Mandy, pas sans violence, pas sans beauté non plus. Il faut l’expérimenter. A l’aune de nos existences, avant de probables grands bouleversements de différents ordres, le cinéma brille toujours et Mandy célèbre le pouvoir de son feu ! Il se peut que nous soyons bientôt consommés par un autre type de chaleur, en attendant je te remercie et ce fut un plaisir de trouver en ta compagnie durant ce mois, cette constellation bien étrange.

Correspondances Octobrales #5 : A Cure for Wellness de Gore Verbinski (2017)

Avant-dernier échange avec l’ami de l’automne Romain Raimbault ! Un peu plus long que d’habitude avant l’ultime conversation de cette correspondance !

Salut Romain,

Nous voici déjà à l’avant-dernière lettre de ce premier dialogue octobral. Chose notable, il semblerait que par le choix de nos œuvres qui couvrent le siècle du cinéma, nous bouclions une boucle. Comme si dans les tréfonds des œuvres fantastiques et d’horreurs, nous ne pouvions trouver que les mouvements cycliques qui constituent la réalité, dans ce qu’elle a de plus troublant. Nous avons commencé avec les perceptions et les paysages mentaux, nous n’en sommes jamais réellement sortis. Dans la foret de l’esprit, la brume nous indique la tombée de la nuit ou l’arrivée du jour. A Cure for Wellness semble cristalliser tout cela. J’ai choisi cette œuvre car je la considère comme l’une des œuvres gothiques les plus passionnantes de ce siècle, en plus d’avoir une appréciation certaine pour l’œuvre de Gore Verbinski. Il parvient à perpétuer un mouvement dans ce qu’il a plus subversif et en même temps d’y apporter une maitrise qui exacerbe le trouble inhérent au genre. Mais surtout c’est un cinéaste radical qui n’abandonne jamais la noirceur des idées qu’il met en scène au profit d’un budget ou d’un impératif commercial. Gore Verbinski, pour le dire dans le langage marchand, fait des œuvres à pertes, dans l’industrie hollywoodienne qui serait assez fou pour plonger son spectateur dans les abysses de l’âme après avoir travaillé pour Disney pendant une décennie. Après avoir assombri Disney durant une décennie. Car je ne vais pas m’étendre sur le sujet, mais ses Pirates des caraïbes touchent quelque chose de juste pour les gens qui connaissent les caraïbes et légendes liées à la mer. Chez nous, et ceux depuis la traite négrière, la mer est une entité mystique qui avale les hommes, leurs rêves, leur futur. C’est une étendue qui est peuplée de vie dont on ignore les formes, mais aussi de cadavres qui sont nos semblables. Il y avait de tout cela dans ses pirates des caraïbes, car le folklore marin à cette particularité que l’ombre de la mort est plus exacerbée que dans d’autres, car entre la mer et la mort, il y aurait simplement une histoire d’o.

Elle règne en maitre et ses caprices nous font passer du rêve au cauchemar, d’une minute à l’autre la tempête pouvait dévoiler un paysage dont la beauté n’avait d’égal que la désolation causée, Gore Verbinski parvenait à rendre toute cette mystique caribéenne de manière très juste. Si l’implicite était bien sur l’esclavage, Gore Verbinski nous faisait ressentir que face à cette entité, l’humanité entière n’était qu’une esclave qui la célébrait pour la liberté qu’elle leur accordait autant qu’elle la craignait pour la solitude qu’elle leur imposait. Avec a Cure for Wellness, on passe de la mer à l’eau. De l’idée romantique à la matière gothique.

Dès les première secondes nous retrouvons le cinéaste que nous avions laissé dans un maelstrom, une décennie auparavant. Une comptine susurrée par la voix d’une jeune femme nous invite, et soudain se dévoile devant nous des formes gigantesques dans une pluie verdâtre. Ce sont les édifices à l’aura antédiluviennes de l’inquiétante métropole de Gotham, que dis-je ? ce sont les buildings de New-York sous une pluie battante. Ces monolithes provoquent déjà un sentiment oppressant voire de sublime. Cette émotion typique du romantisme et de la littérature gothique qui est réservée à la révélation que l’on ressent devant la beauté du monde. Pourtant ce n’est pas de nature dont il s’agit, ce sont des buildings, des bâtiments. Les hommes que nous sommes, nous prosternons et craignons, nos propres créations qui désormais percent le ciel comme des temples d’une divinité inconnue, d’une civilisation inconnue. Un homme reçoit une lettre, le sceau de la lettre porte comme symbole le caducée. Sauf qu’au lieu que ce soit des serpents entremêlés, on réalise plus tard dans l’œuvre que ce sont des anguilles. Mais nous y reviendrons. Devant ses écrans qui montrent des stats et des graphiques qui nous laissent deviner qu’il travaille dans la finance ou dans une grande entreprise, l’homme boit un verre d’eau. Alors que nous venons de voir le ciel nuageux, un aquarium, et l’eau en gros plan, l’homme s’écroule avec comme meurtrier, l’eau. Puis nous suivons le jeune Lockhart dans un train à travers les Alpes suisses. Le train se réfléchit sur lui-même, du moins la caméra nous montre que le train se double. Lockhart lit une lettre qui nous décrit ce que l’on comprend comme l’échec de la culture occidentale, l’aliénation du monde contemporain, l’égoïsme que cultive cette culture face au monde et entre les individus. Introduction épistolaire, récit rapporté ou retrouvé, nous sommes en terrain connu. C’est bien de gothique dont il est question. Mais pas n’importe lequel, celui des origines, celui qui veut retourner aux origines. Le train ne nous ramène pas seulement dans les Alpes suisses, il nous ramène dans la Suisse de l’été 1816, ce moment ou l’histoire de la littérature, peut-être même de l’humanité occidentale fut changé à jamais. Ce lieu qui contient la naissance de Frankenstein par Mary Shelley. Ce train c’est le cinéma de Verbinski qui va retrouver ses origines dans les eaux des montagnes suisses pour rencontrer son créateur, sa créatrice.

Comme un avertissement, nous savons désormais où nous mettons les pieds. Dans le gothique dans ce qu’il a plus de plus vertigineux, insidieux et corrosif. Car il coule comme l’eau de l’esprit sur les roches de la rationalité avant de petit à petit les éroder comme le reste dans la vacuité qu’elle pensait avoir vaincu en s’érigeant comme monument. Plongée dans les eaux troubles ou la lumière de la raison ne peut les atteindre, les statues meurent aussi.

Le train-miroir nous indique qu’un voyage dans le temps est possible lorsqu’on infléchit la conscience sur elle-même. Dans les paysages alpins règnent les formes de l’eau cristalline, liquide, vaporeuse et solide. Devant ces perpétuels changement, l’idée d’une grandeur humaine s’annule, et les montagnes comme des axis mundi, vont appuyer le fait que l’homme est bien peu de chose. Mais que l’eau ruisselle en lui comme sur le flanc de la montagne, et c’est en ça, qu’il ferait partie de quelque chose de plus grand. Ainsi va la logique gothique du microcosme et du macrocosme. Que le mouvement intérieur soit identique au mouvement extérieur car c’est le même, celui de l’eau.

Dans la voiture qui l’emmène au centre, le chauffeur comme une réminiscence d’un passeur qui guiderait un homme pendant une traversée parle à Lockhart. Ce dernier exprime les raisons de sa venue, sur la vitre du chauffeur, seul sa montre se réfléchit sur la fenêtre. En descendant, Lockhart lui indique « 20 minutes max ». L’hôtesse lui indique qu’il est en retard. Il regarde sa montre, suisse bien sur, et il demande de déroger à la règle. La femme lui répond, « there are no exception ». En sortant de l’accueil, un groupe de vieux joue au scrabble, Lockhart sur de lui trouve le mot « Absolution ». Il décide, encore une fois, de devenir l’exception en allant voir l’un des responsables dans son bureau. Dans le bureau trône des têtes empaillées de cerfs, et Lockhart se voit refuser sa requête. Il part agacé par les refus. Soudain un cerf se met sur la route et force le chauffeur à l’accident. Le cerf est dans plusieurs culture le roi de la foret voire un dieu, il est l’incarnation de la puissance divine de cet espace que les hommes fuient, mais aussi des cycles de la vie que les hommes fuient également, du moins l’humanité dont nous discutons depuis le début de cette œuvre. Quand il est entré dans le bureau du responsable avant l’accident, nous l’avons vu entré à travers un plan en grand angle sur les yeux d’un cerf mort. L’objectif accentue la courbure de l’image et donne une emphase au symbole circulaire. Le monde dans lequel Lockhart est plongé existe dans l’œil d’un dieu mort. Comme nous en discutions sur notre lettre à propos de Dont Look Now, l’accident est porteur de vision. Lockhart comme le spectateur voit le futur pendant un bref instant, des flashs nous montrent des images indifférenciées du passé, du présent, d’ailleurs au même moment et du futur. La clairvoyance s’offre à ceux qui sont frappés par l’absurdité de la mort. D’ailleurs qui a réellement ces visions, Lockhart ou sa mère qui pousse son dernier souffle ? C’est un monde dans les yeux d’un dieu mort. L’absolution est le pardon de dieu, dans le christianisme il se fait à travers des rituels, le sacrement de pénitence et de réconciliation. Comment se réconcilier avec un mort ? quelques secondes avant l’accident, Lockhart aperçoit la figure de Mia Goth. Nous voyons qu’il la voit à travers la fenêtre de la voiture ou le corps de la jeune femme se superpose au visage de ce dernier sur la vitre, comme s’il n’existait que dans le même cadre ou qu’il était le seul à la voir. A son réveil dans le centre, sa montre est arrêtée.

L’eau abolit les frontières et s’infiltre partout sous toutes les formes. Elle se déplace en nous comme sur l’ensemble de la planète. Elle est là vie elle-même. Elle réfléchit, infléchit et diffracte la lumière. Elle conditionne notre rapport à la réalité dans ses fondements, du ciel réel à celui des idées, l’eau contient les deux infinies. L’œuvre épouse ses propriétés, les échelles des objets sont transformées, un œil aussi gros qu’une tête. Des corps coupés selon des proportions bizarres dans la piscine du centre. Une lumière diffuse qui épouse des couleurs artificiels. Le bâtiment lui-même suit une architecture familière mais étrangère d’un autre espace-temps et la ramène au présent. Entre Art nouveau et Art Deco, les mouvements qui marquent la fin du XIXeme siècle et le début du XXème siècle, avec des résurgences de motifs gothiques qui avaient pour but de remettre des formes organiques dans les constructions humaines pour lutter contre la géométrie utilitariste et aliénante des révolutions industrielles, et de l’urbanisation massive des grandes capitales occidentales. Il s’agissait de simuler, de faire des constructions comme des miroirs dont la géométrie abstraite reproduirait le chaos organique du vivant. Car l’industrie savait produire le même, mais le vivant lui, est multiple et varié. Dans le steam bath, Lockhart semble surpris justement devant cette variété des corps nues qui s’offre à lui. La nudité révèle aussi l’empreinte du temps sur les corps, alors même que le temps est figé pour lui. Nous divaguons avec lui dans les couloirs vaporeux, dans un espace ou il n’y a plus de temps, dans un temps ou l’espace ne suit plus aucune logique. La première rencontre avec le personnage de Mia Goth joue à l’extrême ce motif de labyrinthe en fractales, en résonances, en ricochets, en ondes. Il y a un jeu de réflexion avec l’eau ou le bas se confond avec le haut. Mais on comprend la folie de la situation quand la jeune femme donne son nom en conclusion de la scène, Anna. C’est un palindrome. Le début et la fin sont indissociables, il n’y a pas de sens. Verbinski va plus loin dans cette dérive fantasmatique et dérangeante. Dans la seconde rencontre de Anna et Lockhart, elle tourne autour d’une fontaine circulaire. Le cercle est bien sur le symbole de l’esprit, Anna est l’obsession de Lockhart. Elle tourne et tourne. Quand elle s’arrête pour lui demander « what would you give me ? » comme pour sceller un pacte. Le plan ou elle se tient pour énoncer la réplique détonne. C’est un faux-raccord souligné par Verbinski car les images qui encadrent ce plan sont dans la même continuité. Anna vient disrupter la grammaire cinématographique, tellement l’obsession de Lockhart envers elle est troublante. Elle est d’abord à la marge dans l’image, mais l’image elle-même est marginale dans la séquence. Elle brise l’ordre de l’œuvre comme si sa présence petit à petit venait éroder la construction que serait la rationalité de la grammaire cinématographique, elle s’immisce dans les visions de Lockhart au bord de la mort avant de retourner son monde. Il lui offre sa figurine de ballerine d’enfance, qu’il a lié à sa mère, mais surtout au fantasme qu’il se fait de ce que devrait être une femme. Il lui transmet et fait passer son délire d’un fétiche à l’autre, un glissement du désir d’une matière à l’autre, d’une échelle à l’autre. Dans l’eau tout est diffracté. Et elle est comme l’eau, insaisissable.

L’œuvre est aussi insaisissable, elle oscille entre des images rémanentes et une structure hauntologique. On peut voir dans Anna, et dans le choix de Mia Goth, un fantôme de Nastassja Kinski dans To The Devil a Daughter de Peter Sykes. Dans le piège que fomente le directeur du centre, on pense à Corridor of Mirrors de Terrence Young. Ce centre qui trône au milieu d’une petite ville et la surplombe rappel par certains aspect le château de Dragonwyck. Et Verbinski dit lui-même être inspiré par la montagne magique de Thomas Mann à l’écriture du scénario. Dans ce brouillard de références, notre vision est pourtant claire. L’utilisation des possibilités du numériques pour éclaircir l’image, et tenter des jeux avec une lumière basse tout en gardant une très haute définition nous empêche de détourner les yeux. Nous sommes perdus pourtant tout ce que nous voyons, nous apparait avec une clarté et une lucidité écrasante. La qualité ultra nette des images nous oblige à tout voir, à tout percevoir. Comme le dit l’homme que Lockhart était venu chercher dans le steam bath, nous étions aveugles. La caméra va nous redonner la vue dans un vertige familier sur l’inquiétante banalité du réel. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus banal que l’eau ? Ces plans sur les corps, les yeux, les visages, les dents. Sur ce pollen qui flotte dans les jardins. Toutes les « imperfections », les détails, et les singularités des peaux, nous n’échappons à rien. Nous avons même le droit à la photo au rayon X. La caméra est clinique, les images sont chirurgicales. Verbinski nous confronte aux textures et à la matière dans sa bizarrerie. Quelle fascinante attraction provoque en nous du désir dans un agrégat de matière que l’on appelle corps, quelle drôle d’expérience que celle d’avoir un corps, quelle étrange aliénation commune que d’exister ! Tout est là pourtant quelque chose nous échappe. Lockhart va devoir mourir et renaitre pour le comprendre. La clarté de la matière contient la clé de cette errance intemporelle. « there’s something in the water ».

L’expérience de la mort permet de faire advenir Lockhart à lui-même. Il peut assumer son désir et son être car il est sur de sa propre existence. L’œuvre se divise à ce moment comme si Lockhart explorait une vision féminine là ou la première heure nous imposait une vision masculine. Son double féminin, Anna devient le sujet de l’œuvre lorsqu’ils quittent le centre, dont le portail avec le symbole de caducée sépare les anguilles. Le caducée est l’emblème de la médecine comme pharmakon mais aussi celui des polarités opposées, comme masculin et féminin. Le caducée est aussi le bâton du dieu Hermès, qui conduit les hommes en enfer mais qui est aussi dans la tradition ésotérique le détenteur de la tradition alchimique. Durant leur escapade dans le monde de la matière, les deux protagonistes sont ramenés à la fragilité de leur existence sociale mais aussi physique. Lockhart est un yuppie, un éclopé qui ne peut meme pas lire. Anna devient un objet de désirs. Dans ce bar et dans cette étable se rejoue un jeu de miroir, ou les considérations métaphysique du sanatorium sont évacuées pour nous faire ressentir l’angoisse du présent. Un jeu de prédation ou la vie serait la cible. Lockhart se révèle être un gamin et Anna, la vierge, une petite fille. En dehors de leur prison dorée, les deux ne sont pas aptes à vivre dans la société, par mépris pour l’un, par dépit pour l’autre. La destruction des dents de Lockhart le fait également voyager dans le temps, car il révèle le visage aux atours enfantins de Dane Deehaan. On lui rappelle qu’il doit rester docile, à sa place, d’enfant dont il faut prendre soin contre gré. Enfance qui nous est signalée comme traumatique car elle est l’image de la mort de son père par suicide. Deuil insurmontable, insupportable. Pulsion suicidaire paternelle, fétiche maternel, l’illusion traumatique est la prison dans la prison. Anti-oedipe deleuzien, Sanatorium foucaldien. Surveiller et punir les schizophrènes dont le capitalisme a besoin pour perdurer. Les hallucinations schizophrènes révèlent qu’il y a effectivement quelque chose dans l’eau. L’éclopé était en fait un faux cyclope qui marchait avec un œil marché en faisant croire qu’il était borgne. Psychosomatique, délire, traumatisme ; le dieu en chacun de nous est incompréhensible certains diraientque ses voies sont impénétrables. « A man cannot unsee the truh ».

Quelle entité a le pouvoir de créer des fictions à notre mesure ou on l’on trouverait du réconfort à se lover dans la souffrance ? la maladie était un écran qui conditionnait la réalité. Lockhart comme nous tous, doit apprendre à marcher sur ses deuxjambes. La vision est un don et une malédiction.

La modernité qui accouche d’un individu mort-né ou malade est doublée par le capitalisme qui tends à corrompre le réel dans ses fondements. Si l’eau est pourrie, si elle est corrompue par la vermine, c’est l’ensemble du vivant qui opère une lente, pénible et douloureuse décomposition jusqu’à sa disparition. Les anguilles sont ce mystère, est-ce que tu savais que malgré la fascination que ces étranges créatures provoquent depuis l’antiquité, nous ne savons pas comment les anguilles se reproduisent ? Nous n’avons jamais assisté à la reproduction des anguilles, cette présence sous-marine avec des facultés uniques. C’est un secret. Celui que partage les élites capitalistes également. Surtout quand elles tentent d’échapper aux conséquences des actes qu’elles orchestrent depuis les tours de Gotham. L’immortalité est le fantasme d’un capitalisme et d’un individualisme qui ne se plierait pas aux lois de l’existence. La langue allemande présente dans l’œuvre nous rappelle deux choses en filigrane. Le succès de la logique capitaliste, impérialiste et industriel avait un nom, le nazisme, l’horreur du nazisme. Ces gens qui n’ont rien fait d’autres que d’aller au bout de la logique de ce système qui avait bouleversé le siècle précédent. Ces monstres qui ont utilisé les innovations comme des armes dans le Sanatorium géant que fut l’Allemagne de 1933 à 1945. La deuxième chose, c’est qu’une autre figure allemande avait déjà prévenu de ce funeste destin, Faust. L’horreur qu’incarne le véritable visage du directeur du Sanatorium est celle de l’homunculus, cet homme en bouteille, ce monstre froid qui n’a d’humain que la forme. Qu’est-ce que le monstre de Frankenstein si ce n’est un homunculus dont l’existence serait du non plus à des principes alchimiques mais bien à des considérations scientifiques ? l’autre trace germaine est bien sûr, celle de Freud, qui a sorti l’esprit d’une prison pour tout de suite le mettre dans une autre. Les œuvres gothiques ne font que suivre la voie de Faust, figure qui a défriché un chemin, celui que les écrivains et cinéastes tentent d’éclairer en mettant chacun leur lumière singulière, dans le but de rendre plus clair l’obscure expédition de la conscience- monde. Un chemin que l’on arpente dans la solitude de la lecture ou dans les cavernes sombres des salles de cinéma, à nos risques et périls. Il n’y a pas de connaissances sans danger, il n’y a pas d’expériences sans risques.

Wellness, est le bien-être, est cet idéal qui dans un mythe bourgeois nous ferait croire qu’il y aurait un état de bonne santé possible dans un monde corrompu. Verbinski a bien compris qu’à l’époque du développement personnel, des coachs à porter d’écrans, et des injonctions à la performance, cette idée de wellness était une nouvelle doctrine de l’entité qui nous fout la tête sous l’eau polluée. Elle serait justement cette grande clinique qui nous ferait miroiter l’immortalité du corps. Mais la caverne faustienne contient une double révélation, comme les deux voies du gothique. L’une sur les femmes et leurs corps, l’autre sur les hommes et le corps des autres. Cette entité c’est bien sur le capitalisme qui comme une vapeur vient pourrir les murs de nos existences, nous offrant une violence qui nous ronge à l’instar de moisissures. Elles noircissent la conscience par l’obsession maladive de la maladie. Le capitalisme comme un substitut d’un père, patriarcat incestueux pour Anna, masculinité castratrice pour Lockhart. « I will always be there for you » dit le directeur de la clinique à Anna après l’avoir drogué en lui offrant une robe. Difficile de se sevrer du fétiche de la marchandise. Elle apparait comme une divinité pour nous réconforter dans l’interminable deuil de l’innocence perdue. Dans ce grand ballet des opposés, des symboles et des aliénations, il nous manque un élément. Si l’eau est omniprésente, Lockhart est le seul à porter le feu. Par sa cigarette, et surtout lors du climax. Il détruit le bal bourgeois par le feu des célébrations ancestrales. Celui du savoir, celui de l’absurde vérité, celui que Lucifer porte aux hommes, celui dont le cinéma est la dernière émanation. Le monstre n’était pas la création mais le créateur. Le Prométhée moderne comme le sous-titre de l’ouvrage phare de Mary Shelley. La maladie industrielle était déjà le constat des écrivains gothiques du XIXème siècle qui ne pouvaient que tenter de décrire les immondices de l’organisation capitaliste du monde en la confrontant aux visions antiques, aux folklores, aux monstres comme des miroirs de la monstruosité bien réelle. Ils ont contaminé l’eau de la vie et l’on transformé en véhicule de mort.

Alors que nous avons déjà sombré dans « les eaux glacées du calcul égoïste », nous devons désormais la boire. Pourtant le doute subsiste comme le veut la tradition fantastique. Lockhart a déverrouillé son cœur, et choisit de refuser le retour à la ville pour un retour à la vie. Mais l’eau à l’intérieur comme à l’extérieur, l’amour de Lockhart envers Anna n’est-il pas son ultime aliénation égoïste ? Il sourit de toutes ses dents. Le bien être est une illusion, et pourtant. Alors qu’il se dirige désormais vers le foret, il nous faut préciser ceci. Lockhart est un nom qui vient de l’ancien anglais, à l’origine il signifie, « cerf de la foret ». Pour notre dernier texte nous nous dirigeons également vers cette foret, terre inconnue ou les hommes doivent faire face aux inquiétants bruits des autres êtres vivants autant qu’au silence du monde. L’euphorie de cette ultime expédition provoque aussi en nous ce bien étrange sourire. Ainsi mon ami, je te laisse dévoiler ce que tu as aperçu dans ces vapeurs, ces brumes, ce brouillard !

Salut Kephren,

Très beau choix de ta part que ce très étrange A Cure For Wellness, qui, tu l’exprimes à la perfection, constitue presque une synthèse en même temps que le bouclage de notre boucle épistolaire tentant de porter un humble point de vue sur le cinéma fantastique et horrifique en quelques morceaux choisis ! Gore Verbinski est un auteur pour le moins iconoclaste au cœur de l’industrie hollywoodienne.

Les trois premiers épisodes de la franchise Pirates des Caraïbes, le remake américain du Ring de Hideo Nakata, le très curieux film d’animation Rango, Verbinski semble avoir su se glisser dans plusieurs cadres contraignants qu’il n’a pourtant cessé de subvertir jusqu’au point de rupture violent et douloureux que tu évoques à merveille, Lone Ranger ! Ces quelques exemples piochés de façon non exhaustive dans sa filmographie peuvent donner une impression d’inconsistance, d’un apparent manque de cohérence, peut-être même d’une forme d’opportunisme, mais il y a, si l’on prend le temps de l’explorer véritablement une vraie démarche d’auteur au cœur d’une carrière finalement bien plus riche et profonde qu’il n’y paraît au premier abord. Avant d’en venir à l’œuvre dont tu m’entretiens aujourd’hui, prenons un autre exemple qu’il apparaît relativement simple de mettre en balance avec A Cure For Wellness pour témoigner de la démarche singulière du réalisateur, de sa façon très personnelle d’épouser un motif, horrifique dans notre cas, pour mieux s’en soustraire tout en offrant au cinéphile du grain à moudre et au consommateur ce qu’il est venu chercher.

En 2002, il se trouve donc à la barre du remake de Ringu de Hideo Nakata, The Ring, un film étonnant et très réussi qui, avec le The Grudge de Takashi Shimizu tourné au Etats-Unis quelques années après son nippon Ju-On, constitue à mes yeux le meilleur exercice de refaisage, si tu me permets cette horrible traduction produisant un atroce néologisme, d’une œuvre asiatique et ici japonaise, aux USA, à l’époque où cette mode était en pleine explosion ! Gore Verbinski parvient, et c’est déjà extrêmement fort, à s’approprier une structure narrative, et, dirons-nous, un pur concept et à le faire sien, à produire du sens dans un contexte culturel radicalement différent, mais aussi et surtout à le raconter, à l’aune de son propre langage cinématographique encore en construction. Chez Nakata, l’horreur est minimaliste, prend racine dans un quotidien japonais banal, au cœur d’un Tokyo aliéné et aliénant, la caméra est quasi tout le temps fixe, et l’inquiétante étrangeté jaillit de ces plans d’ensemble et de demi-ensemble représentant une réalité terne, double, dans laquelle une silhouette, une présence absente se cache : on ne la voit pas nécessairement mais elle est bien là, et lorsque quelque chose enfin semble émerger de l’image, l’on ne cesse de se demander si l’on a bien vu ce que l’on pense avoir vu. Et puis il y a également ces très gros plans sur un rideau de cheveux noir, humide, sur un œil révulsé, cette vhs maudite au contenu cryptique, diffusant des images perturbantes que n’aurait certainement pas renié Bunuel, et soudain, la sidération, sourde et discrète, mais puissamment signifiante ! Verbinski ne cherche pas à copier-coller cette tradition du kaidan-eiga mêlée à la modernité d’un cinéma d’horreur japonais ayant renaquis du corps mutant du Tetsuo, The Iron Man de Tsukamoto, il fait un effort créatif considérable en l’adaptant véritablement, s’immerge certes dans sa rythmique si particulière de la peur, mais la sert avec des images et représentations autres, plus occidentales : le film est indéniablement plus spectaculaire, joue la carte d’une sidération plus explicite, mais toute aussi vertigineuse, pour preuve cette ahurissante séquence dans laquelle un cheval, pris de folie sur un ferry, se jette à la mer, séquence à laquelle la mort du cerf dans A Cure For Wellness fait curieusement écho. Chez Nakata, le fantastique todorovien est maître, le vertigeréside dans l’indécision métaphysique ; chez Verbinski, cette hésitation n’est très vite plus permise, et l’horreur se révèle cependant vertigineuse parce qu’elle apparaît un avenir imminent, imprévisible et inéluctable qui ne cesse de clamer son existence de façon tonitruante dans le présent !

Et l’eau, me diras-tu, puisque tu en as déjà savamment parlé, elle baigne la pellicule (comme pléthore de films de l’auteur), de l’eau croupie du puits à la mer. Comme tu le dis très bien orthographiquement et sémantiquement cette mer est si proche de la mort ; comme cette dernière, elle remplit dans notre existence, biologique et psychique, symbolise autant un passage d’un état à un autre, d’un monde à celui qui s’étend sous lui, qu’une surface qui réfléchit et révèle. Nous le verrons, dans A Cure for Wellness, elle est véritablement un écran de cinéma sur lequel se projette une réalité d’un autre temps, d’un autre monde, fait coexister dans le cadre plusieurs temporalités, les synthétise. Pour terminer sur The Ring, version américaine, Gore Verbinski y fait déjà preuve d’un sens de l’esthétique horrifique unique et fulgurant, dilatant l’espace au sein du cadre, en travaillant sur les lignes de fuite et sur les déformations produites par des angles de caméra peu conventionnels, des plongées et contre-plongées parfois excessives, pour créer des espaces familiers dans lesquels les proportions ne correspondent à rien de ce que nos yeux nous donnent à voir ! Mais ici, il n’est pas question de disserter sur The Ring, mais bien sur A Cure for Wellness.

Le premier plan qui me marque définitivement la rétine, c’est ce train-miroir lancé à pleine vitesse dans les montagnes suisses, qui devient littéralement un écran. C’est amusant combien cette image convoque en moi L’Arrivée du train en gare de La Ciotat des Frères Lumières, œuvre qui provoqua, dit-on, la terreur des spectateurs en 1896 : de ces premières projections d’un train, c’est ici littéralement le train qui devient l’écran de cinéma, qui révèle déjà tout du funeste destin du protagoniste, ce vers quoi, avec lui, nous allons inexorablement, et ce de quoi nous ne pourrons revenir ! Ce plan boucle avec le final dans lequel Lockhart sort des souterrains et découvre l’incendie du château se projetant dans le reflet des fenêtre du bâtiment lui faisant face : comme nous le disions plus haut, le reflet ouvre sur une autre temporalité, deux cent années plus tôt, qui, dès lors, coexiste avec celle dans laquelle nous nous trouvons. Encore une fois quelque chose se projette dans les surfaces réfléchissantes qui révèle une vérité, une prise de conscience et nous donne à interpréter autrement ce qui se déroule sous nos yeux. De la même manière, quand Lockhart décide de repartir du spa avant l’accident, il aperçoit pour la première fois Anna, sur la corniche, au sommet du bâtiment, une pure apparition, l’émanation, nous l’apprendrons plus tard, d’un passé tragique, un écho persistant dans le temps qui ne prend forme que dans ce double de la réalité, réunissant de nouveau deux époques. Et pour cause, Anna tisse le lien entre ce qui fut, ce qui est, et ce qui sera, au point d’incarner pleinement cette continuité entre le sujet se reflétant et le sujet reflété : le palindrome. Comme dans The Ring, la surface réfléchissant la réalité (l’écran de la télévision et l’eau sombre du puit), est définitivement prise de conscience, ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit le lieu du jaillissement du fantastique : une bonne partie de la lettre de Pembroke questionne justement la conscience de soi, le fait que celle-ci soit la conséquence d’un retour sur soi, de son dédoublement dans le but de se prendre comme son propre objet d’investigation. Toute réflexion est amenée par un acte de contemplation du sujet par lui-même, comme face à un miroir, résultant donc de ce dédoublement. Lockhart, pour penser comme tu l’as fait la symbolique derrière son nom, a le cœur verrouillé (lock-h(e)art), si tu me permets ce jeu de mot : il est l’émanation de cette société capitaliste confondant individualisme et égoïsme pathologique, et narcissisation nécessaire à la survie de l’individu au cœur de l’instance sociale (pour faire un détour freudien) ; il est cet être aliéné par le système, n’ayant de cesse de chiffrer le réel pour avoir l’impression de le contrôler, pourtant lentement digéré par ses monolithes de bétons s’élevant vers les cieux pour atteindre le territoire des dieux, se substituer à eux !

Entre les buildings et le château au sommet des Alpes suisses, il n’y a finalement qu’un pas prométhéen, et surtout une seule et unique punition pour avoir fait preuve de tant de vanité.

Dès que Lockhart pénètre l’institut, après une référence on ne peut plus claire au Shining de Kubrick annonçant déjà le caractère totalement cérébral du bâtiment, on est immédiatement plongé dans un Eden dont on ressent inexorablement le malaise d’un dévoiement ayant déjà eu lieu : l’abject, pour citer Julia Kristeva, tapi sous le verni de la quête d’un bien-être illusoire parce que, dans une dialectique baudriardienne, système hors du système qui est finalement assujetti de plus belle au système, et dont l’on constatera très vite le processus essentiel à l’horreur du Return of the Repressed si cher à Robin Wood. A ce titre, une séquence me déstabilise à chaque visionnage, celle de l’immersion dans la cuve, parce que mine de rien, nous avons déjà croisé cela quelque part dans l’une de nos précédentes lettres, celle consacrée à Nightwish, autre œuvre nous plongeant dans les fantasmes de ses protagonistes et nous mettant aux prises avec quelques wet dreams : Lockhart est immergé dans une cuve d’eau pour un soin très freudien, il est surveillé par un infirmier. Alors que dans les ténèbres aquatiques il est soudain assailli de toute part par des anguilles, le montage alterné nous confronte à l’inattention du surveillant trop occupé à se masturber devant une soignante venue attiser sa libido. Au terme de ce moment d’horreur glaçant et éminemment pervers, liant Eros et Thanatos, fantasme pervers et régression presque fœtale dans un lieu de fait apaisant, un refuge, devenant soudainement une prison peuplée de créatures visqueuses riches en symboliques diverses, l’on ressort comme Lockhart, profondément déstabilisé, pas certain que nous ayons vraiment assisté à ce à quoi l’image nous a confrontée ! Dès lors, l’eau, d’une transparence cristalline, apaisante, nous délestant du poids de notre corps (duquel le film ne cesse de nous entretenir en nous le montrant nu, vieillissant, blessé ou se désagrégeant, pénétré de toute part et donc violé) devient ce par quoi le Mal advient. Le retour à la mère que Freud convoque lors du rêve aquatique devient instantanément vicié et vicieux, incestuel et incestueux.

A Cure for Wellness est un fabuleux jeu sur l’inversion des valeurs ! La maladie, est le remède, car sans maladie nul besoin d’un remède ! L’horreur émane donc logiquement de tout ce qui pourrait nous en éloigner, nous en protéger : les anguilles, renvoyant, tu le dis très bien, au caducée, elles sont le mystérieux traitement permettant d’accéder à la jeunesse éternelle, mais surtout les parasites à la base de ce remède emportant avec eux les patients, les dévorant de l’intérieur. Plaisir et souffrance semble dans la même logique se confondre, se pénétrer et s’interpénétrer ! Le final, ce sourire terrifiant et carnassier qu’arbore Lockart dans cet ultime plan confère au film son incroyable amoralité, son ambiguïté se refusant à toute morale angélique, force avec un sadisme certain et raffiné, notre processus d’identification ! De même, pour continuer ce catalogue non exhaustif du renversement systématique, l’horreur est toujours lumineuse et immaculée, le vice se parant toujours du masque de la vertu, lorsqu’on l’arrache, il n’y a plus rien que la chair meurtrie symptôme immonde du double monstrueusement fragile et en train de mourir qui se cache sous notre peau. Tout est finalement affaire d’une perversion consubstantielle à notre nature, contingente et répugnante, pulsionnelle et inconsciente, de laquelle nous ne pouvons nous défaire. Il n’y a pas de traitement, ou tout du moins nous sommes en quête d’une cure de par notre condition fondamentalement morbide, la fontaine de jouvence ne fait que rendre plus longue et douloureuse notre déjà lente agonie.

Correspondances Octobrales #4 : Carnage de Tony Maylam (1981)

Avant dernière semaine de ce voyage dans l’ombre des images avec le passionnant compagnon d’expédition Romain Raimbault !

Cher Kephren,

Aujourd’hui, mon cher correspondant automnale, je te propose de plonger tes main dans les tripes d’un de mes slashers 80’s préférés, découverte finalement relativement récente dans ma cinéphilie, puisque j’ai dû poser mes yeux pour la première fois dessus il y a de cela trois ans ; inutile de te préciser que cela fut un coup de cœur immédiat. Comme tu l’as certainement lu, entre les lignes, dans nos premiers échanges, le slasher est indéniablement un de mes genres de prédilection, et, à ce titre, je me surprends souvent à l’indulgence dès lors que je trouve une expression minimale de ce que je suis venu chercher : des meurtres plus ou moins inventifs perpétrés par un croque-mitaine plus ou moins charismatique.

N’est pas John Carpenter qui veut évidemment, et pour un Michael Myers version 1978 si je puis dire, il faut se farcir des dizaines d’antagonistes désincarnés, mous du genou, et flirtant souvent avec le ridicule le plus confondant… ce qui, cependant, n’est pas non plus fait pour me déplaire, encore une fois, comme je te l’écris plus haut, je suis certainement bien trop indulgent avec le genre ! Mais ce que j’aime malgré tout au cœur de ce dernier, et cela fera écho à ce que j’ai écrit au sujet de Nightwish la semaine dernière, c’est qu’il constitue un archétype narratif extrêmement resserré, un cadre donc très restrictif duquel un auteur peut se servir comme condition créative. Ce qui fait l’incroyable valeur de Halloween qui, d’emblée se pose comme (chef d’) œuvre matriciel du slasher américain, c’est que, tout en en posant les Bases, il les explore déjà, les achève et les transcende de manière ahurissante ! Il pose et s’impose ses

règles, son cadre, pour de façon simultanée s’en affranchir, non en prenant une pose post-moderne cynique et stérile, mais en en faisant le terreau de sa mise en scène. Dès lors, ce n’est pas tant ce qui est écrit et dit qui raconte ce qui semble être raconté, mais ce qui est montré qui raconte ce qui doit être raconté : une autre façon de formuler le fameux « Show, don’t tell » somme toute !

Le slasher (comme d’autres genres tout aussi exigus d’ailleurs) est le lieu parfait de la quête et de la découverte du soi cinématographique d’un auteur, un quelque part totalement et précisément défini que l’on peut retourner dans tous les sens pour révéler un nouveau point de vue porté sur… , duquel émerge une perception singulière, révélatrice d’une forme d’autre part consubstanciel à la personnalité artistique de son auteur. Encore une fois, le cinéma de genre a quelque chose de systémique, n’a de cesse de s’appuyer sur des codes narratifs systématiques, qu’il convient de transcender par la mise en scène qui, dès lors, s’affranchissant du langage ordinaire peut finalement montrer ce qu’il ne peut dire.

Après cette longue introduction, quelque peu théorique je te l’accorde, venons-en à Carnage qui, contrairement à ce que l’on peut trouver chez Carpenter, soyons honnête, ne fait pas vraiment preuve de cette conscience abstraite du genre, bien au contraire. Le film de Tony Maylam, s’illustre avant tout en ersatz de Vendredi 13, sorti un an plus tôt, et ne s’en cache absolument pas ! Mais, il ne faut surtout pas se fourvoyer : comme je l’expliquais plus avant, le fait de se glisser non seulement dans un genre, et surtout dans une de ses déclinaisons bien plus étriquée encore, à savoir, le slasher se déroulant dans un camp de vacances au bord d’un lac, terrain de chasse d’un mystérieux tueur masqué, n’est pas qu’une affaire d’opportunisme ! Et, quand bien même cela fait partie du jeu, même si derrière tout cela il n’y a pas de velléités métaphysiques à révéler, par la mise en scène, une émanation du Mal en tant que concept, il est par contre ici bien question d’exercice de style, de tenter de dépasser le cadre strict auquel le genre est circonscrit, grâce à une forme de confluence des talents : Tony Maylam à la mise en scène, officiant jusqu’alors dans le documentaire, Tom Savini aux maquillages, sortant justement de Vendredi 13 de Sean S. Cunnigham, mais également d’un projet bien plus fauché, chef-d’oeuvre du psycho-killer movie, Maniac de William Lustig, et Jack Sholder au montage, qui réalisera quelques années plus tard, soit en 1985, le très bon et sous-estimé La Revanche de Freddy, puis l’étrange buddy-movie body snatcheresque, Hidden avec Kyle MacLachlan. Et cette émulation trouvera indéniablement une forme de parachèvement dantesque dans ce qui constitue certainement la séquence la plus ahurissante de Carnage : le massacre sur le canoë !

Cette séquence est à mes yeux la synthèse parfaite de ce que représente Carnage : la narration demeure un prétexte tant elle n’est que le symptôme du genre, la forme imposée qui s’exprime, la manifestation la plus concrète du cadre dans lequel le métrage s’inscrit. Encore une fois, ce que l’on raconte importe peu ; l’intrigue est assimilable à la rivière, les personnages sont des fonctions, des rouages qui s’entraînent les uns les autres, se synchronisent pour pagayer, afin de se déplacer dans les eaux, d’épouser les flots et leurs potentiels caprices. L’embarcation se doit de voguer avec la plus grande fluidité possible, d’épouser le courant, du premier acte, au deuxième plus tumultueux, truffé d’embûches, pour finir son voyage sur la rive du troisième acte. Et soudain, quelque chose s’emballe violemment ! Alors que nous sommes conditionnés par une mécanique que nous pensions connaître, nous voilà brutalisés par cette vertigineuse contre-plongée sur Cropsy jaillissant du canoë (le jumpscare s’avère redoutable), ses cisailles meutrières à la main, une silhouette (the Shape, toi-même tu sais) dans un contre-jour sublimement photographiée. S’en suit alors un montage ultra-cut, alternant des inserts sur les lames de l’outil baignée du sang des victimes se refermant, et diverses gros et très gros plans sur les mutilations subis par les adolescents : doigts amputés, gorge transpercée, crâne fendu, … Mise en scène, montage et maquillages, dans un mouvement inédit, servent une barbarie implacable, déjà très légèrement introduite lors des précédentes séquences de meurtre mais demeurant dans des limites de fond et de forme visant à ne pas trop extirper les spectateurs de leurs habitudes graphiques. Ici, la violence semble littéralement éclater le cadre, l’éclabousser d’un sang tout à coup neuf, et en même temps, asperge le visage des spectateurs qui n’anticipaient pas pareille carnage.

Ce qui fait la grande force de Carnage (The Burning en anglais, renvoyant davantage à la nature de Cropsy, l’antagoniste), c’est sa grande fidelité au genre, pour des raisons, répétons-le, en partie opportunistes qui répondent aux attentes des spectateurs donc, et ce avec générosité, pour mieux les brutaliser, autant sur le fond que sur la forme, alors que le courant est redevenu calme… un peu trop calme. Et si retrospectivement l’on examine ce qui précède cette explosion, l’on se rend compte qu’elle était en germe, que cette fulgurance préparait son entrée en scène, comme si le moule se fissurait déjà progressivement avant de définitivement se briser. Tony Maylam a conscience de ce qui le contraint, cette filiation difficile à ignorer avec Vendredi 13, et, plutôt que de la renier, il la travaille, non en en prenant le contre-pied réflexif, ou parodique, mais en l’explorant, en testant ses fondations, en les secouant un petit peu, pour jouer sur ses faiblesses et les exploiter comme autant de zones prêtes à faire vaciller l’ensemble de la machine ; dès lors il s’engouffre en elle pour les titiller, en compagnie de ses deux talentueux comparses, Savini et Sholder, en poussant sa mise en forme dans ses ultimes retranchements.

N’est pas John Carpenter qui veut évidemment, mais nul besoin de l’être. Certes Halloween est une matrice dont il est difficile de s’extraire, mais faut-il nécessairement s’en extraire ? Pas vraiment… loin de là même ! De nombreuses petites séries B ambitieuses mais pas prétentieuses se sont frottées au genre, sans volonté affichée de le transcender ! Carnage fait indéniablement partie de cette espèce d’oeuvres artisanales, débordant d’humilité, mais véritablement solide et maîtrisée ayant imprimé des purs instants de cauchemar sur pellicule. Et ces minutes sidérantes incarnent autant de belles petites fissures réjouissantes fragilisant le cadre et dès lors révélatrices de personnalités, de talents !

Salut Romain,

Nous nous rapprochons de la fin de ce voyage octobral. Je te remercie pour ta présence et ton acuité durant cette expérience. N’est pas Carpenter qui veut. Fascinante découverte qu’est Carnage ou dans son titre original, The Burning. Je dois encore une fois te remercier car je ne connaissais pas cette œuvre, alors que tout comme toi le slasher a joué un rôle clé dans ma compréhension du langage cinématographique. Comme tu l’expliques bien le cinéma d’exploitation, par le fait qu’il exploite des codes, nous permet de comprendre comment les cinéastes abordent à leur manière des situations récurrentes. On comprend quasi-intuitivement les variations d’écritures, de découpages, de montages, de rythmes, de situations, de décors, de directions d’acteurs et j’en passe. Plus on plonge dans le genre, plus c’est le cinéma qui révèle son squelette et dont l’appréciation de la chair n’est que plus savoureuse. Une fois que l’on a compris le fonctionnement d’une machine, il n’y a rien de plus excitant que de voir ce qu’elle peut faire et jusqu’ou elle peut aller à tous les niveaux. C’est dans cette espace ludique qu’a fleuri le slasher comme une bulle économique dans l’industrie cinématographique des années 80, et comme tu l’a dit de la VHS. Je te rejoins en tout point !

Si Carpenter, et Bob Clark, ont en donné les bases, les lieux communs se sont révélés dans les suites, les saga, les feuilletons qu’ont entretenu le genre du dans les années 80-90. Par une sorte de coïncidence, encore une fois, de providence. Nos choix semblent se répondre, alors que nous ne nous sommes pas concertés. Nightwish en 1989 arrivait en bout de chaine comme une sorte de slasher mutant qui aurait absorbé des fragments de toutes les variations possibles du genre durant sa première décennie. Carnage est justement l’une des œuvres qui a nourri ce genre à son apparition puisqu’elle est sortie en 1981. Tu expliques d’ailleurs très bien le laboratoire que fut ce genre comme un moment dans l’Histoire du cinéma. Carnage permet de constater justement ce qu’était ce genre et ce qu’il est devenu, comment il est passé d’une incarnation de désirs marginaux à un simulacre révélateur des tares de la société et de l’industrie qui en avait fait un fétiche.

Je vois la rivière au cœur de l’espace de l’œuvre tout comme toi, elle berce l’ensemble. Il y a même dans la majorité de l’œuvre, une sorte d’ambiance proto-Linklaterienne. Dans la captation de moments prosaïques de la vie de jeunes hommes et jeunes femmes en vacances. La camaraderie légère permet d’être plongé avec le groupe, dont la moiteur est celle des passions de jeunesses. Sensuelles, charnelles, et bien sur fluides. Entre flânerie, connerie et séduction. Le jeu de regard est d’abord celui du désir comme de la libido au cœur de l’entreprise esthétique et mercantile du slasher. Mais ils se font surtout sous l’égide du regard masculin. Il faut donc remonter la rivière pour comprendre de quoi il s’agit, et de tenter de voir précisément le sens du courant qui emporte ces corps pleins de vie, et transforme en 90 minutes, une rivière des passions éphémères en Styx condamnant les corps à l’inertie éternelle.

Dès le début, Tony Maylam nous indique de quoi il en retourne par la mise en scène. Il met meme à plat, les fondements du genre qu’il va nourrir par son œuvre. Une fenêtre, des lueurs, des jeunes hommes assis en rond prépare une farce. Quelques secondes plus tard, cette farce va se dévoiler sans l’accord de la victime ni des bourreaux, une exécution, une cérémonie, voire une invocation.

L’immolation par le feu ne va pas tuer Crospy, elle va le transformer. Puis vient une séquence à l’Hôpital, l’infirmier insiste pour que son collègue voit le corps. « come on take a look ». « you’re never gonna see something like this ». Il va pousser le drap qui protège le corps brulé, et la main nous est révélée. Enfin, on nous indique que du temps à passer, une forme erre dans une rue ou on nous montre des enseignes de boutiques qui vendent du porno. La figure accoste une prostituée. Dans la chambre, il montre son visage, comme par une sorte de malédiction, la prostituée le voit et crie alors que nous voyons un flash. Comme si le visage du grand brulé renvoyait une lumière que l’on ne pouvait regarder dans les yeux. Il la tue d’un coup sec. Un éclair déchire le ciel comme durant la révélation d’une créature gothique. Puis une giclée de sang vient salir un miroir comme une éjaculation. Tout est là, les éléments de la cérémonie sont en place. Celle du slasher. La farce, l’occulte, le spectacle forain, l’héritage gothique et la présence de ce double ombrageux, la pornographie. Genre jumeau du slasher qui apparait à la même époque. Et surtout vise le même public. Tony Maylam ne s’arrête pas là, il faut évidemment le dernier élément, le témoin. Car si personne ne témoigne comment savoir que tout ce qu’on voit est en train de se produire ? mais dans la porosité que porte le cinéma d’horreur avec son jumeaux pornographique, le témoin porte le nom de voyeur. Par la fenêtre du petit écran de télévision, celui de la VHS, nous allons assister à une farce qui cache une cérémonie macabre.

La pulsion scopique qu’affronte frontalement le genre est aussi au cœur de Carnage. L’œil n’est pas découpé en deux comme chez Bunuel, c’est lui qui découpe. Il tranche. Le voyeur découpe les corps avec son œil et les renvoie à leur condition de matière inerte, de chair. Si tout ceci est déjà dans Massacre à la tronçonneuse, Tony Maylam tente un autre angle. Le tueur durant la majorité de l’œuvre est invisible pour ses victimes. Mais lui peut les voir, il les voit à travers une vue subjective comme le spectateur les voit. Durant un dialogue au début du film l’un des jeunes hommes du groupe se fait sermonner à cause de son voyeurisme. Les deux adultes responsables se demandent est-ce qu’ils doivent le garder ou le renvoyer du camp ? mais c’est trop tard, c’est le voyeur. C’est l’incarnation du public dans l’œuvre, du moins de la démographie qui était la cible de ce marché. La même que celle de la pornographie, un jeune homme, pataud et faiblard, qui n’a qu’un seul pouvoir, celui de regarder. Il devient le troisième élément de ce triangle magique entre le tueur, le voyeur et le spectateur. Dès lors le tueur est une sorte de miroirs de ses propres frustrations. Il est le seul avant le climax, à avoir vu son visage à travers un carré de la fenêtre de la cabane. Il est le seul à savoir qu’il existe réellement durant toute l’œuvre. Le genre est à ses débuts et pourtant Tony Maylan est conscient que dans le slasher, le tueur est bicéphale. Une tête regarde, et une tête est regardée. Ou ce serait peut-être une sorte de Janus, un être à deux têtes qui ouvrirait pour cette jeunesse le passage de la vie à trépas. Janus est bien une figure ancienne, un grand ancien, importé des croyances égyptiennes qui ouvre les passages lors des invocations et des sacrifices, une tête dans un monde, une tête dans l’autre. D’un coté de l’écran, et de l’autre. La perception à des portes, mais la VHS était surtout affaire d’une petite lucarne, cette fenêtre sur le monde qui en révélait les arcanes les plus sombres. Dans Poltergeist, Tobe Hooper dans une scène célèbre nous montrait les dangers de la télévision sur la petite fille. Lynch a lui-même tenté de diffuser ses propres invocations comme pour exorciser cette machine qui dévitalisait les imaginaires.

La vision subjective ou comme on dirait dans le jeu vidéo, à la première personne. Ce qu’on oublie de préciser, c’est singulier. Première personne du singulier. Probablement car comme dans Carnage, le singulier fait peur. Le regard singulier est celui du voyeur. Le « je » est un autre, mais cet autre est un monstre. Comme dans l’héritage gothique, il faut assumer la monstruosité dans le regard, non pas du monstre mais dans ceux qui le désignent comme tel. Dans les basses besognes dont les slasher sont devenus le réceptacle, dans les frustrations que le genre est censé apaiser, il est bien sur question de vengeance. Une sorte de justice divine ou les monstres par des forces qui nous dépassent détruiraient de leur regard, ceux qui ont fait de leur corps une vision monstrueuse. Le slasher est un triste miroir que pourtant on prend plaisir à regarder dans les yeux, car on regarde surtout à travers eux. Tout comme la musique qui accompagne le jeune voyeur, la porosité et le trouble imprègne la pellicule. La musique est comme des palpitations durant le dernier acte, et l’on ne pourrait décider si c’est de la peur ou de l’excitation, et l’on ne pourrait s’avouer que ce sont les deux, c’est toujours les deux. Une face Eros, une face Thanatos. Une face Gaia, une face Ouranos. Entre la terre et le ciel, le fleuve de la vie est un théâtre de mort, ou se rejoue sans cesse une cérémonie dont la drôlerie n’a d’égale que la cruauté.

Et puis durant le climax dans ce lieu en ruine (un temple qui ne dirait pas son nom ?) ou doit s’effectuer le sacrifice du voyeur qui est le seul à pouvoir arrêter le tueur, puisqu’ils sont les seuls à se voir. Ça devient évident quand le tueur sort d’endroit improbable comme si c’était un certain regard qui l’invoquait instantanément comme un flash, sous la couette, dans l’eau et j’en passe. Mais le plus étrange est dans cet affrontement final. L’adulte responsable doit abattre le monstre. Sauf que ce dernier est habillé d’une chemise bleue ouverte, porte une hache et à du sang sur le visage en sueur. On reconnait là, une coïncidence cosmique, une synchronicité car Carnage sort en 1981. La même année que Evil Dead dont le protagoniste est dans le même accoutrement à la fin de l’œuvre. Encore un Janus. Alors que Ash entraperçoit le monde cosmique lovecraftien, notre ancien boyscout est dans le monde gothique des ruines, et des souvenirs. Les deux sont dans des cabanes au milieu du foret, celle des mythes, des contes, des sorcières, des frontières de la raison ou les arbres recouvrent les lueurs du soleil comme du sens. Alors qu’il va lui porter le coup final, le boyscout a une révélation par le feu. Il comprend l’étendu vertigineuse de la violence qu’il vient de subir, de la tragédie dont il est à l’origine. La brulure du passé est dans l’œil du voyeur qui souffre du poids de son regard incisif. Il ne peut plus effacer de sa rétine les atrocités, dont il était la main. Il ne découpe pas seulement les corps, il découpe aussi l’espace et le temps. Le poids de la vision, d’une image, ne peut pas être déchargé. En réalité, la jouissance est vaine, et c’est pour ça qu’elle est reconduite, encore et encore. Pendant le massacre sur la rivière, Crospy apparait en contre-plongée. Tu l’as bien décrit. Je rajouterai que ce n’est pas vraiment un plan à contre-jour car son corps cache le soleil. Il se substitue au soleil. Il devient l’éclat aveuglant qui va bruler la rétine jusqu’à ce que dans les yeux des victimes, la vie disparaisse. Il aveugle. Il renvoie au néant, aux profondeurs des ténèbres. Le cinéma porte aussi ce pouvoir. The Burning révèle justement que ce pouvoir existe dans une sorte de mélange astral entre la vitalité du mouvement, et la beauté des cadavres. Le voyeur va castrer son autre tête. Puis comme dans tous les rituels, il va finir par le début, les cérémonies sont les cycles cosmiques à taille humaine. Il le conjure par la lumière des flammes qui l’a fait advenir. Son désir est brulé par son impossibilité à le réaliser, il n’a jamais fait de ce regard une action, et la frustration a nourri la main du tueur. Tony Maylam semble savoir que le tueur est dans la violence du regard des hommes qui pensent posséder ceux qu’ils convoitent en les renvoyant à leur existence charnelle comme seule modalité de désirs. Tous les hommes durant la majorité du film sont des frustrés, des « forceurs ». Dans leur crane, il n’existe qu’un désir morbide qu’il pense être une farce comme les verres dans le squelette qui ouvre l’œuvre. Mystère luciférien qu’est la dérive érotique dans l’œil du cyclope qu’est le cinéma. Le nom du tueur en réalité entre corpse (cadavre) et crispy (croustillant) symbolise sa dichotomie monstrueuse. Il ne le désigne pas, il désigne ceux qui le regarde. Comme chez Carpenter, dans cette odyssée infernale qu’est le slasher, le nom du tueur est une forme, autrement dit, le nom est personne. Ou de l’autre coté de l’écran-miroir, tout le monde. N’est pas Carpenter qui veut, mais dans les traces des formes de son cinéma, on peut parfois en retrouver la lueur d’un vertige familier, quand on assume son regard !

Correspondances Octobrales #3 : Nightwish de Bruce R. Cook (1989)

L’usine à rêves produit dans ses marges, les cauchemars les plus fous. Nous discutons de ces derniers avec Romain Raimbault en abordant l’étrange Nightwish de Bruce R. Cook.

Salut Romain,

Avant de parler de l’œuvre que j’ai choisi, j’aimerais un peu expliquer le contexte d’un tel choix. Je ne crois pas en l’existence de ce que l’on appelle des « nanars », de « mauvaises œuvres ». Si je suis d’accord qu’il existe des œuvres ratées pour différentes raisons, ce ratage interfère que dans un second temps de mon appréciation. Je ne crois pas non plus aux œuvres « mineures ». Je crois surtout à ce que je ressens durant mon visionnage ou ce que me laisse l’œuvre après ce dernier aussi bien en termes d’émotions, de sensations que d’idées. Il existe bien sur des œuvres et des cinéastes pionniers des formes ou des structures esthétiques, reconnaitre cela est juste une affirmation matérielle que comme le reste de l’ensemble de la société, le cinéma s’inscrit dans une histoire. Cela ne vaut pas comme une hiérarchie en soi, ni comme une sorte de catégorisation automatique des « originaux » et des « suiveurs » ou d’une querelle plus traditionnelle, celle des « anciens et des modernes ». Si ces questions ont une pertinence, c’est dans le cas, spécifique, d’une production scientifique en gros dans la standardisation ou la classification d’évènements dans une suite, une chaine causale, qui serait l’Histoire du cinéma ou l’Histoire de l’Art, ou des théories esthétiques, propre au monde universitaire. Ce domaine restreint est d’ailleurs en perpétuelle discussion sur l’existence de soi-disant canons ou même de ses propres catégories. L’autre raison pour laquelle je rejette cette vision hiérarchique, c’est qu’il facile de voir qu’elle perpétue une vision réductrice de l’art dans la mesure ou il y aurait une valeur intrinsèque à des œuvres et pas à d’autres. Et surtout si l’on se permet de balayer d’un revers de main une partie de la création pour des raisons de « valeurs », toute discussion devient impossible car un camp aux valeurs opposées pourrait faire de même. Mon approche est celle de faire de chaque œuvre, ce qu’elle est réellement et matériellement, un cas particulier. Si je reconnais les structures industrielles ou autres qui permettent l’existence de certaines œuvres et si je reconnais l’Histoire du cinéma et de ses formes, mon appréciation d’une œuvre se fait d’abord comme une expérience du présent du visionnage. Cela parait évident de le dire, pourtant l’ensemble de la doxa critique de tout bord tend à croire que ce n’est pas le cas. Je ne dis pas non plus que je suis un spectateur vierge devant chaque œuvre ou que je fais semblant de l’être, bien au contraire, je vois l’héritage et le développement des formes du cinéma dans chaque œuvre comme souvent une variation du même (et je crois aussi en l’existence d’auteurs, d’ailleurs que j’y crois ou pas n’a aucune importance, la matière des œuvres nous révèlent la persistance d’une telle théorie), mais aussi le moyen de renouveler des questionnements inhérents à des genres ou au cinéma lui-même. Le truc c’est que dans un petit film fauché en lisière d’un boom économique d’un genre qui a explosé dans les années 80 comme l’horreur ou le slasher autant que dans un film d’un grand cinéaste iranien, il se peut qu’une alchimie existe et que l’œuvre me touche avec un mystère que je prendrais plaisir à tenter de dévoiler en y pensant, et que même parfois, je préfère garder intact. Et puis, je crois que cette vision au cas par cas, est la manière la plus « démocratique » d’aborder l’art, loin des mythes de génies (je ne dis pas qu’il n’existe pas de cinéaste génial mais que la justification de la valeur d’une œuvre par le présupposé génie est vaine) ou de la domination esthetico-culturelle de certaine industrie qui auraient les moyens d’une production avec des qualités industrielles comme Hollywood. C’est aussi sous cette philosophie qu’existe notre dialogue. Comme je te l’ai dit l’inspiration des lettres lovecraftiennes par Alan Moore est la preuve de mon sentiment. D’abord un écrivain qui à son époque était considéré comme un médiocre créateur d’affabulations pour les déviants dans une revue tout aussi mal reçu, Astounding Stories. Le Pulp et la SF furent des genres marginaux car justement « la valeur » de ces œuvres étaient considérées moindres pour de nombreux facteurs qui aujourd’hui nous semblent obsolète, comme la morale de l’époque. Si je peux être d’accord avec l’idée que dans la littérature, Lovecraft n’est pas une grande plume, certaines de ses œuvres ont jusqu’à aujourd’hui ce truc qui fait que son esthétique souvent ampoulée qui est la limite de certains de ses écrits portent d’autres dans des tréfonds vertigineux de la conscience de manière brillante. Et ses contemporains, dont certains sont de bien meilleurs écrivains, ont eu pourtant droit au même dédain. Dans Astounding Stories, il y avait les plumes de Isaac Asimov, Jack Vance, Robert A. Heinlein, John Campbell, Vogt et bien d’autres. Aujourd’hui en 2023, près d’un siècle plus tard, qui peut dire sérieusement que ces écrivains peuvent être balayés d’un revers de la main ou même, qui peut aujourd’hui prétendre parler sérieusement de la littérature du XXème siècle et ne pas considérer leur œuvre d’un point de vue littéraire, au moins comme mouvement ? Puis, Alan Moore dont le seul nom, la seule évocation, mettrait un terme au questionnement sur la légitimité de la bande dessinée en tant qu’art. Ainsi le temps prouve que la valeur n’est qu’une illusion, une sorte de morale que l’on applique à l’art souvent pour justifier sa propre fainéantise de spectateur ou se conforter dans son ignorance.

Bien sûr, nous avons tous des gouts et des préférences, tout un ensemble de choses que dans les propositions infinies des œuvres, nous traçons notre voie par ces derniers, cependant le gout n’est pas loi, ni règle, autant que l’illusion d’un bon ou d’un mauvais, et si on croit à une quelconque émancipation dans l’art ou ailleurs, il ne le sera jamais.

Si je dis tout ça, c’est parce que Nightwish de Bruce R. Cook peut sembler un choix étrange après notre exploration de deux œuvres connues et reconnues. Pourtant c’est justement dans les marges que se font les explorations les plus fascinantes car à l’abri des regards ou des attentes, l’on peut se permettre d’expérimenter jusqu’à créer des œuvres dont la singularité repose autant sur une vision que sur les contraintes qui ont permis son existence concrète. Ce qui me touche avec Nightwish c’est sa logique onirique qui va faire la suture de lieux communs du cinéma d’horreur comme d’une sorte d’excroissance ou d’expérience qui aurait ouvert un gouffre que ni l’industrie ni les spectateurs ne pourraient plus refermer. Nous avons commencé notre échange par une discussion sur la perception, mais cette discussion dérive presque toujours vers le sujet plus profond dont elle est le voile, celui de la conscience. Si le cinéma peut augmenter ou décentrer la perception humaine, nous permettre d’incarner une altérité comme notre propre subjectivité. Il peut aussi atteindre une sorte de simulation de la conscience. Pas encore, pas dans cette œuvre qui s’inscrit dans les années 80. La simulation est la grande question esthétique des années 90, les années 80 dans l’industrie US sont celles de l’exploration de la conscience. Donc de son exploration comme un monde en soi. Non pas comme le double du monde auquel se superposeraient nos sensations, comme un monde intérieur, qui rejoue l’une des innovations littéraires du début du XXème siècle par James Joyce comme un lieu commun, le courant de conscience. Mais le courant de conscience auquel nous avons à faire est plus retors. Que ce soit volontaire ou non.

Nightwish arrive après 15 ans de cinéma d’exploitation. Les codes du cinéma d’horreur en 89, à la sortie du film, sont déjà pour le public des clichés ou des sortes de rituels que les films de genre devraient reproduire comme dans des cérémonies qui ne disent pas leur nom. L’argument de l’œuvre est donc pertinent dans la mesure ou c’est une sorte de mise en abyme du cinéma d’horreur au travers d’une exploration parascientifique cher à la littérature dont je parlais au début de ma lettre. Un professeur explore la conscience de ses étudiants à travers leurs rêves et de quoi rêvent-ils ? des situations de films d’horreurs. Comme si ce cinéma avait emprisonné l’imagination d’une partie de la jeunesse, comme si la subversion dans l’horreur était d’accepter son absurdité dans l’exploitation ad nauseam qu’en a fait une partie de l’industrie cinématographique. Ce sera l’un des angles de Wes Craven dans Nightmare on Elm Street : Wes Craven’s New Nightmare et bien sur dans la saga des Scream sous la direction de Craven (ce qu’il est advenu de cette saga après sa mort est plus que déplorable, honteux !). Mais Nightwish n’a pas cette sophistication ni cette dose de cynisme qui était le propre de l’œuvre cravenienne. Les lieux communs du cinéma d’horreur sont devenus la matière des cauchemars de la jeunesse autant que l’objet de leur fantasme. C’est le trouble de l’esprit en sommeil, on ne peut savoir si c’était un rêve ou un cauchemar une fois qu’on s’est réveillé, car tout peut changer à n’importe quel moment. La plasticité des rêves devient matière de cauchemar dans le même mouvement, il suffirait qu’il y ait un peu trop de ça ou pas assez de ceci, pour qu’on passe de l’euphorie à l’effroi, ainsi va la logique onirique. Tout semble réel, jusqu’à ce la réalité se dérobe sous nos yeux qui pourtant sont fermés. Ce qui m’a impressionné, dans le sens ou ça m’a laissé une forte impression. C’est que cette manière onirique plastique, est incarnée dans l’œuvre. Par l’entité qui est invoqué par le groupe dans la maison. Puis par la transformation de cette entité en matière organique qui va soudain contaminer l’ensemble de la maison, du territoire, comme de l’œuvre. Mais dans la scène ou Kim (Alisha Dalas) va dans la caverne, on passe justement à l’acmé de la logique onirique. Après avoir vécu la fascination, la peur, et bien d’autres émotions, le climax serait en fait la révélation du désir enfouie de la jeune femme. Le rêve n’est plus ni un cauchemar ni un semblant de réalité euphorique, il devient une fantasmagorie. Comme dans l’héritage des spectacles des siècles qui précèdent l’invention du cinématographe, la fantasmagorie est ce moment ou l’on est censé clouer sur place un public hagard par un effet qui lui laisserait croire que le spectacle lui-même est une brèche sur l’au-delà. Soit en parlant avec des fantômes, soit en mettant en scène des êtres ou des moments qui dépassent la raison. Mais à la fin des années 80, ce fantôme qui hante le cinéma d’exploitation est celui de la sexualité féminine et du désir féminin. Il existe je crois des lectures queer de Lovecraft, je ne suis pasun grand client de ces essais. Mais ils permettent de mettre en évidence que si la littérature gothique féminine ne semble parler de front ou de biais que du désir des femmes d’exister comme des corps dans leur entièreté donc des êtres qui désirent autant qu’elles sont désirées et désirables, et qui sont hantés par la violence et les refoulés, le cinéma des années 80 est dans la situation opposé. Il met surtout en scène des pénétrations, des castrations, des affrontements entre des déviants et des dominants comme si la survie du corps d’une « final girl » ne pouvait se mesurer que dans sa capacité à devenir ce qu’elle combat. Jamie Lee Curtis ou Sigourney Weaver ont cette similarité physique d’être grande et athlétique, si ça correspond à un imaginaire de science-fiction qui était en vogue à l’époque et qui fut le gout d’une partie des lecteurs/spectateurs avant de devenir une sorte de règle dans les œuvres, il faut souligner l’arbitraire de la chose. Si ces femmes correspondent aux émois érotiques de leurs créateurs, nous vivons surtout leur survie comme une contrainte, il n’y a aucun plaisir à la neutralisation de Michael Myers ou à la destruction de l’Alien (ou peut-être que si ? mais nous en parlerons dans une autre lettre). Nightwish n’échappe pas à ces images érotiques propre aux slasher, sauf que dans une sorte d’agencement étrange, le climax d’une jeune femme qui alors que l’apocalypse semble s’abattre sur eux, se masturbe comme elle se ferait tuer dans les œuvres du genre à quelque chose de subversif qui sans que l’on s’en aperçoive à transformer Lovecraft en Georges Bataille.

Si cette idée est l’apogée de l’œuvre, nous y sommes préparés depuis le début et ses premiers plans quasi-lynchien d’une banlieue pavillonnaire bizarrement éclairée. Les mouvements de caméra semblent même revendiquer une sorte de flottement frisant avec l’amateurisme et pourtant les effets au long de l’œuvre révéleront qu’il y a une subtile orchestration à tout cela. C’est ce perpétuel assemblage qui m’a saisi, toutes les 15 minutes, il semblerait que les 10 minutes que nous venons de voir n’étaient qu’un rêve. Le spectateur lui-même est pris dans cette inquiétante étrangeté au premier degré, car il connaît déjà la cabane, les personnages, le spiritisme parascientifique mais plus on descend dans cette maison jusqu’à la caverne, plus l’emprise se fait sentir. Le glissement progressif du plaisir du spectateur est accompagné par celui de la rêveuse. Ce n’est peut-être pas un rêve érotique, c’est un cauchemar mouillé. A Wet Nightmare. Et comme dans les fantasmagories des spectacles populaires, la fumée, les lumières et les couleurs font parler cette voix de l’au-delà, le plaisir d’une femme. Dans les errances infinies de l’esprit qui dort, les fantasmes peuvent s’incarner comme gore, et au fil des orgasmes peut mourir même la mort. C’est dans cette éternité que git soudain le véritable vertige de Nightwish car même la subversion est absorbée dans la mécanique industrielle condamnée à se répéter jusqu’à se perdre, comme dans une nuit éternelle celle de l’industrie, des machines, de l’exploitation. Le dormeur doit, plus que se réveiller, s’éveiller.

Cher Kephren,

Tout d’abord, il me paraît absolument nécessaire de te remercier de m’avoir mené à la découverte de ce Nightwish ! Les quelques mots que je vais ici humblement coucher sur le papier seront avant tout un compte-rendu d’une première exploration, et quelle exploration ! Certainement donc ce retour sera quelque peu décousu, et je te prie de bien vouloir m’en excuser, et en même temps, il m’apparait que cela sera tout à fait raccord avec l’expérience vécue, le film de Bruce R. Cook témoignant d’un geste fondamentalement foutraque et fascinant.

Comme toi, je ne crois pas foncièrement en tout un tas de classifications prenant pour base l’appréciation (prétendue objective) de la qualité d’un métrage, qui viennent irrémédiablement enfermer le sens, la perception et l’expérience émotionnelle (la réception subjective) vécue lors du visionnage d’une œuvre. Peut-être ai-je la naïveté de penser qu’il y a, avant tout, une rencontre avec un film, et que celle-ci marque, ou bien, au contraire, malheureusement, ne marque pas. Cette rencontre, si nous sommes chanceux, va soudainement produire quelque chose de profondément viscéral, quelque soit l’appellation alphabétique que le consensus historico-critique lui a attribué. Dès lors, quand bien même Nightwish s’illustre en petit délire fauché, et sacrément bordélique, à l’acting dirons-nous, parfois, approximatif, il ya quelque chose d’indéniablement unique au sein de cette péloche ! Elle emprunte certes à pléthore d’oeuvres fantastiques et oniriques 80’s, Les Griffes de la Nuit de Craven en tête, je pense également à l’incroyable Altered States de Ken Russell (dans lequel l’on s’immerge également dans une cuve pour plonger dans une expérience autant sensitive, que spirituelle), et à certains instants même au trois premiers opus de la saga Phantasm de Don Coscarelli, mais elle trouve sa propre voie qui finalement ne trouve pas vraiment d’écho au cœur des quelques autres morceaux précédemment cités. Mais, comme tu l’exprimes très justement, dans Nighwish, nul recul ironique au mieux, cynique au pire, contrairement à une bonne partie de la filmographie du papa de Freddy Krueger. Dans Nightwish, il y a une déférence absolue et surtout une forme de candeur assez folle, définitivement créative, qui mène le film dans des contrés iconoclastes, complètement uniques, ce dernier sacrifiant toute angoisse du ridicule sur l’autel de la foi totale en le fantastique. Il n’a peut-être pas (toujours) les moyens de ses ambitions, mais il témoigne d’une curieuse forme d’ambition de ses (très modestes) moyens.

Derrière ce mood absolument décomplexé qui fit les grandes heures du fantastique crado, dégoulinant et coloré des eighties, que l’on pourrait apparenter à de l’opportunisme, il y a, à mes yeux, cette conscience d’un cadre, d’un contexte, d’une époque, d’un genre au sein même de cette époque, et d’une déclinaison de celui-ci par rapport à son statut de film d’exploitation, que le film, mine de rien, ne cesse de subvertir. Un cadre, est un pur lieu de libération ; sans cadre, l’on se sent prisonnier. Quand il s’avère plutôt rigoureux, ainsi que nous le constatons dans le cas de Nightwish, il devient une condition presque nécessaire d’une explosion créative. Ce qui est important, dans le cadre du genre, ce n’est pas tant ce que l’on raconte, mais davantage la façon dont on le raconte de par la spécificité du médium utilisé, et immédiatement, cette approche de mise en scène qui va venir transcender le genre, va nous raconter autre chose alors même que, paradoxalement, nous sommes en terrain connu (les codes et arhétypes narratifs)… mais en même temps donc, en terre inconnue si tu me permets ce jeu de mot (comment allons-nous travailler ces codes et arhétypes narratifs à l’aune de la mise en scène pour que celle-ci révèle l’inattendu ?) ! Nightwish est dans cette exploration constante de ce que permet la mise en scène cinématographique, Bruce R. Cook tente des choses autant sur le fond que sur la forme, hybride des concepts et des motifs du cinéma fantastique avec une forme de plaisir gourmand : le body-snatcher, la body-horror, la science-fiction, le slasher, le trip ésotérico-psychédélique,… et contre toute attente, ce mélange fonctionne à merveille de par sa dialectique cauchemardesque. Le récit est finalement accessoire, c’est le postulat du rêve sur lequel s’ouvre le film et qui le cloture comme une sorte de récit cadre menant à un faux twist, qui rend légitime la démarche globale : on assiste presque, comme chez Lucio Fulci, à une succession de tableaux, tous plus étranges les uns que les autres, dont la cohérence est rendue possible par le fait que le cinéma ne cesse de nous montrer, sans nous le dire, que nous assistons à un rêve (« Show, don’t tell »), à une illusion.

Et Nighwish semble justement continuellement nous montrer qu’il est une illusion ! Ce qui m’a énormément séduit, c’est cette revendication constante de la facticité de ce qui se présente à nous, de ce qui est représenté serait peut-être une formulation plus adéquate, dans le cadre ; tout respire le faux, ce qui est certainement consubstanciel à un budget plus que limité. Cependant, l’auteur cultive ce mensonge qui ne cesse de crier qu’il en est un !

Il fait finalement d’une faiblesse une force. Faisons une petite parenthèse qui, je l’espère, sera claire : enprestidigitation, lorsque l’on se trouve obligé, par exemple dans un tour de cartes, de faire usage d’une carte truquée et que l’on est, au terme de la routine, embêté par cet objet étranger que l’on crait d’être découvert par le spectateur, pourquoi finalement ne pas le révéler en faisant de son trucage la conséquence d’un ultime effet magique qui vient de se produire ? Faire donc d’une faiblesse, une force.

Pour revenir à notre sujet, c’est quelque chose dont j’ai toujours été éperdument amoureux dans le cinéma fantastique, de l’expressionnisme allemand à de nombreuses productions de la Hammer : la facticité du lieu fantastique, la facticité constitutive même du lieu fantastique. Ce moment où l’on perçoit sans aucun doute le décor extérieur produit à l’intérieur d’un studio alors que jusqu’alors les plans extérieurs se déroulaient véritablement en extérieur ; être confronté à un double bricolé de la réalité dont on laisse volontairement apparaître les coutures, qui donne à voir la réalité du cinéma et non la réalité, la poésie de l’inquiétante étrangeté somme toute. Il s’agit dans le cas qui nous intéresse de ce monde qui semble s’étaler à perte de vue dans les tunnels de la mine sous la maison, des tunnels en mutation progressive suintant la mousse de latex humide ; sur les parois organiques ont fusionné des corps humains grouillant de parasites et qui, une fois ouverts, se révèlent gorgés d’insectes. Je parlais de Lucio Fulci plus tôt et, je retrouve aussi dans Nightwish, ce gore multicolores rendant compte des différents états de pourriture des corps, des chairs encore fraîches et palpitantes jusqu’à un état presque minérale, cassant comme de la pierre pour révéler une intériorité grouillante. Et tout cela s’exprime brutalement dans des explosions visuelles tirant le meilleur parti de leurs curieuses et souvent spectaculaires imperfections !

Je veux dès lors revenir sur un ultime point que tu as évoqué plus haut : ce soudain emboitement onirique donnant lieu à cette très étrange et belle séquence de masturbation féminine ! Je parlais de subvertir le genre, et plus largement même le cadre du cinéma d’exploitation, cette industrie visant souvent à capitaliser sur des petits budgets en flattant les bas instincts du spectateur masculin : cet instant suspendu étonnant, et tu le dis, apocalyptique, a quelque chose de curieusement féministe. Je pense aux séquences de sexe saphiques saturant le cadre au cœur de l’approche de Shunya Ito de la saga Sasori, j’ai aussi en tête le The Slumber Party Massacre de Amy Holden Jones, dans lesquels on éprouve ce renversement fascinant des valeurs, où, sous l’apparat de répondre au fantasme du mâle hétérosexuel de contempler des relations lesbiennes, l’on montre finalement que les femmes n’ont nul besoin du sacro-saint et tout puissant phallus pour jouir ! Cette façon de jouer sur le regard de l’homme porté sur le slasher, d’emblée violemment pénétrant, voyeur et prédateur, hybridant son regard, souvent par le recours au plan subjectif, avec celui du bogeyman dont les meurtres sont évidemment chargés de symbolique sexuelle pour finalement lui renvoyer à la gueule l’inutilité de son pénis dans le plaisir féminin est, il me semble, salutaire !

Pour revenir à Nightwish, cette fin du monde décrite de façon intimemement féminine et festive, nous confronte à ce double mouvement, l’un fantasmatique, celui que cherche à attiser le cinéma d’exploitation chez son public d’hommes, l’autre nous plongeant dans les profondeurs d’un désir féminin duquel l’homme est absent ; de là à dire que le film incarnerait, au travers de cette séquence, une sorte d’apocalypse fantasmatique du phallus, il n’y a qu’un pas ! Peut-être cette lecture te semblera capillotractée, je serai curieux, mon ami , d’avoir ton avis !

Correspondances octobrales #2 : Don’t Look Now de Nicolas Roeg (1973)

Cher Kephren,

Tout d’abord, profitant de cette première lettre, je tiens à te remercier chaleureusement de m’avoir convié à cet échange qui promet d’être riche et passionnant, merci de ta passion et de ta confiance ! Pour débuter, j’ai choisi de mon côté de deviser avec toi autour d’une œuvre très chère à mon cœur, pour de multiples raisons sur lesquelles je ne manquerai pas de revenir d’ici quelques lignes, et dont, mine de rien, je n’ai fait la connaissance qu’assez récemment, à savoir il y a une petite dizaine d’années, ce qui est finalement relativement peu eu égard à ma précoce boulimie cinématographique. Nous sommes en 1973, fort belle année pour le genre puisqu’elle verra William Friedkin accoucher de son mythique L’Exorciste, une œuvre questionnant également avec une certaine perversion, pour ne pas écrire une perversion certaine, le pouvoir du cinéaste à manipuler la perception du spectateur (nous rappelons ici que par perception nous entendons la sensation objective additionnée à la compréhension subjective que l’on a de cette sensation), Nicolas Roeg, pour sa part, adapte une nouvelle de Daphné du Maurier (parue en 1971), Ne regarde pas tout de suite / Don’t Look Now, qui est aussi le titre originale du film de Roeg, sorti en France sous le titre, Ne vous retournez pas. Puisque nous parlons de genre au travers de ces textes, il est intéressant de noter en guise d’introduction que le métrage de Roeg s’inscrit dans plusieurs d’entre-eux, peut-être mieux encore, se situe à la croisée des chemins d’un certain nombre, le genre ne s’illustrant pas ici comme une fin en soi, mais comme un moyen pour travailler un récit dont les différentes circonvolutions vont le mener à arborer divers teintes qui sont autant d’échos à des archétypes narratifs et graphiques variés. Ne vous retournez pas est avant tout un drame psychologique profondément intime, mais également une histoire d’amour bouleversante tentant de reprendre sa repiration en plein cœur d’une tragédie, un film fantastique à la symbolique appuyée, une œuvre horrifique expressioniste et labyrinthique perdant les personnages et son spectateur au sein d’espaces mentaux terriblement anxiogènes. Il est enfin un giallo qui investit un décor italien, Venise, épouse non seulement des motifs scénaristiques que l’on retrouvera chez Dario Agento entre autres (des étrangers immergés pour ne pas dire submergés dans un pays / dans une ville qui n’est pas le / la leur), mais aussi et surtout travaille une forme de théorie du point de vue, plongeant le spectateur que nous sommes, dans celui d’un personnage qui ne veut pas voir, conditionnant donc sa compréhension des images pour mieux manipuler sa perception ! Il en résulte un jeu particulièrement vicieux sur la temporalité et la façon dont ce qui nous est montré nous fait comprendre son agencement, sa construction, jeu loin d’être vain car renforçant la puissance émotionnelle du climax (comportant l’une des images les plus traumatisantes qu’il m’ait été donné de voir), qui, sans un mot, juste par le pouvoir du découpage et du montage, nous ouvre soudainement les yeux. L’horreur ne surgit pas tant de la révélation de l’abject tombant le masque du petit chaperon rouge, mais davantage de l’aisance avec laquelle nous nous rendons compte que Roeg s’est joué de nous, tel un illusionniste, nous a fait prendre des vessis pour des lanternes, des flashforward pour des flashback !

Tout comme John (Donald Sutherland), nous ne regardons pas devant nous, trop occupé à nous retourner sur une tragédie passée infusant certes dans le présent, mais opérant une misdirection (concept que j’emprunte volontairement à la prestidigitation, parce que c’est ce qu’est définitivement Ne vous retournez pas, un tour de magie), alors même que le titre français nous mettait en garde, Ne vous retournez pas. Tout comme John nous sommes dans l’incapacité de comprendre ce que nous voyons, ainsi nous ne percevons pas les choses ; Edmund Husserl attire notre attention sur le fait que nous ne percevons pas ce que nous ne comprenons pas, ainsi l’enfant qui ne comprend pas l’arme à feu braquée sur sa tempe parce qu’il n’en a jamais vu, ne peut la percevoir, il n’en éprouve que la sensation, soit un stimulus extérieur venant frapper ses organes qui ne font que les capter sans en tirer quoi que ce soit. En cela, Ne vous retournez pas est une pure et radicale expérience sensorielle, que l’on ne peut comprendre / percevoir qu’à l’aune de son climax qui, brutalement, nous révèle la compréhension de ce qui nous parvenait jusqu’alors sans que l’on puisse en tirer du sens. Roeg inclut cette idée d’une compréhension / perception impossible dans sa scénographie et dans sa mise en scène en nous imposant régulièrement dans les cadre des obstacles visuels, statue, barreaux venant boucher la vue, comme la poussière dans l’oeil de l’amie de la médium qui l’empêche soudainement de voir. La médium justement est aveugle, mais elle est douée de claire-voyance, incapable cependant d’interpréter ses visions, de les placer sur la ligne de la temporalité.

Les canaux vénitiens semblent s’étendre à perte de vue et cette petite silhouette rouge plongée dans les ténèbres l’on peine à la distinguer, d’où l’usage régulier du zoom pour tenter de l’isoler dans le cadre mais, comme John, que voyons-nous vraiment ? Les reflets dans l’eau me jouent-ils des tours ? C’est, encore une fois, cette perte de repères, ce doute presque hyperbolique quant à ce que me parvient par mes sens, qui crée une angoisse profonde, est-ce le contexte qui m’amène à m’attarder sur des détails qui m’auraient paru totalement anodins sans cela. On est irrémédiablement perdu au cœur de ce qui fait à mes yeux l’essence du fantastique, l’inquiétante étrangeté, ce vertige absolu naissant d’un point de vue porté sur la réalité très / trop légèrement biaisé, qui ouvre dès lors une porte sur une frontière entre réalité et imaginaire, mais qui est, en elle-même, un territoire qui n’admet pas de frontières, je ne suis pas sûr d’être très clair sur ce coup-là !

Pour revenir à notre difficulté à comprendre ce que nous regardons, la séquence à mes yeux la plus incroyable est celle nous donnant à voir John et Laura (Julie Christie) faire l’amour qui aura donné de sacrées sueurs froides à la censure britannique. Un sublime exercice sur le montage alterné (magnifiée par le fond sonore minimaliste de Pino Donaggio), soit le couple s’adonnant à une étreinte passionnante et passionnée, filmée longuement et sans concession, alternée donc avec des plans les voyant s’habiller / se rhabiller pour partir au restaurant ; ici il est complexe de se repérer temporellement et, encore une fois, notre regard, et de fait notre compréhension / perception de la séquence est confrontée à un obstacle qui n’est autre que le montage alternée lui-même en tant que procédé, mais également ce qu’il montre et ce qu’il cache, des corps nus, capturé par l’oeil de la caméra sans détour, mais que l’on voit progressivement se recouvrir à mesure que l’on approche du point culminant de l’acte.

Dernier élément qui me permettra de conclure tout en résumant tout ce que j’ai écrit plus haut, la séquence d’introduction pose d’emblée magistralement la note d’intention du film, mais cela, nous ne le saurons qu’au regard du climax, à ce moment le film nous intime à regarder a posteriori. Je vais ici donc invoquer le titre anglais Don’t Look Now, – ne regarde pas tout de suite – , nous découvrons le film sans véritablement comprendre le sens de son avertissement, le titre impose donc comme tout ce qu’il contient, une incompréhension et il n’est en conséquence pas perçu (cela nous ramène à notre brève incursion husserlienne) ; en réalité, il nous conseille de regarder les choses plus tard, comme à l’échelle du récit, John devrait prendre conscience de sa capacité à voir ce qui arrivera plus tard, cependant pas certain que cela aurait changé les choses tant nous sommes face à une approche tragique. Dit autrement, il conviendrait de regarder la première séquence après le climax, pour enfin la voir, la comprendre, la percevoir donc. Nous cherchons nécessairement à tirer la compréhension de l’histoire qui nous est contée de sa chronologie qui s’écoule du passé vers le futur, et Roeg ne nous laisse nullement le choix de voir les choses autrement, il fixe notre attention sur cela, tout en nous prévenant et en distillant des indices révélant le truc pour de nouveau faire usage d’un vocabulaire magique. Nous interprétons les pré-dictions comme des souvenirs, nous plongeons la tête la première dans le point de vue de John, c’est là le génie du film de Roeg, nous immerger dans une incapacité totale à comprendre des images qui nous sont projetées, au même titre que son personnage principal. Nous retrouvons ici exactement la même situation qui nous est présentée dans la première séquence de meurtre de Profondo Rosso de Dario Argento (1975), dans laquelle, Marc Daily (David Hemmings), un américain à Turin (John et Laura sont, rappelons-le, des anglais à Venise), pénétrant le premier dans l’appartement de sa voisine, la médium Helga Ulmann (Macha Méril) fraîchement assassinée par un tueur mystérieux, va découvrir un étrange tableau qu’il ne comprend pas, et nous avec lui, et dont nous ne saisirons le sens clé que lors du climax, rendant ainsi effective sa perception jusqu’alors impossible.

Que penses-tu de cette angle d’attaque ? Et quel serait le tien ?

Salut Romain,

Ton amour pour Don’t Look Now est partagé et c’est avec plaisir que je le revois. C’est un fascinant voyage dans les images que nous entreprenons par un jeu de résonances, d’échos et parfois de coïncidences. J’ai aussi fait la connaissance de Don’t Look Now et du cinéma de Roeg il y a une petite dizaine d’années. J’en ai tiré une appréciation extrêmement similaire. Mais la résonance dans notre dialogue ne s’arrête pas à notre relation commune à certaines œuvres mais également aux relations qu’entretiennent les œuvres entre elles. Nous savons choisis nos œuvres sans nous concerter et pourtant, il y a clairement une ligne, ou au moins une cohérence des motifs. Sautons à pieds joints dans cette flaque de sens, peut-être que cela rendre plus clair les eaux troubles de la conscience que nous explorons. Les premiers plans de La Chute de la maison Usher et de Don’t Look Now sont presque les mêmes. Il y a cette présence aqueuse et ces reflets propres à l’héritage gothique. Il semblerait que Nicolas Roeg soit un pratiquant du cinéma du diable, lui aussi. On peut aussi penser que c’est inhérent au matériau qu’adapte les deux cinéastes. Deux écrivains gothiques, Edgar Allan Poe et Daphné du Maurier. Comme si la translation de la littérature au cinéma se devait de mettre en avant un rapport fluide à la matière des arguments narratifs ou aux glissements des motifs d’un art à l’autre. Mais surtout il est évident que les cinéastes nous signalent que nous entrons désormais dans un monde de formes troubles, d’encyclies, de reflets, de ricochets. Comme tu l’as bien décrit, c’est le monde de l’esprit, des rêves, des souvenirs et des visions. Je ne peux donc que souscrire pleinement à ton idée et ton ressenti quand tu dis qu’il y a un rapport de prestidigitation, une misdirection. Dès les premiers plans, nous sommes décontenancés par cette omniprésence aqueuse, ces jeux de reflets qui par un raccord entre l’eau et le feu (donc la lumière) vont jusqu’à séparer l’image en deux dès les premières minutes. Tout est déjà là, le dehors et le dedans, le présent et le passé, le regard découpé par le temps dans les brassements abyssaux des désirs refoulés ou inachevés. Cette matérialité presque ésotérique va inonder l’œuvre, et comme tu l’as bien décris, va nous empêcher de percevoir clairement ce qui pourtant est devant nous depuis le début. Il y a bien sur du Argento, mais l’adaptation de Daphné du Maurier nous pousse comme dans un mouvement mimétique à voir le passé de la genèse de Don’t Look Now et son futur. Car s’il ne faut pas regarder tout de suite, pas encore, on peut constater que Nicolas Roeg s’inscrit dans les traces de Hitchcock en adaptant du Maurier, qui a écrit Rebbeca et Les Oiseaux. Et que quelques années après lui, dans son futur, Brian de Palma et Paul Schrader feront Obsession en 1976. Œuvre qui troque la Rome labyrinthique de Argento et William Wilson ou la Venise des immortels de Shakespeare ou Thomas Mann pour Florence, ville des (re)naissances artistiques et des (re)morts symboliques. Tu nous rappelles bien tout ça dans ton analyse des l’utilisation de la ville. Les canaux sont les cheminent étroit de la raison dont Roeg peuple de fantômes pour mieux effectuer son tour de la ville comme un tour de la vie, c’est bien un cycle. Celui de toutes les prophéties autoréalisatrices, mais celui de la matière qui irrigue la ville comme le corps humain, ces liquides qui ne font que tourner sans début et sans fin en nous et en dehors de nous. C’est peut-être ce que John doit accepter, c’est peut-être même ce dont il doit se pardonner, d’exister, comme je crois signifie l’origine hébraïque du nom « Jean » en français. La manière dont Roeg nous fait ressentir ce vertige est justement par le décentrement de notre regarde de l’illusion principale du flot du temps, sa linéarité. Si la sinuosité de Venise nous fait comprendre que les canaux comme des lignes qui se croisent et se superposent nous semblent respecter un sens, c’est en réalité l’eau qui est à l’intérieur qui les définit, et de manière cyclique comme le dirait Verlaine, elle n’est jamais tout à fait une, jamais tout à fait la même. Il touche l’inquiétante étrangeté que nous chérissons tous les deux, cette forme rouge qui hante l’œil de John n’est jamais tout à fait une autre, jamais tout à fait la même. Pourtant depuis les premières minutes de l’œuvre, elle est dans notre œil comme dans le ciel. Elle a même séparé l’image en deux à sa première apparition. Si de manière intuitive on pense que c’est d’espace dont il s’agit quand apparaît ce Split-screen, c’est la le génie de Roeg. Ce qui a été séparé ce n’est pas l’espace de l’image, c’est son temps.

Si nous avons démarré cette conversation sous l’influence philosophique, il se pourrait que pour continuer nous ayons besoin de l’aide de l’influence poétique. La clairvoyance, le don qui s’y rapporte, était à l’époque de l’invention de la photographie et du cinéma souvent l’apanage des médiums, occultistes, sorciers et sorcières de villages. Ce don a aussi été attribué par une sorte de glissement symbolique aux poètes comme une résurgence d’une idée antique, les symbolistes et les poètes romantiques les plus fiévreux tout comme parfois les écrivains gothiques (la collusion entre les deux en France est visible par le fait que Baudelaire ait traduit Poe par exemple) ont été affublé de ce don à leur époque mais aussi par les lecteurs du siècle qui a suivi. Le passé et le futur semblaient les désigner comme des êtres dont la sensibilité et la lucidité face à au chaos de la matière brute du vivant leur donnaient une capacité de description impressionnante du réel mais surtout de prospective. L’une des grandes opérations du XIXème siècle par la logique industrielle et scientifique a été justement d’externaliser ces capacités dans des machines, opération aussi bien démocratique que mercantile. Avant seule une poignée de nanti pouvait reproduire les formes et les éclats du vivant sur des toiles, seule une poignée pouvait peindre mais seule une poignée pouvait commander ou acheter les peintures. La photographie a démocratisé, industrialisé et marchandé ce geste car elle l’a dépersonnalisée. La reproduction n’était donc plus le fait d’un être exceptionnel ou d’un don que possédait un artiste, elle était le fait d’une machine qui par des jeux de lentilles, de miroirs et de captations de la lumière pouvait rendre compte des formes du réel. Et ce n’est donc pas un hasard, si comme dans une reproduction de la Renaissance italienne, ces questionnements quand ils se font dans la fiction se déroulent en Italie, Rome, Florence ou Venise. Les lieux ou se sont joués les enjeux de la production et la reproduction esthétique moderne en Occident, les parties les plus décisives. Beaucoup d’écrivains, de peintres et donc de cinéastes comme pour capturer les fantômes de ce moment ou s’est joué la tension entre technique/industrie et art, dualité fondamentale des tous les arts mais surtout du plus récent, le cinéma. Néanmoins la clairvoyance échappe à son externalisation. C’est là ou la fin du XIXème siècle s’ouvre la brèche des poètes que j’ai cités mais aussi des écrivains de science-fiction qui dans la même logique ont substitué à une tradition mystique, les connaissances et les réflexes de la méthode scientifique pour eux aussi tenter d’occuper cet espace qui n’était pas encore aliéné, celui de l’anticipation, de la prédiction, de la vision. Pour comprendre l’étendu de ce qui se joue, nous devons encore une fois imiter le mouvement de l’œuvre et remonter le cours du temps comme un fleuve pour que le passé nous montre des images du futur. Si le XIXème siècle rejoue par certains aspect la Renaissance Italienne, cette dernière rejouait l’Antiquité, et la Rome Antique rejouait la Grèce Antique.

Quand il s’agit de clairvoyance, une grande partie de la mythologie grecque est parvenue jusqu’à nous. Celle qui m’intéresse ce sont les Moires. Les divinités du Destin, et d’une certaine idée du temps. Il y a en a trois, Atropos (la finalité/la forme – qui coupe le fil du temps/vie), Clotho (la tisseuse – qui tire le fil du temps/vie) et Lachésis (la mesure – qui définit la longueur du fil du temps/vie). Si je les invoque, c’est que Nicolas Roeg semble les invoquer peut-être dans leur version romaine des Parques, quand il saisit le cinéma dans sa matérialité. Tout comme les Moires, il met en scène le destin par les moyens du cinéma, la narration (Atropos), la captation et les compositions de la lumière (Clotho) et, bien sûr, le montage (Lachésis). Il va plus loin encore dans cette division trinitaire, qui pourrait être celle de la captation/regard, puis de la projection et enfin de la réception. Dans la malléabilité que propose le cinéma, Roeg rejoue avec l’idée du temps à un niveau mythologique, ce qui nous donne l’impression que le cinéma lui-même, serait finalement la machine qui pourrait lire le futur. Le cinéma serait préscience car il tisserait le temps avec des fils de lumière. J’insiste sur l’idée de matière car si l’eau semblait pour les écrivains une belle allégorie de la conscience humaine, pour les cinéastes elle rappelle surtout le fonctionnement de la caméra, par captation de la lumière, réflexion, diffraction. Nicolas Roeg est au fait de tout cela, lui qui a mené une carrière de chef opérateur aussi fascinante que sa carrière de cinéaste. Dans ce glissement vertigineux, ce cache les visions qui dépassent la raison. C’est là, je crois, la clairvoyance de la machine. Des flashforward pour des flashbacks, mais dans les eaux du flux de la pellicule, ce ne sont que des images, des visions dont l’ordre anarchique rappelle le chaos cosmique qu’elle tente de contenir !

Roeg explorera d’ailleurs ces questions métaphysiques dans Walkabout ou dans l’Homme qui venait d’ailleurs, avec l’être cosmique par excellence, David Bowie. Ton analyse de la scène de sexe que je partage au même degré d’appréciation me rappelle que dans la séquence qui la précède il y a des images significatives. Le couple est dans la salle de bain, John est devant le miroir et on voit qu’en réalité il y a deux miroirs qui se font face dans la pièce. Cela cause un effet de répétition infini, presque une figuration de l’effet Doppler nous rappelant que comme l’eau, la lumière peut épouser les propriétés d’une onde car c’en est une. John est nu face à des répétitions infinies de lui-même puis c’est au tour de Laura de faire la même chose en sortant du bain. Évidement on se dit que c’est le doute du deuil qui les ronge et les diffracte, avant que l’acte sexuel les unisse puis le montage nous signale que cette union est une illusion comme tu l’as bien décrit. Il y a quand même quelque chose d’autre dans ce moment de vertige, c’est que les deux personnages voient l’entièreté de leur corps en une image. Ce qui est impossible par la perception organique, par l’œil, est possible par la superposition de deux images, deux reflets. Ils voient leur face et leur dos en même temps. Leur unicité n’est alors pour eux comme pour nous qu’une image. Si le désir peut faire exister les corps dans le même plan dans la séquence d’après la déchirure qui a eu lieu au début du film leur rappelle qu’ils sont rongés par quelque chose de plus profond. C’est la vision de la mort. Les perceptions autant que les prédictions ont pour limite la mort. On pourrait formuler ce paradoxe de manière suivante, il y a deux choses que l’on ne peut réellement percevoir, la mort et soi-même. Le seul moyen de se voir dans son entièreté de manière unique serait depuis le monde des morts qui est justement invisible. Le plan de la salle de bain qui précède tout ça, quand Laura est seule, est filmée en plongé depuis le haut. Qui la regarde ? Dieu ? un fantôme ? la caméra ? nous ? ou peut-être qu’elle se regarde elle-même comme un souvenir ? Ta conclusion est parfaite à cet égard, nous comprenons le sens de tout ça et les limites de nos perceptions face au tableau, au miroir, que nous renvoie la mort. John tentait de la fixer, de l’attraper de son regard, toujours dans un coin de son œil, une tache sur la réalité. Comme un glaucome, elle a rétréci son champ de vision, jusqu’à révéler le punctum impossible. Le risque de celui qui en est prisonnier comme du deuil ou de la finalité, est la cécité. On y échappe de peu. Comme le titre nous l’indique, ce n’est pas qu’il ne faut pas regarder maintenant, c’est que l’on ne peut pas véritablement percevoir le présent, seulement les fantômes du passé avec les lumières des visions de futur. Entre les deux, il faudrait faire attention à ne pas se perdre dans la recherche vaine du now, ce moment d’éternité qui détermine l’horizon de nos sens, comme la vacuité du sens.

Correspondances octobrales #1

Avec Romain Raimbault, nous avons décidé de continuer un dialogue que nous avions commencé dans Microciné autour de Carpenter. Romain m’avait invité dans un série d’émissions que Samir lui avait permis d’organiser. Je l’invite donc à mon tour pour continuer la conversation à l’écrit. L’idée des lettres vient de références communes, mais surtout pour adapter notre discussion à la tradition fantastique littéraire qui contient de fameux épisodes épistolaires que ce soit Dracula de Bram Stoker ou bien les correspondances de Lovecraft. Mais c’est tout pour tenter de rejoindre le geste de Alan Moore dans Providence. Ce dernier met en scène un proto-Lovecraft, Robert Black, qui entretient des correspondances, que le lecteur lit comme des doubles des images qu’il vient de voir. En réalité plus en s’enfonce dans Providence plus ces lettres prennent la forme non pas de doubles, mais d’ombres.

Et c’est un peu ce que nous tentons de rechercher avec Romain, l’ombre qui nait de l’obstacle qu’est le regard du spectateur face à la lumière des images. Je tenais aussi à avoir Romain comme interlocuteur dans cette expérimentation car c’est un magicien et un professeur de philosophie, il est donc le plus apte à tenter ce tour de l’esprit. Bien sur ça nous permet également un style plus libre, mais aussi une écriture plus emphatique.

Nous avons décidé de publier un échange par semaine durant le mois, et les deux derniers le 31 et le 01, pour un total de 6 échanges comme 6 recommandations d’œuvres de cinéma qui nous tiennent à cœur. On commence ce soir avec mon premier choix, la Chute de la Maison Usher de Jean Epstein !

La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein (1928)

Salut Romain,


D’abord, merci de m’accompagner avec ce dialogue à travers les images de nos œuvres fétiches. Tu te demandes probablement : « pourquoi cette œuvre comme première étape de notre exploration ? ». Il y a plusieurs raisons interchangeables. Elle permet de faire le lien entre les origines de ce dont nous allons discuter, le cinéma d’horreur/épouvante/fantastique, et la transformation de tout cela au gré des évolutions esthétiques ou des cinéastes. Le lien entre Edgar Allan Poe et Jean Epstein, du texte à l’image, est donc la première raison. Non pas dans une étude comparée des deux œuvres mais dans l’appropriation de motifs. Car c’est ainsi que Epstein présent son œuvre, elle est inspirée des « motifs » de Edgar Poe. Une autre raison serait la singularité de l’esthétique de Epstein et le basculement dans une forme d’abstraction dont on voit les prémices. Une autre serait formulable de la manière suivante : si la photographie est contemporaine du romantisme, du gothique, de l’ère du soupçon en philosophie, du spiritisme, du siècle révolutionnaire et j’en passe. Le cinéma est contemporain de la bande dessinée, de l’industrialisation de la guerre, de l’essor de l’ampoule et de l’utilisation domestique de l’électricité. Tout un tas de trucs qui ont changé la perception du réel d’une partie de l’humanité, du moins c’est ce qu’on aime bien ce dire. C’est surtout que le cinéma est contemporain de l’une des errances philosophiques majeures, la phénoménologie. Je ne dis pas errance de manière péjorative, c’est que le modèle de cette pensée pousse à des réflexions erratiques. Et pour lier à mes raisons précédentes, il y a dans la phénoménologie, une sorte de continuité des intuitions gothiques et romantiques avec une rigueur scientifique, énième tentative d’équilibrer la raison et l’entendement. Le monde serait phénomène et subjectivité. Je ne souscris pas totalement à cette idée, mais je reconnais sa pertinence dans les arts et dans l’analyse esthétique. Notamment Merleau-Ponty et Levinas. C’est aussi par ce prisme, que l’on peut retrouver puis perdre, Jean Epstein. Néanmoins, je ne vais pas me lancer dans une analyse stricte sous le prisme de cette philosophie. La dernière raison pour La Chute de La Maison Usher, c’est que par une sorte de hasard étrange, les deux auteurs liés à cette œuvre sont ceux par lesquels j’ai découvert le potentiel de leurs arts respectifs quand j’étais plus jeune. Les deux ont justement ouvert mes perceptions sur la littérature, le cinéma et sur l’idée même de perception. Pour le dire plus simplement, j’admire les deux artistes et leur œuvre. Voilà pourquoi nous allons nous plonger dans cette œuvre en particulier !

Des les premiers plans, il y a deux choses qui me touchent. Ce plan fugace ou l’on aperçoit une flaque et donc un reflet. Puis ce bar qui semble être déjà contaminé par un mal qui serait le texte. Sur les murs, il y a des inscriptions. L’eau est un élément important du cinéma de Epstein, je vais donc mettre le lieu commun bachelardien sur la table. Il y a bien sur une logique onirique dans la présence aqueuse et dans sa capacité à réfléchir autant que matière polymorphe. Nous sommes déjà des les premiers plans dans cette logique réflective, de dualité, propre à la rêverie ou à la folie. Tout comme le tout premier plan qui nous montre qu’un homme a du mal à marcher sur la boue, la matière du réel n’est pas si accessible, il est difficile d’être un dieu. Pour le bar, les mots sur le mur puis l’effroi sur le visage des hommes présents quand le nom « Usher » est prononcé atteste bien le passage du texte à l’image. Nous ne sommes plus chez Poe, nous sommes chez Epstein. Les mots deviennent figures. Et les figures nous dévisagent comme dans l’antichambre de l’antre de la folie. Il y a aussi ce truc étrange auquel, j’ai pensé, on dirait les lieux communs du slasher ou avant d’aller dans la cabane ou autre, le groupe de jeunes fait face à des locaux qui leur signal le danger à venir d’une manière ou d’une autre. Peut-être que cette scène serait l’esquisse de toutes les autres. Mais plongeons un peu plus profondément.

Lorsque les personnages et surtout Roderick réalise qu’il y a une forme de magie à l’œuvre. Alors que les personnages sont tous dans le salon (qui en plus ressemble à une sorte de paysage mental tellement il est vide et abstrait), il y a un cut et on voit le vent au ralenti dans les rideaux. On voit également des livres. Des vagues. Comme si la compréhension intuitive, l’épiphanie d’un au-delà, dérègle l’espace-temps. Le sol se dérobe sous nos pieds comme chez ceux du héros car nous n’avons aucune idée ce qui se passe à ce moment. On assiste béat à cette suite d’image hallucinée qui recompose le rythme de l’œuvre avant de revenir à sa logique précédente. D’ailleurs ce qu’on voit n’est pas vraiment hallucinée, c’est du vent et de l’eau. Comme si les remous des éléments constitutifs de la réalité contenaient le mystère de la situation. Comme si la vie, les forces du vivant, dépassaient notre compréhension. Plus tard dans l’œuvre quand Roderick prend conscience, par une sorte d’intuition encore une fois que la mort n’est pas la fin. Ou qu’il n’y a pas eu de mort. La caméra se colle à son visage qui devient flou. Au premier plan flou, il est déconnecté du monde. Mais par un procédé assez impressionnant son corps semble bouger dans l’espace (un peu comme ce plan de Spike Lee ou souvent les personnages avancent mais on ne les voit pas marcher comme si leur corp était sur un tapis roulant). Des lors, on sombre dans une crise qui se conjugue à la première personne du singulier. Nous perdons pieds autant que le héros. Chose étonnante, Epstein utilise bien sur les idées des expressionnistes allemands dans ses décors et son traitement des corps mais aussi des impressionnistes français à la Germaine Dulac. Il pousse à bout les deux dispositifs, les faits s’entrechoquer, une image du manoir difforme et une image abstraite de la mer ou d’un arbre au ralenti. On est poussé en tant que spectateurs dans un monde de sensations car depuis le plan de la flaque d’eau, le sens nous échappe, il s’est enfui de l’autre côté du miroir. Epstein va même jusqu’à sortir de la perception humaine pour épouser celle des animaux, des crapauds, des oiseaux et d’un chat. Et plus on avance plus les éléments grondent, non pas comme un courroux mais comme une sorte d’invocation. Le feu de la cheminée, le vent des rideaux, l’eau du lac et de la pluie, la boue et les arbres. Ils vont insuffler la vie à la jeune femme ou pousser le héros à la folie lui donnant à voir ce qu’il désire, même si c’est impossible. Epstein justement comme un grand artiste gothique ne tranche pas, il multiplie les pistes, les intertextualités, le magnétisme, l’hérédité, le tableau, les livres. La plasticité de l’esprit devient petit à petit celle du film, la carte de l’arbre généalogique fait écho au plan récurent de l’arbre devant le manoir. Il sait qu’après le point de rupture, il n’y a plus de raison à donner, car elle est à jamais perdue. C’est l’amour qui vient confondre la singularité à tout l’univers. Le dernier plan est d’ailleurs celui du cosmos. Ils sont unis par-delà les étoiles.

Je crois qu’il y a dans cette esthétique de Jean Epstein, l’idée profonde du basculement. Bien sûr c’est évident pour les deux personnages, surtout quand on nous montre la mort puis la résurrection. Mais ça va plus loin. Epstein lui-même va partir dans une démarche de plus en plus radicale ou il va tenter de rendre compte du monde par le cinéma, cet outil qui dépasse l’entendement. Et qui serait le mieux à même de capter les choses comme elles sont. Roderick ce grand aristo, fin de race, comme pourrait le dire Lovecraft est perdu. Epstein le montre comme il est, totalement perdu. Mais ce que l’on trouve, nous, ce sont les images du futur d’autres gens perdu. En tant que spectateur de 2023, comment ne pas penser à Tarkovski devant les ralentis de la chute de la femme ou du vent dans les rideaux ? Comment ne pas penser à Argento quand soudain le point de vue quitte le regard humain pour épouser celui d’un chat ou de crapauds métaphoriques ? Comment ne pas penser à Lynch devant ces décors enfumés ou la présence humaine serait une anomalie ? Et surtout comment ne pas penser à Sam Raimi quand la caméra épouse le point de vue du vent comme d’une entité maléfique ? Tous ces cinéastes mettent en scène la rupture de la conscience sur elle-même par des chemins singuliers, mais ils se pourraient que comme Robert Johnson à la croisée des chemins, ils aient rencontré le diable. Le cinéma du diable.

Que penses-tu de cette plongée chez Epstein ? Et est-ce que c’est un bon début pour notre exploration qui ira aux confins des images de l’esprit humain ?


Cher Kephren,

Avant toute chose, merci à toi pour ta confiance, de m’avoir convié à cet échange qui promet d’être des plus enrichissants ! Et, pour ouvrir le bal de ce mois d’octobre, mois si particulier et cher à mon cœur tu t’en doutes, pour des raisons horrifiques bien sûr, quel plaisir tu nous offres en nous amenant à nous pencher sur cette génialement curieuse plongée chez E. A. Poe capturée par l’œil machinique, pour citer Vertov, de Epstein ! Difficile de ne pas succomber face à une œuvre qui contient en elle quelque chose de l’essence même de l’inquiétante étrangeté, concept freudien dont je ne cesserai de louer la grande pertinence dans le domaine artistique. C’est que Epstein, dans l’oeuvre qui nous intéresse aujourd’hui, La Chute de la Maison Usher, fait naître le fantastique non d’un ajout superficiel fait à la réalité avant son impression sur pellicule, mais de ce que le cinéma, dans un mouvement témoignant d’une forme de mystique technique, peut révéler de la réalité qu’il emprisonne dans son œil, libérant ainsi, paradoxalement, le fantastique ; c’est finalement à une formidable mise en abîme que s’adonne Epstein en reprenant les motifs de l’auteur du Chat Noir, Le Portrait Ovale en particulier, Roderick, comme le cinéaste, saisissant à travers son art et sa spécificité, cette énergie vitale invisible faisant soudainement ressentir la réalité du spectateur vidée de toute essence, comme si la peinture pour le protagoniste, ou le cinéma pour Epstein, s’en était allègrement nourri pour vivre.

Tu en parles à merveille dans tes dernières lignes : l’étrangeté réside avant tout dans le pouvoir du cinéma qui, par par son jeu de construction, de déconstruction et de reconstruction d’images semblant dès lors venir d’ailleurs (de l’au-delà par exemple dans notre cas), par ses mouvements, par sa capacité à dilater le temps, par son cadre nécessairement signifiant au-delà même de toute considération esthétique, permet à l’indicible de se dire !

Certes, il y a l’expressionnisme allemand qui infuse certaines séquences pour extérioriser l’intériorité des personnages dans des décors révélant d’emblée leur facticité plastique et imméditament leur vérité émotionnelle, mais le plus incroyable demeure ses instants où le temps paraît s’étirer à perte de vue, ces inserts ralentis sur le balancier de la pendule nous projetant innexorablement dans la psyché de Roderick, nous en livre à la fois sa perception par essence singulière de la réalité, qui est en même temps une forme de vérité objective de son état d’esprit à ce moment du récit ! Que dire de cet étrange travelling arrière épousant les efforts du cortège transportant le cercueil de Madeline : nulle tentation du beau, du stable, du parfaitement cadré, bien au contraire, les à-coups sont visibles parce que tout cela véhicule du sens, la caméra, sa manipulation, raconte quelque chose d’évident au premier regard, le filmage est étrange et inquiétant non parce qu’il l’est par nature mais parce qu’il révèle et incarne ce double distordu de la réalité.

Tu cites ce travelling au raz du sol, il m’a évidemment évoqué Evil Dead de Sam Raimi et ses visions hallucinantes nous conviant à devenir les yeux du Mal tapi dans la forêt et s’éveillant à la suite de l’imprudence des lecteurs du Necronomicon ! Dans Evil Dead, le démon est de façon on ne peut plus directe, le cinéma ! Et ce dernier est donc, au sens propre, le fantastique, comme dans Halloween de John Carpenter, c’est la mise en scène, la façon de filmer Myers qui révèle le fantastique qui s’exprime en lui. Pas besoin de mots, tout est dans les images qui sont irrémédiablement signifiantes, ne laissant nulle place à plusieurs interprétations. Chez Epstein, tout se passe ainsi : je le répète, le fantastique, c’est la caméra, c’est le cinéma usant de toutes ses capacités, de ce qu’il permet, de ce qu’il est ! Ce vent qui parcourt continuellement le château, soulevant les épais rideaux, dans l’oeil de la caméra et enfermé dans le cadre de façon précise, semble doué de volonté ; pour revenir sur ces étranges travellings au sol, comme le fera Raimi plus tard, ils donnent l’impression d’une présence surnaturelle de laquelle nous aurions investi le regard. Dès lors, tout semble mystérieusement habité, habité par le cinéma et sa propension, non pas à truquer le réel, à le modifier, mais à révéler ce qui est déjà là, offrant ainsi au regard des spectateurs, son double, très / trop légèrement différent, et c’est justement au cœur de ce qui fait que cela est très / trop ressemblant mais pas suffisamment pour être identique, que se niche l’inquiétante étrangeté et l’hésitation, au sens todorovien, qui naturellement en découle !

Je continuerai de la même façon en parlant du travail sur le ralenti qui nous donne à percevoir une réalité altérée par la capacité du cinéma à jouer avec le temps, en ralentissant le défilement de la pellicule, les mouvements et expressions des personnages nous semblent dès lors ne plus correspondre à ce que nous connaissons, nos yeux n’étant pas capables de ralentir le mouvement de la réalité évidemment. Seul le cinéma peut nous faire découvrir ce point de vue sur la réalité, ce qui apparaît lors de la projection existe bien pourtant, puisqu’il s’agit d’une étape, d’une partie invisible à l’oeil nu et magiquement visible grâce à l’oeil de la machine. Nous avons encore à faire à ce double de la réalité que nous présente le cinéma, un double qui ne nous trompe cependant pas sur celle-ci, qui au contraire nous entretient de ce qu’elle est vraiment ! Par le ralenti, la caméra capte toutes les nuances et étapes d’un mouvement, d’un visage s’abandonnant à la tristesse, au désespoir, à la peur, de façon à ce que nous comprenions ce qui est mais que nos yeux nous empêchaient de voir jusqu’alors. Je ne sais plus où j’avais lu cela, et malgré mes recherches durant la rédaction de cette réponse, je ne suis pas parvenu à retrouver l’article proposant cette terminologie, je prie donc à son auteur.rice, si d’aventure il passe par ces contrés de bien vouloir m’excuser de ne pas l’avoir cité.e : il y a chez Epstein une forme d’ontologie cinématographique, qui le mène à nous montrer ce qui est grâce à ce que la technique cinématographique permet et, encore une fois, la fantastique naît de sa surprenante contemplation qui vient brutalement trancher avec ce que nous sommes malheureusement trop peu capable de voir, de percevoir !

Pour finir, je souhaite revenir sur le rapprochement avec Sam Raimi : en 1981, on assiste dans Evil Dead à la naissance d’un langage cinématographique, l’auteur crée sa propre grammaire filmique pour raconter son histoire. Il s’établit dans un cadre narratif, multipliant des motifs horrifiques classiques, mais dans un contexte qui très vite, ne l’est plus du tout et le deviendra immédiatement, et surtout, il va narrer tout cela à l’aide d’une nouvelle approche du langage du cinéma qui devient le bogeyman qui traque et possède ses personnages. Il me semble que dans La Chute de la Maison Usher, il y a de cela, une approche foncièrement expérimentale, dans laquelle tous les moyens cinématographiques sont bons pour raconter une histoire, la forme n’est pas une fin en soi, elle doit servir le récit coûte que coûte, se plier à lui. Ce n’est pas à la narration d’entrer dans le cadre technique, mais à la technique de se loger dans ce qui est raconté, quitte à ce que l’on doive la renouveler, inventer une nouvelle façon de faire du cinéma, pour que celui-ci puisse absolument dire ce que lui seul peut et doit dire !