Long Day’s Journey Into Night Country

Comme on le pensait, Issa Lopez nous offert l’une des meilleures saisons de la meilleure série de la dernière décennie. Tales from The Loop. En répondant à Fukunaga et Pizzolatto sur à peu près tous les points, elle parvient même parfois à les dépasser. Ce n’est pas une saison miroir, c’est justement une saison polaire qui comble le vide de la polarité inverse à celle de la première saison. Une saison de femmes par une femme dans un genre féminin (gothique) voire féministe. Sauf que Issa lopez dont on reconnait la vision propre aux cultures sudaméricaines n’est pas dans le discours mais dans l’incarnation. Pour que l’on raisonne tout doit d’abord raisonner dans la matière de l’œuvre, la structure narrative, la mise en scène et même les actrices. Elle organise une sorte de grosse boucle qui contiendrait des boucles petites à plusieurs niveaux, certaines doivent cesser d’autres sont inatteignables. Il y a d’abord celle de Jodie Foster qui justement rejoue 30 ans plus tard son personnage de Clarice Starling dans une version brisée, celle qu’aurait pu avoir le personnage de Jonathan Demme si elle évoluait au fil des décennies dans cette police qui la ramène d’abord à son corps pour que puisse exister le corps policier. Il y a le froid polaire qui contraste le bayou de la première saison comme pour englober en une décennie les 4 saisons de la série, comme les 4 saisons des zones tempérées. Il y a ces histoires de luttes amérindiennes, d’exploitations minières, de métissages, de colonisation qui hante les USA comme les personnages et les condamnent à être prisonnier des visions d’un autre temps. Comme pièger dans une usine qui se superpose au monde, la boucle industrielle fait des êtres des entités marchandes qui ne peuvent sortir de la chaine invisible puisque les ouvriers voire les architectes de cette réalité mortifère sont absents du quotidien. Il y a enfin les boucles des relations intimes dans des nœuds quasi-mythologique, tuer le père, composer une famille, accepter la mort comme la vie et plus encore.

Si Issa Lopez peut se permettre de balayer l’ensemble de ces sujets en 6 épisodes, c’est parce qu’avant d’etre une scénariste géniale confirmée, c’est surtout la révélation de son génie de cinéaste. La série commence sur un plan séquence qui sera la boucle, la mécanique qui enclenchera les autres. La cinéaste consciente de son maniérisme le souligne en rappelant que la série s’inscrit plus dans une histoire du cinéma que de la télévision, mais dans une histoire corrompue qui s’est arrêtée aux années 80. Alors que les scientifiques d’une base en Alaska se font poursuivre par une entité qu’ils ne parviennent pas à décrire et que l’on ne voit pas, la télévision de la base se bloque et joue la meme scène de Ferris Bueller en boucle. Issa Lopez elle-même sait qu’elle doit se défaire de cette imaginaire limité. Ainsi sa mise en scène va invoquer Carpenter (nombreuses citations à The Thing comme si finalement c’était la seule chose à sauver des années 80 et à travers lui toute une vision iconoclaste du western), la J-horror (les femmes vengeresse d’outre-tombe sont partagées par les sud-américains comme par les Japonais), Del Toro et le moment gothique hispanophone des années 2000, et bien sur Fukunaga dont elle donne un versant féminin. Hauntologie ? Reverie ? Chamanisme ? tout à la fois, car tout est lié du micro au macro.

Le dernier épisode à ce titre est assez génial. On ouvre des trous pour retrouver la mémoire. Dans une sorte de construction symétrique, les trous de mémoire deviennent des espaces à explorer pour la retrouver. Ils donnent accès à des niveaux comme des dimensions, dans l’espace et le temps, mais aussi dans la conscience. Il se peut que les 6 parties de la saison qui se déroule pendant 15 jours de nuit, correspondent au cycle du sommeil. Plus on s’enfonce, plus les sons et les espaces deviennent poreux. Le sound design qui mélange les voix fantomatiques au vent devient insistant dans cette ultime épisode comme si les sens s’aiguisaient pour nous préparer au réveil qu’est la fin de l’enquête. Deux femmes perdues dans des souvenirs doivent faire le tour de ce qu’elles sont pour se réveiller. Elles ont passé toute une nuit sans savoir, et ce sont les lumières de la nuit qui les réveillent. Issa lopez travaille cette poétique de la nuit, on pourrait meme dire poïétique de la nuit tellement la série semble se rejouer pour déjouer ce que l’on pensait, mais ce qui encore une fois était là depuis le début visible par la lorgnette, le judas, de la grande histoire qui contient toutes les petites. Trou dans les portes de la perception.

L’autre chose passionnante, c’est l’angle fascinant par lequel elle détourne la boucle et les trous au cœur des autres itérations de True Detective. Deja car elle prend la logique de la série à l’envers, là ou commence par une interview (car la série est en réalité un récit rapporté dans la majorité des saisons) les autres, elle conclut par une interview, un rapport. L’autre chose c’est bien sur le rapport des détectives entre eux, si la série met toujours en scène des duo opposées, elle met en scène un duo complémentaire par une étrange démarche. Navajo et Liz sont en réalité mis en scène comme des personnages masculins. C’est là ou s’immiscent deux autres cinéma petit à petit dans la série, celui de Ridley Scott et celui de Cameron. Issa Lopez met en scène ces deux femmes policières comme des hommes policiers. Navajo par exemple reproduit tous les lieux communs du flic désabusé, elle va chez son amant seulement pour le sexe et le réconfort, elle est un père pour sa soeur, et elle se comporte comme une figure protectrice pour les autres femmes. Mais surtout elle est hantée par son passée militaire en Irak et par sa culture amérindienne qu’elle renie jusqu’à ce que son aliénation la pousse dans les gouffres de culpabilité. Liz est également un père de substitution pour son jeune collègue qui souffre d’un père abusif, la chef de la police de la petite ville. Les deux femmes incarnent deux formes de masculinités comme le seul moyen d’exister dans un monde d’hommes celui du corps policiers/militaires mais aussi dans le désert froid d’Alaska comme une négatif des déserts arides de la conquête de l’Ouest. Ce sont les fantômes de la masculinité comme hégémonie culturelle des rapports sociaux aux USA qui rongent ces deux femmes qui pour avoir le malheur de la performer au quotidien en payent le prix, celui de refouler ses faiblesses, ses émotions, ses désirs. Il ne reste que la domination et la frustration qui conditionnent l’ensemble de leur rapport au monde et à la société. Deux femmes qui dans une sorte de mouvement circulaire explorent le temps d’une nuit le spectre de la masculinité comme une impasse infranchissable. De l’autre coté de la nuit, des femmes entres elles, qui n’ont jamais accepté cette ordre du monde luttent à leur tour dans un combat qui a commencé il y a probablement 5eme siècle. Les polarités opposées sont en réalité portées par des corps similaires. Il y a une sorte d’homoérotisme masculin incarné par des femmes. La série va même jusqu’à suggérer la recomposition du duo de détective en une famille nouvelle ou les deux femmes qui ont brisé la boucle, transcendé le cycle se situent au-delà du genre.

Comme toutes les œuvres gothique féminines depuis un siècle voire plus Issa Lopez reconduit les éléments du genre. La subjectivité singulière propre à l’expérience féminine du monde. Au sens de la matière du corps des femmes. Contraintes par des cycles, et donc conscientes de ceux qui dépassent l’horizon coercitif capitaliste. La magnifique scène d’accouchement dans l’épisode 03 (ou 4), mais surtout la scène de l’aurore boréale. Car les lumières étranges d’un tel évènement rappellent surtout que dans ce jeu de motifs, de trous, de cercles, de boucles. Le 1er jour de l’année correspond à la révolution, à la fin du cycle de la terre autour du soleil, et les aurores boréales rappellent que cette dernière est ronde par ses pôles magnétiques. Il suffit de regarder en haut pour découvrir l’évidence du destin commun de l’humanité. Les lâches comme les scientifiques de la base regarde en bas, et tienne bien fort le couvercle qui les protège de la lumière du soleil qui éclaire les crimes nécessaires à la machine capitaliste, comme de son courroux dont ils sont à l’origine. Et l’esthétique incisive de Issa Lopez trouve son acmé quand la preuve ultime s’avère etre la traces glacées d’un doigt coupé, d’une femme mutilée. La preuve était là depuis le début dans le corps des rêveuses d’un autre monde pendant la nuit sans fin. L’enquête était en fait de retrouver l’humanité disparue dans un monde d’ombres et de fantômes.

Bref, au lieu de donner de l’argent à Ari Aster et ses problèmes de bites, il faut donner à Issa Lopez. Del Toro au lieu d’aider ton poter suédois (que j’aime bien), aide Issa Lopez ! Egalement, la série est la preuve finale de ce que je raconte depuis une décennie. Issa Lopez vient de la télénovela mexicaine. Dans les années 2000 c’était l’une des meilleures scénaristes et réalisatrices de la télé méxicaine. Comme je me tue à le dire depuis une décennie, la télénovela souffre dans les pays du nord d’une vision assez raciste. Car vous n’en regardez pas, pourtant vous pensez tous que c’est de la merde pour des raisons que j’ignore. Pour nous qui la regardons et qui regardons aussi ce que vous regardez, on sait très bien qu’on a rien à envier aux séries US ou Européennes. La preuve ultime existe désormais, il suffit de donner les moyens et le budget US à une cinéaste mexicaine qui vient du milieu pour qu’elle donne une leçon de cinéma à la télévision. Et donc c’était la seule série US de 2024 pour moi, je vais pas en regarder d’autres car un moment faut arrêter les conneries !

Et pendant qu’on regardait ça, Chelsea Wolfe a sorti un album ou elle donne le son de son émancipation comme celui des paysages northern gothic de Issa Lopez.

« This world was not designed for us

And I’ve been punished, I’ve been blessed

Surrounded by living ghosts, you see

I thought I had to swallow them before they swallowed me »

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