Avant-dernier échange avec l’ami de l’automne Romain Raimbault ! Un peu plus long que d’habitude avant l’ultime conversation de cette correspondance !
Salut Romain,
Nous voici déjà à l’avant-dernière lettre de ce premier dialogue octobral. Chose notable, il semblerait que par le choix de nos œuvres qui couvrent le siècle du cinéma, nous bouclions une boucle. Comme si dans les tréfonds des œuvres fantastiques et d’horreurs, nous ne pouvions trouver que les mouvements cycliques qui constituent la réalité, dans ce qu’elle a de plus troublant. Nous avons commencé avec les perceptions et les paysages mentaux, nous n’en sommes jamais réellement sortis. Dans la foret de l’esprit, la brume nous indique la tombée de la nuit ou l’arrivée du jour. A Cure for Wellness semble cristalliser tout cela. J’ai choisi cette œuvre car je la considère comme l’une des œuvres gothiques les plus passionnantes de ce siècle, en plus d’avoir une appréciation certaine pour l’œuvre de Gore Verbinski. Il parvient à perpétuer un mouvement dans ce qu’il a plus subversif et en même temps d’y apporter une maitrise qui exacerbe le trouble inhérent au genre. Mais surtout c’est un cinéaste radical qui n’abandonne jamais la noirceur des idées qu’il met en scène au profit d’un budget ou d’un impératif commercial. Gore Verbinski, pour le dire dans le langage marchand, fait des œuvres à pertes, dans l’industrie hollywoodienne qui serait assez fou pour plonger son spectateur dans les abysses de l’âme après avoir travaillé pour Disney pendant une décennie. Après avoir assombri Disney durant une décennie. Car je ne vais pas m’étendre sur le sujet, mais ses Pirates des caraïbes touchent quelque chose de juste pour les gens qui connaissent les caraïbes et légendes liées à la mer. Chez nous, et ceux depuis la traite négrière, la mer est une entité mystique qui avale les hommes, leurs rêves, leur futur. C’est une étendue qui est peuplée de vie dont on ignore les formes, mais aussi de cadavres qui sont nos semblables. Il y avait de tout cela dans ses pirates des caraïbes, car le folklore marin à cette particularité que l’ombre de la mort est plus exacerbée que dans d’autres, car entre la mer et la mort, il y aurait simplement une histoire d’o.
Elle règne en maitre et ses caprices nous font passer du rêve au cauchemar, d’une minute à l’autre la tempête pouvait dévoiler un paysage dont la beauté n’avait d’égal que la désolation causée, Gore Verbinski parvenait à rendre toute cette mystique caribéenne de manière très juste. Si l’implicite était bien sur l’esclavage, Gore Verbinski nous faisait ressentir que face à cette entité, l’humanité entière n’était qu’une esclave qui la célébrait pour la liberté qu’elle leur accordait autant qu’elle la craignait pour la solitude qu’elle leur imposait. Avec a Cure for Wellness, on passe de la mer à l’eau. De l’idée romantique à la matière gothique.
Dès les première secondes nous retrouvons le cinéaste que nous avions laissé dans un maelstrom, une décennie auparavant. Une comptine susurrée par la voix d’une jeune femme nous invite, et soudain se dévoile devant nous des formes gigantesques dans une pluie verdâtre. Ce sont les édifices à l’aura antédiluviennes de l’inquiétante métropole de Gotham, que dis-je ? ce sont les buildings de New-York sous une pluie battante. Ces monolithes provoquent déjà un sentiment oppressant voire de sublime. Cette émotion typique du romantisme et de la littérature gothique qui est réservée à la révélation que l’on ressent devant la beauté du monde. Pourtant ce n’est pas de nature dont il s’agit, ce sont des buildings, des bâtiments. Les hommes que nous sommes, nous prosternons et craignons, nos propres créations qui désormais percent le ciel comme des temples d’une divinité inconnue, d’une civilisation inconnue. Un homme reçoit une lettre, le sceau de la lettre porte comme symbole le caducée. Sauf qu’au lieu que ce soit des serpents entremêlés, on réalise plus tard dans l’œuvre que ce sont des anguilles. Mais nous y reviendrons. Devant ses écrans qui montrent des stats et des graphiques qui nous laissent deviner qu’il travaille dans la finance ou dans une grande entreprise, l’homme boit un verre d’eau. Alors que nous venons de voir le ciel nuageux, un aquarium, et l’eau en gros plan, l’homme s’écroule avec comme meurtrier, l’eau. Puis nous suivons le jeune Lockhart dans un train à travers les Alpes suisses. Le train se réfléchit sur lui-même, du moins la caméra nous montre que le train se double. Lockhart lit une lettre qui nous décrit ce que l’on comprend comme l’échec de la culture occidentale, l’aliénation du monde contemporain, l’égoïsme que cultive cette culture face au monde et entre les individus. Introduction épistolaire, récit rapporté ou retrouvé, nous sommes en terrain connu. C’est bien de gothique dont il est question. Mais pas n’importe lequel, celui des origines, celui qui veut retourner aux origines. Le train ne nous ramène pas seulement dans les Alpes suisses, il nous ramène dans la Suisse de l’été 1816, ce moment ou l’histoire de la littérature, peut-être même de l’humanité occidentale fut changé à jamais. Ce lieu qui contient la naissance de Frankenstein par Mary Shelley. Ce train c’est le cinéma de Verbinski qui va retrouver ses origines dans les eaux des montagnes suisses pour rencontrer son créateur, sa créatrice.
Comme un avertissement, nous savons désormais où nous mettons les pieds. Dans le gothique dans ce qu’il a plus de plus vertigineux, insidieux et corrosif. Car il coule comme l’eau de l’esprit sur les roches de la rationalité avant de petit à petit les éroder comme le reste dans la vacuité qu’elle pensait avoir vaincu en s’érigeant comme monument. Plongée dans les eaux troubles ou la lumière de la raison ne peut les atteindre, les statues meurent aussi.
Le train-miroir nous indique qu’un voyage dans le temps est possible lorsqu’on infléchit la conscience sur elle-même. Dans les paysages alpins règnent les formes de l’eau cristalline, liquide, vaporeuse et solide. Devant ces perpétuels changement, l’idée d’une grandeur humaine s’annule, et les montagnes comme des axis mundi, vont appuyer le fait que l’homme est bien peu de chose. Mais que l’eau ruisselle en lui comme sur le flanc de la montagne, et c’est en ça, qu’il ferait partie de quelque chose de plus grand. Ainsi va la logique gothique du microcosme et du macrocosme. Que le mouvement intérieur soit identique au mouvement extérieur car c’est le même, celui de l’eau.
Dans la voiture qui l’emmène au centre, le chauffeur comme une réminiscence d’un passeur qui guiderait un homme pendant une traversée parle à Lockhart. Ce dernier exprime les raisons de sa venue, sur la vitre du chauffeur, seul sa montre se réfléchit sur la fenêtre. En descendant, Lockhart lui indique « 20 minutes max ». L’hôtesse lui indique qu’il est en retard. Il regarde sa montre, suisse bien sur, et il demande de déroger à la règle. La femme lui répond, « there are no exception ». En sortant de l’accueil, un groupe de vieux joue au scrabble, Lockhart sur de lui trouve le mot « Absolution ». Il décide, encore une fois, de devenir l’exception en allant voir l’un des responsables dans son bureau. Dans le bureau trône des têtes empaillées de cerfs, et Lockhart se voit refuser sa requête. Il part agacé par les refus. Soudain un cerf se met sur la route et force le chauffeur à l’accident. Le cerf est dans plusieurs culture le roi de la foret voire un dieu, il est l’incarnation de la puissance divine de cet espace que les hommes fuient, mais aussi des cycles de la vie que les hommes fuient également, du moins l’humanité dont nous discutons depuis le début de cette œuvre. Quand il est entré dans le bureau du responsable avant l’accident, nous l’avons vu entré à travers un plan en grand angle sur les yeux d’un cerf mort. L’objectif accentue la courbure de l’image et donne une emphase au symbole circulaire. Le monde dans lequel Lockhart est plongé existe dans l’œil d’un dieu mort. Comme nous en discutions sur notre lettre à propos de Dont Look Now, l’accident est porteur de vision. Lockhart comme le spectateur voit le futur pendant un bref instant, des flashs nous montrent des images indifférenciées du passé, du présent, d’ailleurs au même moment et du futur. La clairvoyance s’offre à ceux qui sont frappés par l’absurdité de la mort. D’ailleurs qui a réellement ces visions, Lockhart ou sa mère qui pousse son dernier souffle ? C’est un monde dans les yeux d’un dieu mort. L’absolution est le pardon de dieu, dans le christianisme il se fait à travers des rituels, le sacrement de pénitence et de réconciliation. Comment se réconcilier avec un mort ? quelques secondes avant l’accident, Lockhart aperçoit la figure de Mia Goth. Nous voyons qu’il la voit à travers la fenêtre de la voiture ou le corps de la jeune femme se superpose au visage de ce dernier sur la vitre, comme s’il n’existait que dans le même cadre ou qu’il était le seul à la voir. A son réveil dans le centre, sa montre est arrêtée.
L’eau abolit les frontières et s’infiltre partout sous toutes les formes. Elle se déplace en nous comme sur l’ensemble de la planète. Elle est là vie elle-même. Elle réfléchit, infléchit et diffracte la lumière. Elle conditionne notre rapport à la réalité dans ses fondements, du ciel réel à celui des idées, l’eau contient les deux infinies. L’œuvre épouse ses propriétés, les échelles des objets sont transformées, un œil aussi gros qu’une tête. Des corps coupés selon des proportions bizarres dans la piscine du centre. Une lumière diffuse qui épouse des couleurs artificiels. Le bâtiment lui-même suit une architecture familière mais étrangère d’un autre espace-temps et la ramène au présent. Entre Art nouveau et Art Deco, les mouvements qui marquent la fin du XIXeme siècle et le début du XXème siècle, avec des résurgences de motifs gothiques qui avaient pour but de remettre des formes organiques dans les constructions humaines pour lutter contre la géométrie utilitariste et aliénante des révolutions industrielles, et de l’urbanisation massive des grandes capitales occidentales. Il s’agissait de simuler, de faire des constructions comme des miroirs dont la géométrie abstraite reproduirait le chaos organique du vivant. Car l’industrie savait produire le même, mais le vivant lui, est multiple et varié. Dans le steam bath, Lockhart semble surpris justement devant cette variété des corps nues qui s’offre à lui. La nudité révèle aussi l’empreinte du temps sur les corps, alors même que le temps est figé pour lui. Nous divaguons avec lui dans les couloirs vaporeux, dans un espace ou il n’y a plus de temps, dans un temps ou l’espace ne suit plus aucune logique. La première rencontre avec le personnage de Mia Goth joue à l’extrême ce motif de labyrinthe en fractales, en résonances, en ricochets, en ondes. Il y a un jeu de réflexion avec l’eau ou le bas se confond avec le haut. Mais on comprend la folie de la situation quand la jeune femme donne son nom en conclusion de la scène, Anna. C’est un palindrome. Le début et la fin sont indissociables, il n’y a pas de sens. Verbinski va plus loin dans cette dérive fantasmatique et dérangeante. Dans la seconde rencontre de Anna et Lockhart, elle tourne autour d’une fontaine circulaire. Le cercle est bien sur le symbole de l’esprit, Anna est l’obsession de Lockhart. Elle tourne et tourne. Quand elle s’arrête pour lui demander « what would you give me ? » comme pour sceller un pacte. Le plan ou elle se tient pour énoncer la réplique détonne. C’est un faux-raccord souligné par Verbinski car les images qui encadrent ce plan sont dans la même continuité. Anna vient disrupter la grammaire cinématographique, tellement l’obsession de Lockhart envers elle est troublante. Elle est d’abord à la marge dans l’image, mais l’image elle-même est marginale dans la séquence. Elle brise l’ordre de l’œuvre comme si sa présence petit à petit venait éroder la construction que serait la rationalité de la grammaire cinématographique, elle s’immisce dans les visions de Lockhart au bord de la mort avant de retourner son monde. Il lui offre sa figurine de ballerine d’enfance, qu’il a lié à sa mère, mais surtout au fantasme qu’il se fait de ce que devrait être une femme. Il lui transmet et fait passer son délire d’un fétiche à l’autre, un glissement du désir d’une matière à l’autre, d’une échelle à l’autre. Dans l’eau tout est diffracté. Et elle est comme l’eau, insaisissable.
L’œuvre est aussi insaisissable, elle oscille entre des images rémanentes et une structure hauntologique. On peut voir dans Anna, et dans le choix de Mia Goth, un fantôme de Nastassja Kinski dans To The Devil a Daughter de Peter Sykes. Dans le piège que fomente le directeur du centre, on pense à Corridor of Mirrors de Terrence Young. Ce centre qui trône au milieu d’une petite ville et la surplombe rappel par certains aspect le château de Dragonwyck. Et Verbinski dit lui-même être inspiré par la montagne magique de Thomas Mann à l’écriture du scénario. Dans ce brouillard de références, notre vision est pourtant claire. L’utilisation des possibilités du numériques pour éclaircir l’image, et tenter des jeux avec une lumière basse tout en gardant une très haute définition nous empêche de détourner les yeux. Nous sommes perdus pourtant tout ce que nous voyons, nous apparait avec une clarté et une lucidité écrasante. La qualité ultra nette des images nous oblige à tout voir, à tout percevoir. Comme le dit l’homme que Lockhart était venu chercher dans le steam bath, nous étions aveugles. La caméra va nous redonner la vue dans un vertige familier sur l’inquiétante banalité du réel. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus banal que l’eau ? Ces plans sur les corps, les yeux, les visages, les dents. Sur ce pollen qui flotte dans les jardins. Toutes les « imperfections », les détails, et les singularités des peaux, nous n’échappons à rien. Nous avons même le droit à la photo au rayon X. La caméra est clinique, les images sont chirurgicales. Verbinski nous confronte aux textures et à la matière dans sa bizarrerie. Quelle fascinante attraction provoque en nous du désir dans un agrégat de matière que l’on appelle corps, quelle drôle d’expérience que celle d’avoir un corps, quelle étrange aliénation commune que d’exister ! Tout est là pourtant quelque chose nous échappe. Lockhart va devoir mourir et renaitre pour le comprendre. La clarté de la matière contient la clé de cette errance intemporelle. « there’s something in the water ».
L’expérience de la mort permet de faire advenir Lockhart à lui-même. Il peut assumer son désir et son être car il est sur de sa propre existence. L’œuvre se divise à ce moment comme si Lockhart explorait une vision féminine là ou la première heure nous imposait une vision masculine. Son double féminin, Anna devient le sujet de l’œuvre lorsqu’ils quittent le centre, dont le portail avec le symbole de caducée sépare les anguilles. Le caducée est l’emblème de la médecine comme pharmakon mais aussi celui des polarités opposées, comme masculin et féminin. Le caducée est aussi le bâton du dieu Hermès, qui conduit les hommes en enfer mais qui est aussi dans la tradition ésotérique le détenteur de la tradition alchimique. Durant leur escapade dans le monde de la matière, les deux protagonistes sont ramenés à la fragilité de leur existence sociale mais aussi physique. Lockhart est un yuppie, un éclopé qui ne peut meme pas lire. Anna devient un objet de désirs. Dans ce bar et dans cette étable se rejoue un jeu de miroir, ou les considérations métaphysique du sanatorium sont évacuées pour nous faire ressentir l’angoisse du présent. Un jeu de prédation ou la vie serait la cible. Lockhart se révèle être un gamin et Anna, la vierge, une petite fille. En dehors de leur prison dorée, les deux ne sont pas aptes à vivre dans la société, par mépris pour l’un, par dépit pour l’autre. La destruction des dents de Lockhart le fait également voyager dans le temps, car il révèle le visage aux atours enfantins de Dane Deehaan. On lui rappelle qu’il doit rester docile, à sa place, d’enfant dont il faut prendre soin contre gré. Enfance qui nous est signalée comme traumatique car elle est l’image de la mort de son père par suicide. Deuil insurmontable, insupportable. Pulsion suicidaire paternelle, fétiche maternel, l’illusion traumatique est la prison dans la prison. Anti-oedipe deleuzien, Sanatorium foucaldien. Surveiller et punir les schizophrènes dont le capitalisme a besoin pour perdurer. Les hallucinations schizophrènes révèlent qu’il y a effectivement quelque chose dans l’eau. L’éclopé était en fait un faux cyclope qui marchait avec un œil marché en faisant croire qu’il était borgne. Psychosomatique, délire, traumatisme ; le dieu en chacun de nous est incompréhensible certains diraientque ses voies sont impénétrables. « A man cannot unsee the truh ».
Quelle entité a le pouvoir de créer des fictions à notre mesure ou on l’on trouverait du réconfort à se lover dans la souffrance ? la maladie était un écran qui conditionnait la réalité. Lockhart comme nous tous, doit apprendre à marcher sur ses deuxjambes. La vision est un don et une malédiction.
La modernité qui accouche d’un individu mort-né ou malade est doublée par le capitalisme qui tends à corrompre le réel dans ses fondements. Si l’eau est pourrie, si elle est corrompue par la vermine, c’est l’ensemble du vivant qui opère une lente, pénible et douloureuse décomposition jusqu’à sa disparition. Les anguilles sont ce mystère, est-ce que tu savais que malgré la fascination que ces étranges créatures provoquent depuis l’antiquité, nous ne savons pas comment les anguilles se reproduisent ? Nous n’avons jamais assisté à la reproduction des anguilles, cette présence sous-marine avec des facultés uniques. C’est un secret. Celui que partage les élites capitalistes également. Surtout quand elles tentent d’échapper aux conséquences des actes qu’elles orchestrent depuis les tours de Gotham. L’immortalité est le fantasme d’un capitalisme et d’un individualisme qui ne se plierait pas aux lois de l’existence. La langue allemande présente dans l’œuvre nous rappelle deux choses en filigrane. Le succès de la logique capitaliste, impérialiste et industriel avait un nom, le nazisme, l’horreur du nazisme. Ces gens qui n’ont rien fait d’autres que d’aller au bout de la logique de ce système qui avait bouleversé le siècle précédent. Ces monstres qui ont utilisé les innovations comme des armes dans le Sanatorium géant que fut l’Allemagne de 1933 à 1945. La deuxième chose, c’est qu’une autre figure allemande avait déjà prévenu de ce funeste destin, Faust. L’horreur qu’incarne le véritable visage du directeur du Sanatorium est celle de l’homunculus, cet homme en bouteille, ce monstre froid qui n’a d’humain que la forme. Qu’est-ce que le monstre de Frankenstein si ce n’est un homunculus dont l’existence serait du non plus à des principes alchimiques mais bien à des considérations scientifiques ? l’autre trace germaine est bien sûr, celle de Freud, qui a sorti l’esprit d’une prison pour tout de suite le mettre dans une autre. Les œuvres gothiques ne font que suivre la voie de Faust, figure qui a défriché un chemin, celui que les écrivains et cinéastes tentent d’éclairer en mettant chacun leur lumière singulière, dans le but de rendre plus clair l’obscure expédition de la conscience- monde. Un chemin que l’on arpente dans la solitude de la lecture ou dans les cavernes sombres des salles de cinéma, à nos risques et périls. Il n’y a pas de connaissances sans danger, il n’y a pas d’expériences sans risques.
Wellness, est le bien-être, est cet idéal qui dans un mythe bourgeois nous ferait croire qu’il y aurait un état de bonne santé possible dans un monde corrompu. Verbinski a bien compris qu’à l’époque du développement personnel, des coachs à porter d’écrans, et des injonctions à la performance, cette idée de wellness était une nouvelle doctrine de l’entité qui nous fout la tête sous l’eau polluée. Elle serait justement cette grande clinique qui nous ferait miroiter l’immortalité du corps. Mais la caverne faustienne contient une double révélation, comme les deux voies du gothique. L’une sur les femmes et leurs corps, l’autre sur les hommes et le corps des autres. Cette entité c’est bien sur le capitalisme qui comme une vapeur vient pourrir les murs de nos existences, nous offrant une violence qui nous ronge à l’instar de moisissures. Elles noircissent la conscience par l’obsession maladive de la maladie. Le capitalisme comme un substitut d’un père, patriarcat incestueux pour Anna, masculinité castratrice pour Lockhart. « I will always be there for you » dit le directeur de la clinique à Anna après l’avoir drogué en lui offrant une robe. Difficile de se sevrer du fétiche de la marchandise. Elle apparait comme une divinité pour nous réconforter dans l’interminable deuil de l’innocence perdue. Dans ce grand ballet des opposés, des symboles et des aliénations, il nous manque un élément. Si l’eau est omniprésente, Lockhart est le seul à porter le feu. Par sa cigarette, et surtout lors du climax. Il détruit le bal bourgeois par le feu des célébrations ancestrales. Celui du savoir, celui de l’absurde vérité, celui que Lucifer porte aux hommes, celui dont le cinéma est la dernière émanation. Le monstre n’était pas la création mais le créateur. Le Prométhée moderne comme le sous-titre de l’ouvrage phare de Mary Shelley. La maladie industrielle était déjà le constat des écrivains gothiques du XIXème siècle qui ne pouvaient que tenter de décrire les immondices de l’organisation capitaliste du monde en la confrontant aux visions antiques, aux folklores, aux monstres comme des miroirs de la monstruosité bien réelle. Ils ont contaminé l’eau de la vie et l’on transformé en véhicule de mort.
Alors que nous avons déjà sombré dans « les eaux glacées du calcul égoïste », nous devons désormais la boire. Pourtant le doute subsiste comme le veut la tradition fantastique. Lockhart a déverrouillé son cœur, et choisit de refuser le retour à la ville pour un retour à la vie. Mais l’eau à l’intérieur comme à l’extérieur, l’amour de Lockhart envers Anna n’est-il pas son ultime aliénation égoïste ? Il sourit de toutes ses dents. Le bien être est une illusion, et pourtant. Alors qu’il se dirige désormais vers le foret, il nous faut préciser ceci. Lockhart est un nom qui vient de l’ancien anglais, à l’origine il signifie, « cerf de la foret ». Pour notre dernier texte nous nous dirigeons également vers cette foret, terre inconnue ou les hommes doivent faire face aux inquiétants bruits des autres êtres vivants autant qu’au silence du monde. L’euphorie de cette ultime expédition provoque aussi en nous ce bien étrange sourire. Ainsi mon ami, je te laisse dévoiler ce que tu as aperçu dans ces vapeurs, ces brumes, ce brouillard !
Salut Kephren,
Très beau choix de ta part que ce très étrange A Cure For Wellness, qui, tu l’exprimes à la perfection, constitue presque une synthèse en même temps que le bouclage de notre boucle épistolaire tentant de porter un humble point de vue sur le cinéma fantastique et horrifique en quelques morceaux choisis ! Gore Verbinski est un auteur pour le moins iconoclaste au cœur de l’industrie hollywoodienne.
Les trois premiers épisodes de la franchise Pirates des Caraïbes, le remake américain du Ring de Hideo Nakata, le très curieux film d’animation Rango, Verbinski semble avoir su se glisser dans plusieurs cadres contraignants qu’il n’a pourtant cessé de subvertir jusqu’au point de rupture violent et douloureux que tu évoques à merveille, Lone Ranger ! Ces quelques exemples piochés de façon non exhaustive dans sa filmographie peuvent donner une impression d’inconsistance, d’un apparent manque de cohérence, peut-être même d’une forme d’opportunisme, mais il y a, si l’on prend le temps de l’explorer véritablement une vraie démarche d’auteur au cœur d’une carrière finalement bien plus riche et profonde qu’il n’y paraît au premier abord. Avant d’en venir à l’œuvre dont tu m’entretiens aujourd’hui, prenons un autre exemple qu’il apparaît relativement simple de mettre en balance avec A Cure For Wellness pour témoigner de la démarche singulière du réalisateur, de sa façon très personnelle d’épouser un motif, horrifique dans notre cas, pour mieux s’en soustraire tout en offrant au cinéphile du grain à moudre et au consommateur ce qu’il est venu chercher.
En 2002, il se trouve donc à la barre du remake de Ringu de Hideo Nakata, The Ring, un film étonnant et très réussi qui, avec le The Grudge de Takashi Shimizu tourné au Etats-Unis quelques années après son nippon Ju-On, constitue à mes yeux le meilleur exercice de refaisage, si tu me permets cette horrible traduction produisant un atroce néologisme, d’une œuvre asiatique et ici japonaise, aux USA, à l’époque où cette mode était en pleine explosion ! Gore Verbinski parvient, et c’est déjà extrêmement fort, à s’approprier une structure narrative, et, dirons-nous, un pur concept et à le faire sien, à produire du sens dans un contexte culturel radicalement différent, mais aussi et surtout à le raconter, à l’aune de son propre langage cinématographique encore en construction. Chez Nakata, l’horreur est minimaliste, prend racine dans un quotidien japonais banal, au cœur d’un Tokyo aliéné et aliénant, la caméra est quasi tout le temps fixe, et l’inquiétante étrangeté jaillit de ces plans d’ensemble et de demi-ensemble représentant une réalité terne, double, dans laquelle une silhouette, une présence absente se cache : on ne la voit pas nécessairement mais elle est bien là, et lorsque quelque chose enfin semble émerger de l’image, l’on ne cesse de se demander si l’on a bien vu ce que l’on pense avoir vu. Et puis il y a également ces très gros plans sur un rideau de cheveux noir, humide, sur un œil révulsé, cette vhs maudite au contenu cryptique, diffusant des images perturbantes que n’aurait certainement pas renié Bunuel, et soudain, la sidération, sourde et discrète, mais puissamment signifiante ! Verbinski ne cherche pas à copier-coller cette tradition du kaidan-eiga mêlée à la modernité d’un cinéma d’horreur japonais ayant renaquis du corps mutant du Tetsuo, The Iron Man de Tsukamoto, il fait un effort créatif considérable en l’adaptant véritablement, s’immerge certes dans sa rythmique si particulière de la peur, mais la sert avec des images et représentations autres, plus occidentales : le film est indéniablement plus spectaculaire, joue la carte d’une sidération plus explicite, mais toute aussi vertigineuse, pour preuve cette ahurissante séquence dans laquelle un cheval, pris de folie sur un ferry, se jette à la mer, séquence à laquelle la mort du cerf dans A Cure For Wellness fait curieusement écho. Chez Nakata, le fantastique todorovien est maître, le vertigeréside dans l’indécision métaphysique ; chez Verbinski, cette hésitation n’est très vite plus permise, et l’horreur se révèle cependant vertigineuse parce qu’elle apparaît un avenir imminent, imprévisible et inéluctable qui ne cesse de clamer son existence de façon tonitruante dans le présent !
Et l’eau, me diras-tu, puisque tu en as déjà savamment parlé, elle baigne la pellicule (comme pléthore de films de l’auteur), de l’eau croupie du puits à la mer. Comme tu le dis très bien orthographiquement et sémantiquement cette mer est si proche de la mort ; comme cette dernière, elle remplit dans notre existence, biologique et psychique, symbolise autant un passage d’un état à un autre, d’un monde à celui qui s’étend sous lui, qu’une surface qui réfléchit et révèle. Nous le verrons, dans A Cure for Wellness, elle est véritablement un écran de cinéma sur lequel se projette une réalité d’un autre temps, d’un autre monde, fait coexister dans le cadre plusieurs temporalités, les synthétise. Pour terminer sur The Ring, version américaine, Gore Verbinski y fait déjà preuve d’un sens de l’esthétique horrifique unique et fulgurant, dilatant l’espace au sein du cadre, en travaillant sur les lignes de fuite et sur les déformations produites par des angles de caméra peu conventionnels, des plongées et contre-plongées parfois excessives, pour créer des espaces familiers dans lesquels les proportions ne correspondent à rien de ce que nos yeux nous donnent à voir ! Mais ici, il n’est pas question de disserter sur The Ring, mais bien sur A Cure for Wellness.
Le premier plan qui me marque définitivement la rétine, c’est ce train-miroir lancé à pleine vitesse dans les montagnes suisses, qui devient littéralement un écran. C’est amusant combien cette image convoque en moi L’Arrivée du train en gare de La Ciotat des Frères Lumières, œuvre qui provoqua, dit-on, la terreur des spectateurs en 1896 : de ces premières projections d’un train, c’est ici littéralement le train qui devient l’écran de cinéma, qui révèle déjà tout du funeste destin du protagoniste, ce vers quoi, avec lui, nous allons inexorablement, et ce de quoi nous ne pourrons revenir ! Ce plan boucle avec le final dans lequel Lockhart sort des souterrains et découvre l’incendie du château se projetant dans le reflet des fenêtre du bâtiment lui faisant face : comme nous le disions plus haut, le reflet ouvre sur une autre temporalité, deux cent années plus tôt, qui, dès lors, coexiste avec celle dans laquelle nous nous trouvons. Encore une fois quelque chose se projette dans les surfaces réfléchissantes qui révèle une vérité, une prise de conscience et nous donne à interpréter autrement ce qui se déroule sous nos yeux. De la même manière, quand Lockhart décide de repartir du spa avant l’accident, il aperçoit pour la première fois Anna, sur la corniche, au sommet du bâtiment, une pure apparition, l’émanation, nous l’apprendrons plus tard, d’un passé tragique, un écho persistant dans le temps qui ne prend forme que dans ce double de la réalité, réunissant de nouveau deux époques. Et pour cause, Anna tisse le lien entre ce qui fut, ce qui est, et ce qui sera, au point d’incarner pleinement cette continuité entre le sujet se reflétant et le sujet reflété : le palindrome. Comme dans The Ring, la surface réfléchissant la réalité (l’écran de la télévision et l’eau sombre du puit), est définitivement prise de conscience, ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit le lieu du jaillissement du fantastique : une bonne partie de la lettre de Pembroke questionne justement la conscience de soi, le fait que celle-ci soit la conséquence d’un retour sur soi, de son dédoublement dans le but de se prendre comme son propre objet d’investigation. Toute réflexion est amenée par un acte de contemplation du sujet par lui-même, comme face à un miroir, résultant donc de ce dédoublement. Lockhart, pour penser comme tu l’as fait la symbolique derrière son nom, a le cœur verrouillé (lock-h(e)art), si tu me permets ce jeu de mot : il est l’émanation de cette société capitaliste confondant individualisme et égoïsme pathologique, et narcissisation nécessaire à la survie de l’individu au cœur de l’instance sociale (pour faire un détour freudien) ; il est cet être aliéné par le système, n’ayant de cesse de chiffrer le réel pour avoir l’impression de le contrôler, pourtant lentement digéré par ses monolithes de bétons s’élevant vers les cieux pour atteindre le territoire des dieux, se substituer à eux !
Entre les buildings et le château au sommet des Alpes suisses, il n’y a finalement qu’un pas prométhéen, et surtout une seule et unique punition pour avoir fait preuve de tant de vanité.
Dès que Lockhart pénètre l’institut, après une référence on ne peut plus claire au Shining de Kubrick annonçant déjà le caractère totalement cérébral du bâtiment, on est immédiatement plongé dans un Eden dont on ressent inexorablement le malaise d’un dévoiement ayant déjà eu lieu : l’abject, pour citer Julia Kristeva, tapi sous le verni de la quête d’un bien-être illusoire parce que, dans une dialectique baudriardienne, système hors du système qui est finalement assujetti de plus belle au système, et dont l’on constatera très vite le processus essentiel à l’horreur du Return of the Repressed si cher à Robin Wood. A ce titre, une séquence me déstabilise à chaque visionnage, celle de l’immersion dans la cuve, parce que mine de rien, nous avons déjà croisé cela quelque part dans l’une de nos précédentes lettres, celle consacrée à Nightwish, autre œuvre nous plongeant dans les fantasmes de ses protagonistes et nous mettant aux prises avec quelques wet dreams : Lockhart est immergé dans une cuve d’eau pour un soin très freudien, il est surveillé par un infirmier. Alors que dans les ténèbres aquatiques il est soudain assailli de toute part par des anguilles, le montage alterné nous confronte à l’inattention du surveillant trop occupé à se masturber devant une soignante venue attiser sa libido. Au terme de ce moment d’horreur glaçant et éminemment pervers, liant Eros et Thanatos, fantasme pervers et régression presque fœtale dans un lieu de fait apaisant, un refuge, devenant soudainement une prison peuplée de créatures visqueuses riches en symboliques diverses, l’on ressort comme Lockhart, profondément déstabilisé, pas certain que nous ayons vraiment assisté à ce à quoi l’image nous a confrontée ! Dès lors, l’eau, d’une transparence cristalline, apaisante, nous délestant du poids de notre corps (duquel le film ne cesse de nous entretenir en nous le montrant nu, vieillissant, blessé ou se désagrégeant, pénétré de toute part et donc violé) devient ce par quoi le Mal advient. Le retour à la mère que Freud convoque lors du rêve aquatique devient instantanément vicié et vicieux, incestuel et incestueux.
A Cure for Wellness est un fabuleux jeu sur l’inversion des valeurs ! La maladie, est le remède, car sans maladie nul besoin d’un remède ! L’horreur émane donc logiquement de tout ce qui pourrait nous en éloigner, nous en protéger : les anguilles, renvoyant, tu le dis très bien, au caducée, elles sont le mystérieux traitement permettant d’accéder à la jeunesse éternelle, mais surtout les parasites à la base de ce remède emportant avec eux les patients, les dévorant de l’intérieur. Plaisir et souffrance semble dans la même logique se confondre, se pénétrer et s’interpénétrer ! Le final, ce sourire terrifiant et carnassier qu’arbore Lockart dans cet ultime plan confère au film son incroyable amoralité, son ambiguïté se refusant à toute morale angélique, force avec un sadisme certain et raffiné, notre processus d’identification ! De même, pour continuer ce catalogue non exhaustif du renversement systématique, l’horreur est toujours lumineuse et immaculée, le vice se parant toujours du masque de la vertu, lorsqu’on l’arrache, il n’y a plus rien que la chair meurtrie symptôme immonde du double monstrueusement fragile et en train de mourir qui se cache sous notre peau. Tout est finalement affaire d’une perversion consubstantielle à notre nature, contingente et répugnante, pulsionnelle et inconsciente, de laquelle nous ne pouvons nous défaire. Il n’y a pas de traitement, ou tout du moins nous sommes en quête d’une cure de par notre condition fondamentalement morbide, la fontaine de jouvence ne fait que rendre plus longue et douloureuse notre déjà lente agonie.